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TUFTS COLLEGE LIBRARY.
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JAMES D. PERKINS,
OCT. 1901.
HôJJi^
REVUE
DES
DEUX MONDES
IMPUlMliRIE DE AUGUSTE AUFFRAY,
PASSAGE DU CAIRE , N" 5^.
KEVUE
DES
DEUX MONDES.
TOME HUITIEME.
... " . •
PARIS.
AU BUREAU, RUE DES REAUX-ARTS, N" 6.
1832.
TDFTS CGLLBOa
libeaht.
POETES ET ROMANCIERS MODERB7ES
DE LA FllAîVCE.
HT.
LAMARTINE.
De tout temps et même dans les âges les plus troublés, les
moins assujétis à une discipline et à une croyance , il y a eu des
âmes tendres, pénétrées, ferventes, ravies d'infinis désirs et
ramenées par un naturel essor aux régions absolues du Vrai , de
la Teauté et de l'Amour. Ce monde spiiltuel des vérités et des
essences, dont Platon a figuré l'idée sublime aux sages de notre
occident , et dont le Clnist a fait quelque chose de bon , de vi-
vant et d'accessible à tous , ne s'est jamais depuis lors écli])sé
sur- notre terre : toujours, et jusque dans les tumultueux dé-
chiremens, dans la poussière des luttes humaines, quelques té-
moins fidèles en ont entendu l'harmonie, en ont glorifié îa lumière
et ont vécu en s'efforçant de le gagner. Le plus haut type parmi
ceux qui ont produit leur pensée sur ces matières divines, est
assurément Dante, comme le plus édifiant parmi ceux qui ont
agi d'après les divines prescriptions est saint Vincent de Paule.
Pour ne parler ici que des premiers, de ceux qui ont écrit, des
TOME VIH. I
6 REVUE DES DEUX MONDES.
théologiens, théosophes, philosophes et poètes (Dante était tout
cela) , on vit par malheur, dans les siècles qui suivirent, un dé-
membrement successif, un isolement des facultés et fonctions
que le grand homme avait réunies en lui : et ce démembre-
ment ne fut autre que celui du catholicisme même. La théologie
cessa de tout comprendre et de plonger dans le sol immense qui
la nourrissait : elle se dessécha peu à peu , et ne poussa plus que
des ronces. La philosophie, se séparant d'elle, s'irrita et devint
un instruisent ennemi , une hache de révolte contre l'arbre ré-
véré. Les poètes et artistes , s'inspirant moins à la source de toute
vie et de toute création , déchurent du premier rang où ils
siégeaient dans la personne de Dante , et la plupart finirent par
retomber à ce sixième degré où Platon les avait relégués au bas
de l'échelle des âmes , un peu au-dessus des ouvriers et des la-
boureurs. La théosophie, c'est-à-dire l'esprit intelligent et in-
time des religions, s'égara, tarit comme une eau hors de son
calice, ou bien se réfugia dans quelques cœurs et s'y vaporisa en
mystiques nuées. C'est là que les choses en étaient venues au dix-
huitième siècle, principalement en France. Et pourtant les âmes
tendres , élevées , croyant à l'exil de la vie et à la réalité de l'in-
visible , n'avaient pas disparu ; la religion , sous ses formes ré-
trécies, en abritait encore beaucoup; la philosophie dominante
en détournait quelques-unes sans les opprimer entièrement. Mais
toutes manquaient d'organe général et harmonieux , d'interprète
à leurs vœux et à leurs soupirs , de poète selon le sens animé du
mot. Racine dans quelques portions de son œuvre , dans les
chœurs de ses tragédies bibliques , dans le trop petit nombre de
ses hymnes imités de saint Paul et d'ailleurs , avait laissé échap-
per d'adorables accens , empreints de signes profonds sous leur
mélodieuse faiblesse. En essayant de les continuer , d'en faire
entendre de semblables, non point parce qu'il sentait de même,
mais parce qu'il visait à un genre littéraire , Jean-Baptiste éga-
rait toute spiritualité dans les échos de ses rimes sonores : Racine
fils, bien débile sans doute, était plus voisin de son noble père,
plus vraiment touché d'un des pâles rayons. Mais où trouver
l'ame sacrée qui chante? Fénelon n'avait pas de successeur pour
la tendresse insinuante et fleurie, pas plus que Mallebranche
POr.TES CONTEMPORAINS, «J
pour l'ordre majestueux et lucide. En même temps que l'esprit
grave , mélancolique , de Y auveuargues , retardé par le scepti-
cisme , s'éteint avant d'avoir pu s'appliquer à la philosophie re-
ligieuse où il aspire , des natures sensibles , délicates , fragiles et
repentantes , comme mademoiselle Aïssé , l'abbé Prévost , Gres-
set , se font entrevoir et se trahissent par de vagues plaintes ;
mais une voix expressive manque à leurs émotions ; leur monde
inte'rieur ne se figure ni ne se module en aucun endroit. Plus
tard, Diderot et Rousseau, puissances incohérentes, eurent en
eux de grandes et belles parties d'inspiration; ils ouvrent des
jours magnificpies sur la nature extérieure et sur l'ame ; mais ils
se plaisent aussi à déchaîner les ténèbres. C'est une pâture mêlée
et qui n'est pas saine que la leur. La raison s'y gonfle , le cœur
s'y dérange, et ils n'indiquent aucune guérison. Ils n'ont rien de
soumis ni de constamment simple : la colère en eux contrarie
l'amour. Cela est encore plus vrai de Voltaire , c{ui toutefois dans
certains passages de Zaïre, surtout dans quelqucs-mies de ses
poésies diverses, a effleiué des cordes touchantes, deviné de se-
crets soujîirs, mais ne l'a fait qu'à la traverse et par caprices ra-
pides. Un honnne, un homme seul au dix-huitième siècle, nous
semble recueillir en lui , amonceler dans son sein et n'exhaler
qu'avec mystère , tout ce qui tarissait ailleurs de pieux , de lucide
et de doux , tovit ce qui s'aigrissait au souffle du siècle dans de
bien nobles âmes; humilité, sincérité parfaite, goût de silence
et de solitude , inextinguibles élancemens de prière et de désir ,
encens perpétuel , harpe voilée , lampe du sanctuaire , c'était là
le secret de son être , à lui ; cette nature mystique , ornée des
dons les plus subtils, éveille l'idée des plus saints emblèmes. Au
milieu d'une philosophie matérialiste envahissante et d'un chris-
tianisme de plus en plus appesanti , la quintessence religieuse s'é-
tait réfugiée en sa pensée comme en un vase symbolique, soustrait
aux regards vulgaires. Ce personnage, alors inconnu et bien ou-
blié de nos jours, qui s'appelait lui-même à travers le désert
bruyant de son époque le Robinson de la spiri/ualilc, que M. de
Maistre a nommé le plus aimable et le plus élégant des théoso-
phes, ci'éature de prédilection véritablement faite pour aimer,
pour croire et pour prier , Saint-Martin s'écriait , en s'adressant
8 UEVUE DES DEUX MONDES.
de bien loin aux lioiumes de sou temps, dans ce langage fluide
et coiniue ini{)iégné d'ambroisie, qui est le sien : « Non, lionnne,
« objet cher et sacré pour mon cœur , je ne craindrai point de
« t'avoir abuse' en te peignant ta destinée sous des couleurs si
« consolantes. Regarde-toi au milieu de ces secrètes et intérieures
« insinuations qui stimulent si souvent ton ame, au milieu de
« toutes les pensées pures et lumineuses qui dardent si souvent
« sur ton esprit, au milieu de tous les faits et de tous les ta-
« bleaux des êtres pensans, visibles et invisibles, au milieu de
« tous les merveilleux pbénomènes de la nature physique , au
« milieu de tes propres œuvres et de tes propres productions ;
« regarde-toi comme au milieu d'autant de religions ou au mi—
« lieu d'autant d'objets qui tendent à te rallier à l'immuable vé-
« rite. Pense avec un religieux transport que toutes ces religions
« ne cherchent qu'à ouvrir tes organes et tes facultés aux sour-
« ces de l'admiration dont tu as besoin — Marchons donc en—
« semble avec vénération dans ces temples nombreux que nous
« rencontrons à tous les pas , et ne cessons pas un instant de nous
« croire dans les avenues du Saint des Saints. » N'est-ce pas un
prélude des Harmonies qu'on entend? Un bon nombre des psau-
mes ou cantiques qui composent l'Homme de Désir, pourraient
passer pour de larges et mouvans canevas jetés par notre illustre
contemporain , dans un de ces momens d'ineffable él^riété où il
chante :
Encore un ii^nine, ô ma Ijie I
Un hyni'.iC pour le Seigneur !
Un hymne dans ipon delir. ,
Un hymne dans mon bonheur !
/
Aux soi-disans poètes de son époque qui dépensaient leurs rimes
sur des descriptions , des tragédies ou des épopées , toutes de
convention et d'artifice , Saint-Martin [fait honte de ce matéria-
lisme de l'art :
Mais voyez à quel poinK va votre inconséquence 1
Vous vous dites sans cesse inspirés par les cieux,
Et vous ne frappez plus notre oreille, nos yeux ,
POliTIiS CONTEMPORAINS. C)
Que par le seul lableaii des choses de la terre;
(Quelques traits copiés de l'ordre élémentaire ,
Les erreurs des mortels , leurs l'ausses passions ,
Les récits du passé i quelques prédictions
Que vous ne recevez que de votie mémoire ,
Et qu'il vous faut suspendre où s'arrête l'iiistoirc ;
\ oilà tous vos moyens , voilà tous les trésors
Dont vous fassent jouir vos plus ardens efforts !
Par malheur, Saint-Martin lui-niéme , ce réservoir immense
d'onction et d'amour, n'avait qu'un instrument incomplet pour
se répandre ; le peu de poésie qti'il a essayée , et dont nous venons
de donner un échantillon, est à peine tolérable; bien plus, il
n'eut jamais l'intention d'être pleinement compris. Lié à des doc-
trines occultes , s'environnant d'obscurités volontaires , tourné en
dedans et en haut , il n'est là , en quelque sorte , que pour per-
pétuer la tradition spiritualiste dans une vivacité sans mélange ,
pour protester devant Dieu par sa présence inaperçue , pour prier
angéliquement derrière la montagne d tirant la victoire passagère
des géans. J'ignore s'il a gagné aux voies trop détournées où il
s'est tenu, beaucoup d'ames de mystère; mais il n'a en rien tou-
ché le grand nombre des âmes accessibles d'ailleurs aux belles et
bonnes paroles et dignes de consolation. Il faut, en effet, pour
arriver à elles, pour prétendre à les ravir et à être nonmié d'elles
leur bienfaiteur, joindre à un fond aussi précieux , aussi excellent
que celui de l'Homme de désir, une expression peinte aux veux sans
énigme , la forme à la fois intelligente et enchanteresse , la beauté
rayonnante, idéale, mais suffisamment humaine, l'image simple
et parlante comme l'employaient Virgile et Fénelon , de ces images
dont la nature est semée , et qui répondent à nos secrètes em-
preintes; il faut être un homme du milieu de ce monde, avoir
peut-être moins purentent vécu que le théosophe , sans que
pourtant le sentiment du Saint se soit jamais affaibli au cœur ; il
faut enfin croire en soi et oser, ne pas être Jiuinble de l'humilité
contrite des solitaires , et aimer un peu la gloire comme l'aimaient
ces poètes chrétiens qu'on couromiait au Capitole.
Rousseau , disions-nous , avait eu de grandes parties d'inspi-
ration ; il avait prêté uti admirable langage à une foule de mou-
lO REVUE DES DEUX MONDES.
vemens obscurs de l'ame et d'haimonies e'parses dans la nature.
La misanthropie et l'orgueil qui venaient à la traverse , les per-
pétuelles discussions qui entrecoupent ses rêveries , le recours aux
hypothèses hasardées, et, pour parler juste, un ge'nie politique
et lop ique , qui ne se pouvait contraindre , firent de lui autre
chose qu'un poète qui charme , inonde et apaise. El ^ïs c'était
de la prose ; or , la prose si belle , si grave , si rhythmique qu'on
la fasse (et quelle prose que celle de Jean-Jacques ! ) , n'est jamais
un chant. A Rousseau, par une fdiation plus ou nroins soutenue,
mais étroite et certaine à l'origine, se rattachent Bernardin de
Saint-Pierre, madame de Staël et M. de Chateaubriand. Tous
les trois se prirent de préférence au côté spiritualiste , rêveur ,
enthousiaste , de leur auteur, et le fécondèrent selon leur propre
génie. Madame de Staël se lança dans une philosophie vague sans
doute et qui , après quelque velléité de stoïcisme , devint bientôt
abandonnée, sentimentale, mais resta toujours adoratrice et bien-
veillante. Bernardin de Saint-Pierre répandit sur tous ses écrits
la teinte évangélique du Vicaire savoyard. M. de Chateaubriand ,
sorti d'une première incertitude, remonta jusqu'aux autels ca-
tholiques dont il fêta la dédicace nouvelle. Ces deux derniers,
qui , sous l'appareil de la philanthropie ou de l'orthodoxie ,
cachaient mal un fond de tristesse chagrine et de personnalité
assez amère , dont il n'y a pas trace chez leur rivale expansive ,
avaient le mérite de sentir , de peindre , bien autrement qu'elle ,
cette nature solitaire qui , tant de fois , les avait consolés des
hommes ; ils étaient vraiment religieux par là , tandis qu'Elle , elle
était plutôt religieuse en vertu de ses sympathies humaines. Chez
tous les trois , ce développement plein de grandeur auquel , dans
l'espace de vingt années, on dut les Etudes et les Harmonies de la
Nature, Delphine et Corinne, le Génie du Christianisme et les
Martyrs , s'accomplissait au moyen d'une prose riche , épanouie ,
cadencée , souvent métaphysique chez madame de Staël , pure-
ment poétique dans les deux autres, et d'autant plus désespé-
rante , en somme , qu'elle n'avait pour pendant et vis-à-vis que
les jolis miracles de la versification delilienne. Mais Lamartine
était né.
Ce n'est plus de Jean-Jacques qu'émane directement Lamav-
POliTES CONTEMPORAINS. I I
tine ; c'est de Bernardin de Saint-Pierre , de M. de Chateaubriand
et de lui-même. La lecture de Bernardin de Saint-Pierre produit
mie délicieuse impression dans la première jeunesse. Il a peu
d'ide'es , des systèmes importuns , mie modestie fausse , une pré-
tention à l'ignorance, qui revient toujours et impatiente un peu.
Mais il sent la nature , il l'adore , il l'embrasse sous ses aspects
magiques, par masses confuses , au sein des clairs de lune où elle
est baignée ; il a des mots d'un effet musical et qu'il place dans
son style comme des harpes éoliennes pour nous ravir en rêverie.
Que de fois enfant, le soir, le long des routes, je me suis surpris
répétant avec des pleurs son invocation aux forêts et à leurs ré-
sonnantes clairières.' Lamartine, vers 1808, devait beaucoup lire
les Éludes de Bernardin; il devait dès-lors s'initier par lui au
secret de ces voluptueuses couleurs dont plus tard il a peint dans
le Lac son souvenir le plus chéri :
Qu'il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !
Le génie pittoresque du piosateur a passé tout entier en cette
muse : il s'y est éclipsé et s'est détruit lui-même en la nourris-
sant. Aussi, à part Paul et J^irginie, que rien ne saurait attein-
dre , Lamartine dispense à peu près aujomd'hui de la lecture de
Bernardin de Saint-Pierre ; quand on nommera les Harmonies ,
c'est uniquement de celles du poète que la postérité entendra
parler. Lamartine , vers le même temps , aima et lut sans doute
beaucoup le Génie du Christianisme , René : si sa simplicité , sa
droiture de goût ne s'accommodaient qu'imparfaitement de quel
ques traits de ces ouvrages , son éducation religieuse non moins
que son anxiété intérieure le disposait à en saisir les beautés
sans nombre. Quand il s'écrie à la fin de V Isolement , dans la pre-
mière des premières Méditations :
Et moi je suis semblable à la feuille flétrie
Emportez-moi comme elle , orageux aquilons !
12 REVUE DES DEUX MONDES.
il n'est que l'éclio un peu affaibli de cette autre voix impétueuse :
Lei>ez-i^ous , orages désirés, qui devez emporter René, etc. Rous-
seau, je le sais, agit aussi très-puissamment sur Lamartine; mais
ce fut surtout à travers Bernardin de Saint-Pierre et M. de Cha-
teaubriand qu'il le sentit. Il n'eut rien de Werther; il ne connut
euère Byron de bonne heure , et il en savait peu de chose au-delà
du renom fantastique qui circulait, quand il lui adressa sa ma-
gnifique remontrance. Sou génie préexistait à toute influence loin-
taine. André Chénier, dont la publication tardive ( 1819) a donné
l'éveil à de bien nobles muses, particulièrement à celle de M. Al-
fred de Yigny, resta, jusqu'à ces derniers temps, inaperçu et,
disons-le, méconnu de Lamartine, qui n'avait rien, il est vrai,
à tirer de ce mode d'inspiration antique , et dont le style était déjà
né de lui-même à la source de ses pensées. J'oserai affirmer, sans
crainte de démenti, que, si les poésies fugitives de Ducis sont
tombées aux mains de Lamartine, elles l'ont plus ému dans leur
douce cordialité et plus animé à produire , que ne l'eussent fait
les poésies d'André, quand elles auraient paru dix ans plus tôt,
Saint-Martin, que j'ai nommé, n'aura jamais été probablement
de sa bien étroite connaissance. Lamartine n'est pas un homme
qui élal3ore et qui cherche; il ramasse, il sème, il moissonne sur
sa route ; il passe à côté , il néglige ou laisse tomber de ses mains ;
sa ressource surabondante est en lui; il ne veut que ce qui lui
demeure facile et toujours présent. Simple et immense , paisible-
ment irrésistible , il lui a été donné d'unir la profusion des pein-
tures naturelles , l'esprit d'élévation des spiritualistes fervens , et
l'ensemble de vérités en dépôt au fond des moindres cœurs. C'est
une sensibihté reposée ,] méditative , avec le goiit des mouvemens
et des spectacles de la vie , le génie de la solitude avec l'amour des
liommes , une ravissante volupté sous les dogmes de la morale
universelle. Sa plus haute poésie traduit toujours le plus familier
christianisme et s'interprète à son tour par lui. Son ame est comme
l'idéal accompli de la généralité des âmes que l'ironie n'a pas des-
séchées , que la nouveauté n'enivre pas Immodérément , que les
agitations niondaines laissent encore délicates et libres. Et en
même temps, sa forme, la moins circonscrite, la moais mate-
vielle, la plus diffusible des formes dont jamais langage humain
POÈTES CONTEMPORAINS. l3
ait revêtu une pensée de poète , est d'un symbole constant , par-
tout lucide et imniodiateinent perceptible V
Alphonse de Lamartinp doit être né à Maçon, tout à la fui de 90
ou au commencement de 91 : on était en pleine révolution. Son
grand— père avait exercé autrefois une charge dans la maison d'Or-
léans , et s'était ensuite retiré en province. La révolution frappa
sa famille comme toutes celles c|ui tenaient à l'ordre ancien par
leur naissance et leurs opinions : les plus reculés souvenirs de
Lamartine le reportent à la maison d'arrêt où on le menait visiter
son père. Au sortir de la terreur, et pour traverser les années en-
coi'C difficiles qui suivirent, ses parens vécurent confinés dans
cette terre obscure de Milly , que le poète a si pieusement illus-
trée , comu'.e M. de Chateaubriand a fait pour Combovirg , comme
Victor Hugo pour les Feuillantines. Il passa là , avec ses sœurs ,
une longue et innocente enfance, libre, rustic[ue, errant à la
manière du ménestrel de BeaLtie, formé pourtr.nt à l'excellence
morale et à cette perfection de cœur qui le cai-actéiise , par les
soins d'une admirable mère, dont il est, assiue-t-on , toute
l'image. Il ne laissa cette vie domestique c[ue pour aller à Belley,
' Cans un article inséré au Clobe, le 20 juin i 83o, lors de la publication
des Harmonies, on lit : « 31. de Lamartine, par cela même qu'il range
humblement sa poésie aux vérités de la tradition, qu'il voit et juge le
monde et la vie suivant qu'on nous a appris dès l'enl'ance à les juger et i\
les voir, répond merveilleusement à la pensée de t- us ceux qui ont garde
ces preuiières impressions, ou qui , les ayant rejetées plus tard , s'en sou-
viennent encore avec un regret mêlé d'attendrissement. Il 'c trompe lors-
qu'il dit en sa prcl'ace que ses vers ne s'adressent qu'à un petit nombre.
De toutes les poésies de nos jours, aucune n'est autant que la sienne, selon
le cœur des femmes, des jeunes filles, ,des hommes accessibles aux émo-
tions pieuses et tendres. Sa morale est celle que nous savons : il nous ré-
pète avec un charme nouveau ce qu'on nous a dit mille fois , nous fait re-
passer avec de douces larmes ce que nous avons senti , et l'on est tout
surpris en l'écoutant de s'entendre soi-même chanter ou gémir par la voix
sublime d'un poète. C'est une aimable beauté de cœur et de génie qui nous
ravit et nous touche par toutes les images connues, par tous les senti mens
éprouvés, par toutes les vérités lumineuses et éternelles. Cette manière de
comprendre les diverses heures du jour, l'aube, le matin , le crépuscule,
d'interpréter la couleur des nuages, le murmure des eaux, le bruissement
1/| REVUE DES DEUX MONDES.
au collège des pères de la foi; moins heureux qu'à Milly , il y
trouva cependant du clianne , des amis qu'il garda toujours , des
guides indulgens et faciles , auxquels il disait en les quittant :
Aimables sectateurs d'une aimable sagesse ,
Bientôt je ne vous verrai plus !
Sans parler de tout ce qu'il y avait de primitivement affable dans
la belle ame de Lamartine, on doit peut-être à cette éducation pa-
ternelle de Belley de n'y avoir rien déposé de timide et de farouche,
comme il est arrive' trop souvent chez d'autres natures sensibles
de notre âge. Après le collège, vers 1809, Lamartine vécut à Lyon,
et fit, je crois, dès ce temps , mi premier et court voyage d'Ita-
lie. Il fut ensuite à Paris, s'y laissa aller, bien qu'avec décence,
à l'entraînement des amitiés et de la jeunesse, distrait de ses prin-
cipes , obscurci dans ses croyances , jamais impie ni raisonneur
systématique ; versifiant beaucoup dès-lors, jusque dans ses lettres
familières , songeant à la gloire poétique , à celle du théâtre en
des bois, nous était déjà obscurément familière avant que le poète nous la
rendît vivante par le souffle harmonieux de sa parole. Il dégage en nous ,
il ravive, il divinise ces empreintes chères à nos sens , et dont tant de fois
s'est peinte notre prunelle, ces comparaisons presque innées, les premières
qui se soient gravées dans le miroir de nos âmes. Nul effort , nulle réflexion
pénible pour arriver oii sa philosophie nous porte. Il nous prend où nous
sommes , chemine quelque temps avec les plus simples , et ne s'élève que
par les côtés où le cœur surtout peut s'élever. Ses idées sur l'Amour et la
Beauté , sur la mort et l'autre vie, sont telles que chacun les pressent , les
rêve et les aime. Sans doute, et nous nous plaisons à le dire, il est au-
jourd'hui sur ces points d'autres interprétations non moins hautes, d'au-
tres solutions non moins poétiques , qui , plus détournées de la route com-
mune, plus à part de toute tradition, dénotent chez les poètes qui y attei-
gnent, une singulière vigueur de génie , une portée immense d'originalité
individuelle. Mais c'est aussi une espèce d'originalité bien rare et désirable
que celle qui s'accommode si aisément des idées reçues , des sentimens con-
sacrés , des préjugés de jeunes filles et de vieillards j qui parle de la mort
comme en pense l'humble femme qui prie, comme il en est parle depuis un
temps immémorial dans l'église ou dans la famille, et qui trouve en répé-
tant ces doctrines de tous les jours une sublimité sans efforts , et pourtant
inouïe jusqu'à présent , etc. etc.. «
POETES CONTEMPORAINS. l5
particulier; d'ailleurs assez mécontent du sort et trouvant mal de
quoi satisfaire à ses goûts innés de noble aisance et de grandeur.
La fortune , en effet , qu'il obtint plus tard de son chef par héri-
tage d'un oncle , n'était pas près de lui venir , et , comme tous les
fils de famille, il sentait quelque gène de sa dépendance. En i8i3,
sa santé s'étant altérée, il revit l'Italie; un certain nombre de
vers des Méditations et beaucoup de souvenirs dont le poète a fait
usage par la suite datent de ce voyage : le Premier Amour des Har-
monies s'y rapporte probablement. La chute de l'empire et la res-
tauration apportèrent de notables changemens dans la destinée
de Lamartine. Il était né et avait grandi dans des sentimens op-
posés à la révolution : il n'avait jamais adopté l'empire et ne l'avait
pas servi. En i8i4, il entra dans une compagnie des gardes-du-
corps. Son royalisme pourtant se conciliait déjà avec des idées
libérales et constitutionnelles : il avait même composé une bro-
chure politique dans ce sens , qui ne fut pas publiée , faute de li-
braire. Après les cent jours , Lamartine ne reprit point de service :
une passion partagée , dont il a éternisé le céleste objet sous le
nom d'Elvire , semble l'avoir occupé tout entier à cette époque.
Nous nous garderons de soulever le plus léger coin du voile étin-
celant et sacré dont brille de loin aux yeux cette mystérieuse
figure. Nous nous bornerons à remarquer qu'Elvire n'a point
fait avec son poète le voyage d'Italie, et que le lac célébré n'est
autre que celui du Bourget. Toutes les scènes qui ont pour cadre
l'Italie , principalement dans les secondes Méditations , ne se rap-
portent donc pas originairement à l'idée d'Elvire , à laquelle je les
crois antérieures ; ou bien elles auront été combinées , transpo-
sées sur son souvenir par une fiction ordinaire aux poètes. La
mort d'Elvire , une maladie mortelle de l'amant , son retour à
Dieu , le sacrifice qu'il fait , durant sa maladie , de poésies an-
ciennes et moins graves, quoique assurément avouables devant les
hommes , tels sont les événemens qui précèdent l'apparition des
Méditations poétiques, laquelle eut lieu dans les premiers mois
de 1820. Le succès soudain qu'elles obtinrent fut le plus éclatant
du siècle depuis le Génie du Christianisme^ il n'y eut qu'une voix
pour s'écrier et applaudir. Le nom de l'auteur , qui ne se trouvait
pas sur la première édition, devint instantanément glorieux : mille
l(> rxEVUE I)KS LEUX MONDES.
lables, mille conjectures empressées s'y mêlèrent. Docile aux désirs
de sa famille, Lamartine profita de sa réussite pour mettre un pied
dans la carrière diplomatique , et il lut attaché à la léjjation de
Florence. La renommée, un héritage opulent, un mariage con-
forme à ses goûts , tout lui arriva presque à la fois ; sa vie depuis
ce temps est trop connue , trop positive , pour que nous y insis-
tions. Dans le peu que nous avons essayé d'en dire, relative-
ment aux années antérieures, on trouvera que nous avons été
bien sobre et bien vague ; mais nous croyons n'avoir i ien pré-
senté sous un faux jour. Lamartine est de tous les poètes cé-
lèbres celui qui se prête le moins à une biographie exacte , à une
chronologie minutieuse , aux petits faits et aux anecdotes choi-
sies. Son existence large , simple , négligemment tracée , s'idéa-
lise à distance et se compose en massifs lointains , à la façon des
vastes paysages qu'il nous a prodigués. Dans sa vie connue dans
ses tableaux, ce qui domine, c'est l'aspect verdoyant, la brise
végétale ; c'est la lumière aux flancs des monts , c'est le souffle
aux ombrages des cîmes. Il est permis, en parlant d'im tel homme,
de s'attacher à l'esprit des tenqis plutôt qu'aux détaUs vulgaires
qui, chez d'autres, pourraient être caractéristiques. Tout lyrique
qu'il est, il a peu de retours , peu de ces regards profonds en ar-
rière qui décèlent toujours ime certaine lassitude et le vide du
moment. Il décore ça et là quelques endroits de son passé ; il ral-
lume de lom en loin , au soir, ses feux mourans sur quelque
colUne, puis les abandonne; l'espérance et l'avenir l'appellent
incessammment ; il se dit :
Mais loin de moi ces temps ! que l'oubli les dévore !
Ce qui n'est plus pour l'I-.omme, ;i-t-il jamais été?
A l'ami qui l'interroge avec une curieuse tendresse , il répond :
Et tu veux aujourd'hui qu'ouvrant mon cœur au tien ,
Je renoue en ces vers notre intime entretien ;
Tu demandes de moi les lialtes du ma vie?
Le compte de mes jours?... Ces jours, je les oublie;
Comme le voyageur quand il a dénoué
Sa ceinture de cuir, etc. etc..
POETES CONTEMPORAINS. 1 7
A une distance plus rapprochée clos premières uiéclitations , il
pouvait sembler du moins que l'image d'Elvire dominait sa vie ,
qu'elle en était l'accidentelle, la romanesque inspiration, et qu'à
mesure qu'il s'éloignerait d'elle , tout eu lui pâlirait. Le public
qui aime assez les belles choses, à condition qu'elles passeront
vite, se l'était si fort imaginé ainsi, que, durant plusieurs années,
à chaque nouvelle pubUcation de Lamartine , c'était un murmure
peu flatteur où l'étourderie entrait de concert avec l'envie et la
bêtise : ou avait l'air de vouloir dire que l'astre baissait. Mais en
avançant encore davantage , en contemplant surtout ce dernier et
incomparable développement des Harmonies , il a bien fallu se
rendre à l'évidence. Le poète chez Lamartine était ne avant El-
vire et lui a survécu; le poète chez Lamartine n'était subordonné
à rien, à personne, pas même à l'amant. D'autres sont plus
amans que poètes : un amour particulier les inspire , les arrache
de terre, les élève à la poésie; cet amour mort en eux, il
convient qu'ils s'ensevelissent aussi et qu'ils se taisent. Lamartine ,
lui, était poète encore plus qu'amant: sa blessure d'amour une
fois fermée, sa source vive de poésie a continué de jailhr par
plus d'endroits de sa poitrine et plus abondante. Il existait avant
sa passion, il s'est retrouvé après, avec ses grandes facultés inoc-
cupées, irrassasiables , qui s'élançaient vers la suprême poésie,
c'est-à-dire, vers l'Amour non déterminé, vers la Beauté qui n'a
ni séjour ni symbole ni nom :
Mon ame a l'œil de l'aigle, et mes fortes pensées ,
Au but de leurs désirs volant comm;' des traits ,
Chaque fois que mon sein respire, plus pressées
Que les colombes des forêts ,
Montent, montent toujours, par d'autres remplacées,
Et ne redescendent jamais !
On a dit que Lamartine s'adressait à l'ame encore plus qu'au cœur :
cela est vrai si par ame on entend , en quelque sorte , le cœur
plus étendu et miiversalisé. Dans les femmes qu'il a aimées , même
dans Elvire , Lamartine a aimé mi constant idéal, un être angé-
lique qu'il rêvait, l'immortelle Beauté en un mot, l'Harmonie,
la Muse. Qu'hnportent donc quelques détails de sa vie? Dans sa
l8 REVUE DES DEUX MONDES.
vocation invincible , cette vie n'était pas à la merci d'un heureux
hasard : il ne pouvait manquer un jour ou l'autre de conquérir
lui-même en plein et de faire retentir par le monde son divin or-
gane. La nuée de colombes pressées dont il parle , devait tôt ou
tard échapper bruyamment de son sein.
Cependant l'absence habituelle où Lamartine vécut loin de
Paris et souvent hors de France , durant les dernières années de
la restauration , le silence prolongé qu'il garda après la publica-
tion de son chant d'Harold, firent tomber les clameurs des
critiques qui se rejetèrent sur d'autres poètes plus présens : sa
renommée acheva rapidement de mûrir. Lorsqu'il revint au com-
mencement de i83o pour sa réception à l'Académie française et
pour la publication de ses Harmonies , il fut agréablement étonné
de voir le public gagné à son nom et familiarisé avec son œuvre.
C'est à un souvenir de ce moment que se rapporte la pièce de
vers suivante , dans laquelle on a tâché de rassembler quelques
impressions déjà anciennes et de reproduire , quoique bien fai-
blement , quelques mots échappés au poète , en les entourant de
traits qui peuvent le peindre. — A lui, au sein des mers brillantes
où ils ne lui parviendront pas, nous les lui envoyons, ces vers,
comme un vœu d'ami durant le voyage I
Un jour, c'était au temps des oisives années ,
Aux dernières saisons , de poésie ornées
Et d'art, avant l'orage où tout s'est dispersé,
Et dont le vaste flot , quoique rapetissé ,
Avec les rois déchus , les trônes à la nage,
A pour long-temps noyé plus d'un secret ombrage ,
Silencieux bosquets mal à propos rêvés,
Terrasses et balcons , tous les lieux réservés,
Tout ce Delta d'hier, ingénieux asile,
Qu'on devait à quinze ans d'une onde plus facile !
De retour à Paris après sept ans , je crois ,
De soleils de Toscane ou d'ombre sous tes bois ,
Comptant trop sur l'oubli, comme durant l'absence,
Tu retrouvais la gloire avec reconnaissance.
Ton merveilleux laurier sur chacun de tes pas
Etendait un rameau que tu n'espérais pas;
POETES CONTEMPORAINS.
L'écho te renvoyait tes paroles aimées ;
Les moindres des chansons anciennement semées
Sur ta route en festons pendaient comme au hasard :
Les oiseaux par milliers , nés depuis ton départ ,
Chantaient ton nom, un nom de tendresse et de flamme ,
Et la vierge, en passant, le chantait dans son ame.
Non jamais toit chéri , jaloux de te revoir.
Jamais antique bois oîi tu reviens l'asseoir,
Milly, ses sept tilleuls ; Saint-Point, ses deux collines,
N'ont envahi ton cœur de tant d'odeurs divines ,
Amassé pour ton front plus d'ombrage, et paré
De plus de nids joyeux ton sentier préféré !
Et dans ton sein coulait cette harmonie humaine
Sans laisser d'autre ivresse à ta lèvre sereine,
Qu'un sourire suave , à peine s'imprimant;
Ton œil étincelait sans éblouissement,
Et ta voix mâle, sobre et jamais débordée ,
Dans sa vibration marquait mieux chaque idée !
Puis, comme l'homme aussi se trouve au fond de tout,
ïu ressentais parfois plénitude et dégoût.
■ — Un jour donc, un matin, plus las que de coutume.
De tes félicités repoussant l'amertume ,
Un geste vers le seuil qu'ensemble nous passions :
« Hélas ! t'écriais-tu , ces admirations,
« Ces tributs accablans qu'on décerne au génie,
« Ces fleurs qu'on fait pleuvoir quand la lutte est finie ,
« Tous ces yeux rayonnans éclos d'un seul regard ,
« Ces échos de sa voix , tout cela vient trop tard !
« Le Dieu qu'on inaugure en pompe au Capitole ,
« Du Dieu jeune et vainqueur n'est souvent qu'une idole !
« L'âge que vont combler ces honneurs superflus ,
« S'en repaît, — les sent mal, ■ — ne les mérite plus !
« Oh ! qu'un peu de ces chants , un peu de ces couronnes ,
« Avant les pâles jours , avant les lents automnes ,
« M'eût été dii plutôt à l'âge efflorescent,
« Où jeune, inconnu , seul avec mon vœu puissant,
« Dans ce même Paris cherchant en vain ma place ,
n Je n'y trouvais qu'écueils , fronts légers o»i de glace,
« Et qu'en diversion à mes vastes désirs ,
«< Empruntant du hasard l'or qu'on jette aux plaisirs.
20 REVUE DES DEUX MONDES.
n Je m'agitais au port, navigateur sans monde,
« Mais aimant , espérant, ame ouverte et Jecondc !
« Oh ! que ces dons tardifs où se heurtent mes yeux ,
« Devaient m'échoir alors, et que je valais mieux ! »
Et le discours bientôt sur quelque autre pensée
Echappa, comme une onde au caprice laissée;
Mais ce qu'ainsi ta bouche aux vents avait jeté,
Mon souvenir proi'ond l'a depuis médité.
Il a raison , pensais-je , il dit vrai , le poète !
La jeunesse emportée et d'humeur indiscrète
Est la meilleure encor ; sous son souffle jaloux
Elle aime à rassembler tout ce qui flotte en nous
De vif et d'immortel ; dans l'ombre ou la tempête
Elle attise en marchant son brasier sur sa tête;
L'eracens monte et jaillit ! elle a loi dans son vœu ;
Elle ose la première à l'avenir en feu ,
Quand chassant le vieux Siècle un nouveau s'initie ,
Lire ce que l'éclair lance de prophétie.
Oui , la jeunesse est bonne ; elle est seule à sentir
Ce qui, passé trente ans , meurt , ou ne peut sortir.
Et devient comme une ame en prison dans la nôtre ;
La moitié d'une vie est le tombeau de l'autre ;
Souvent tombeau blanchi , sépulcre décoré ,
Qui reçoit le banquet pour l'hôte préparé.
C'est notre sort à tous ; tu l'as dit, ô grand homme !
Eh ! n'étais-tu pas plus celui que chacun nomme,
Celui que nous cherchons , et qui remplis nos cœurs,
Quand par de là les monts d'où fosident les vainqueurs.
Dès les jours de Wagram , tu courais l'Italie ,
De Fisc à Nisita promenant ta folie ,
Es-ajant la lumière et l'onde dans ta voix,
El chantant l'oranger pour la première fois?
Oui, même avant !a corde ajoutée à ta lyre,
Avant le Crucifix, le Lac, avant Elvire,
Lorsqu'à regret rompant te» voyages chéris.
Retombé de Hœstum aux étés de Paris ,
Passant avec Jussieu tout un jour à Vincennes
A tailler en sifflets l'aubier des jeunes chênes ;
De Talma, les matins, pour Saùl , accueilli ;
Puis retournant cacher tes hivers à Milly,
Î'OKTES CONTEMPORAINS. 5.1
Tu condamnais le sort, — oui , dans ce temps-là même,
( Si tu ne l'avais dit , ce serait un blasphème) ,
Dans ce temps, plus d'amour enflait ce noble sein ,
Plus de pleurs grossissaient la source sans bassin ,
Plus de germes errans pleuvaient de ta colline ,
Et tu ressemblais mieux à notre Lamartine l
C'est la loi : tout poète à la gloire arrivé ,
A mesure qu'au jour son astre s'est levé,
A pâli dans son cœur. Infirmes que nous sommes!
Avant que rien de nous parvienne aux autres hommes ,
Avant que ces passans , ces voisins , nos entours ,
Aient eu le temps d'aimer nos chants et nos amours ,
Nous-mêmes déclinons ! comme au fond de l'espace
Tel soleil voyageur qui scintille et qui passe,
Quand son premier rayon a jusqu'à nous percé ,
Et qu'on dit : le voilà, s'est peut-être éclipsé i
Ainsi d'abord pensais-j« ; armé de ton oracle.
Ainsi je rabaissais le grand homme en spectacle-,
Je niais son midi manifeste , éclatant ,
Redemandant l'obscur, l'insaisissable instant.
Mais en y songeant mieux, revoyant sans fumée
D'une vue au matin plus fraîche et ranimée ,
Ce tableau d'un poète harmonieux , assis
Au sommet de ses ans , sous des cieux éclaircis ,
Calme , abondant toujours , le cœur plein sans orage ,
Chantant Dieu, l'univers, les tristesses du sage,
L'humanité lancée aux Océans nouveaux,....
— Alors je me suis dit : non , ton oracle est faux ,
Non, tu n'as rien perdu; non, jamais la louange,
Un grand nom , — l'avenir qui s'entr'ouvre et se range , —
Les générations qui murmurent, C'est lui,
Ne furent mieux de toi mérités qu'aujourd'hui.
Dans sa source et son jet, c'est le même génie;
Mais de toutes les eaux la marche réunie ,
D'un flot illirnité qui noierait les déserts,
Egale j en s'y perdant, la majesté des mers.
Tes feux intérieurs sont calmés , tu reposes;
.Mais ton cœur reste ouvert au vif esprit des choses.
L'or et ses dons pesans , la Gloire qui fait roi ,
T'ont laissé bon , sensible , et loin autour de toi
Répandant la douceur, l'aumône et l'indulgence, .
TOME VUI. 2
22 REVUE DES DEUX MONDES.
Ton noble accueil enchante , orné de négligence.
Tu sais l'âge où tu vis et ses futurs accords ;
Ton œil plane; ta voile, errant de bords en bords ,
Glisse au cap de Circé, luit aux mers d'Artémise;
Puis l'Orient t'appelle , et sa terre promise ,
Et le Mont trois fois saint des divines rançons.!
Et de là nous viendront tes dernières moissons,
Peinture, hymne , lumière immensément versée,
Comme un soleil couchant ou comme une Odyssée !..
Oh ! non , tout n'était pas dans l'éclat des cheveux ,
Dans la grâce et l'essor d'un âge plus nerveux ,
Dans la chaleur du sang qui s'enivre ou s'irrite ! «
Le Poète y survit , si l'Ame le mérite ;
Le Génie au sommet n'entre pas au tombeau ,
Et son soleil qui penche est encor le plus beau !
Depuis les premières Méditations jusqu'aux Harmonies , La-
martine est allé se développant avec progrès, dérivant de plus en
plus de l'élégie à l'hymne , au poème pur, à la méditation véri-
table. Il y a bien de la grandeur dans son volume de 1820; il est
merveilleusement composé sans le paraître; le roman y glisse
dans les intervalles de la religion ; l'Elégie éplorée y soupire près
du Cantique déjà éblouissant. Le point central de ce double
monde , à mi-cliemin des Hauts lieux et du Vallon , le miroir
complet qui réfléchit le côté métaphysique et le côté amoureux ,
est le Lac , le Lac , perfection inespérée , assemblage profond et
limpide , image une fois trouvée et reconnue par tous les cœurs.
Rien ne saurait donc être plus achevé en soi que ce premier vo-
lume des Méditations. Mais, depuis lors, le poète n'a cessé de
s'étendre aux régions ultérieures dans des dimensions croissantes.
Les secondes Méditations en offrent assez de preuves , les Etoiles ,
les Préludes par exemple. Et avec cela , elles ont l'inconvénient
de toute transition , moins bien composées et un peu indécises
dans leur ensemble. Le roman n'a pas disparu, la nacelle flotte
toujours; mais nous sommes à Ischia, mais ce n'est plus le nom
d'EIvire que la brise murmure. Et pourtant Elvire elle-même
revient : le Crucifix l'atteste en assez immortels accens. Pourquoi
donc alors ce Chant d'Amour tout aussitôt après le Crucifix? Poé-
POÈTES CONTEMPORAINS. P.3
tiquenient, cela ne peul pas être. Les secondes Mcditalions ne
finissent pas , ne s'accomplissent pas comme les premières; elles
ouvrent un champ nouveau , indéfini , plus serein , plus paisible el
lumineux ; elles laissent entrevoir la consolation , l'apaisement
dans l'ame du poète ; mais elles n'apaisent pas le lecteur. Par
beaucoup de détails , par le style , par le souftle et l'ampleur des
morceaux pris séparément , elles sont souvent supérieures aux
premières Méditations ; comme ensemble , comme volume défini-
tif, j'aime mieux les premières. La Morl de Sacrale et surtout le
Dernier Chant d'Harold sont d'admirables méditations encore, avec
un flot qui toujours monte et s'étend , mais avec l'inconvénient
grave d'un cadre historique donné et de personnages d'ailleurs
connus : or, Lamartine, le moins dramatique de tous les poètes,
ne sait et ne peut parler qu'en son nom. C'est donc aux Harmo-
nies qu'il faut venir , pour le voir se déployer tout à l'aise, sans
mélange ni entourage , dans FcfFusion de sa jjrande manièie. Là,
l'élégie, la scène circonscrite , la particularité individuelle , n'exis-
tent presque plus; je n'entends qu'une voix générale qui chante
pour toutes les âmes encore empreintes, à quelque degré, de
christianisme. Cette voix chante les beautés et les dangers de la
nuit , l'ivresse virginale du matin , l'oraison mélancolique des
soirs; elle devient la douce prière de l'enfant au réveil, l'invoca-
tion en chœur des orphelins , le gémissement plaintif des souve-
nirs en automne, quand les feuilles jonchent la terre, et qu'au
penchant de la vie soi-même, on suit coup sur coup les convois
des morts. Elle exhale enfin, elle exprime dans Noi>issima Verha
ces quarts d'heure de navrante agonie, qui, comme une horrible
tentation ou un avertissement salutaire, s'emparent souvent des
plus nobles mortels au sommet de l'existence et les inondent
d'une sueur froide, rappetissés soudain et criant grâce, au sein
des félicités et de la gloire!
Lamartine avait d'abord une nacelle; il l'abritait , il la rame-
nait au rivage ; il en détachait l'anneau par oubli , il s'y balançait
tout le jour , au gré de la vague amoureuse , le long d'un golfe
bordé de myrtes et d'amandiers. Bien des fois, sans doute, bercé
nonchalamment, il regardait le ciel, et sa pensée planait dans
l'abymc d'azur ; mais on avait là toujours à deux pas la terre , les
24 REVUE DES DEUX MONDES.
fleurs , le bosquet du rivage , le phare allumé de l'amante. Puis
la nacelle est devenue une barque plus hardie , plus confiante
aux étoiles et aux larges eaux. Le rivage s'est éloigné et a blanchi
à l'horizon ; mais de la rade on y revenait encore , on y recueillait
encore de tendres ou cruels vestiges : on y voyait à chaque approche
comme plusieurs phares scintillans qui vous rappelaient : c'était
trop s'éloigner ou trop souvent revenir. La barque a fait place au
vaisseau. C'a été la haute mer cette fois , le départ majestueux et
irrévocable. Plus de rivages qu'au hasard, ça et là , et en passant;
les cieux , rien que les cieux et la plaine sans bornes d'un Océan
Pacifique. Le bon Océan sommeille par intervalles ; il y a de longs
jours, des calmes monotones; on ne sait pas bien si l'on avance.
Mais quelle splendeur, même alors, au poli de cette surface;
quelle succession de tableaux à chaque heure des jours et des
nuits ! Quelle variété miraculeuse au sein de la monotonie appa-
rente ! et à la moindre émotion , quel ébranlement redoublé de
lames puissantes et douces, gigantesques, mais belles; et surtout,
et toujours , l'infini dans tous les sens , profundum , allitudo!
En même temps que la matière et le fond ont augmenté chez
Lamartine, le style et le nombre ont suivi sans peine et se sont
tenus au niveau. Le Rhythme a serré davantage la pensée; des
mouvemens plus précis et plus vastes l'ont lancée à des buts cer-
tains ; elle s'est multipliée à travers des images non moins natu-
relles et souvent plus neuves. En faisant ici la part de ce qu'il y a
de spontané et d'évolutif dans ce progrès du talent, nous croyons
qu'il nous est permis de noter une influence heureuse du dehors.
Si, en eff'et, Lamartine resta tout-à-fait étranger au travail de style
et d'art qui préoccupait alors quelques poètes, il ne restait nul-
lement insensible aux prodigieux résultats qu'il en admirait
chez son jeune et constant ami, Victor Hugo. Son génie facile sai-
sit à l'instant même plusieurs secrets que sa négligence avait igno-
rés jusque-là. Quand le Cygne vit l'Aigle , comme lui dans les
cieux , y dessiner mille cercles sacrés, inconnus à l'augure, il n'eut
qu'à vouloir, et, sans rien imiter de l'Aigle, il se mit à l'étonner
à son tour par les courbures redoublées de son essor.
Un des caractères les plus propres à la manière de Lamartine ,
c'est une facilité dans l'abondance, une sorte de fraîcheur dans
POKTKS (:O.NTEMPORAI>S. ?.5
l'extase, et avec tant de souffle l'absence d'écliauffeinent. S'il était
possible d'assigner aux vrais poètes des heures naturelles d'inspi-
ration et de chant , comme cela existe dans l'ordre de la création
pour certains oiseaux harmonieux , nous dirions, sans trop de
crainte de nous tromper , que Lamartine chante au matin , au ré-
veil , à l'aurore : ( et réellement la plupart de ses pièces , celles
même où il célèbre la nuit , sont écloses à ces premiers momens
du jour ; il ébauche d'ordinaire en une matinée , il achève dans la
matinée suivante.) Il est presque évident, au contraire, qu'à part
ce que la volonté impose à l'habitude , les heures instinctives où
la voix éclate chez Victor Hugo , doivent être celles du milieu du
jour, du soleil embrasé, du couchant poudreux, ou encore de
l'ombre fantastique et profonde. On devinerait également , ce me
semble , que de Vigny ne réveille l'écho de son sanctuaire em-
baumé qu'après l'heure discrète de minuit, à la lueur de cette
lampe bleuâtre qui éclaire Dolorida,
Lamartine a peu écrit en prose : pourtant son discours de ré-
ception à l'Académie française , sa brochure de la Politique ration-
nelle, un charmant morceau sur les Devoirs civils du Curé , mi
discours à l'académie de Mâcon , indiquent assez son aisance par-
faite en ce genre , et avec quelle simplicité de bon sens jointe à la
grâce et à l'inséparable mélodie , sa pensée se déroule sous une
forme à la fois plus libre et plus sévère. La brochure politique ,
ou plutôt philosophique, qu'il a publiée sur l'état présent de la
société , indépendamment de ce vif désir du bien qui respire à
chaque ligne , révèle en lui un coup-d'œil bien ferme et bien se-
rein au milieu des ruines récentes d'où tant de vaincus et de vain-
queurs ne se sont pas relevés. Quoiqu'attaché par des affections
antiques aux dynasties à jamais disparues , quoique lié de foi et
d'amour à ce Christianisme que la ferveur des peuples semble dé-
laisser et qu'on dirait frappé d'un mortel égarement aux mains
de ses pontifes, M. de Lamartine, pas plus que M. de Lamen-
nais ne désespère de l'avenir ; derrière les symptômes contraires
qui le dérobent, il se le peint également tout embelli de cou-
leurs chrétiennes et catholiques ; mais , pas plus que le prêtre il-
lustre, il ne distingue cet avenir , ce règne évangélique, comme il
l'appelle, du règne de la vraie liberté et des nobles lumières.
26 REVUE DES DEUX MONDES.
Heureux songe , si ce n'est qu'un songe ! Consolante perspective
cligne du poète religieux qui veut allier renchaîneiiient et l'essor,
la soumission et la conquête , et qui conserve en son cœur le Dieu •
individuel, le Dieu fait homme, le Dieu nommé et prié dès l'en-
fance, sans rejeter pour cela le Dieu universel et presque sourd
qui régénère l'humanité en masse par les épreuves nécessaires !
Assez d'hommes dans ce siècle , assez de cœurs et des plus grands,
n'admettent désormais à leur usage que ce dernier aspect de Dieu,
cet universalisme inexoi'able qui assimile la providence à une loi
fatale de la nature, à un vaste rouage, intelligent si l'on veut, mais
devant lequel les individus s'anéantissent, à un char incompré-
hensible qui fauche et broie, dans un but lointain , des généra-
tions vivantes , sans qu'il en rejaillisse du moins sur chacun une
destinée immortelle. Lamartine est plus heureux que ces hommes
qui pourtant sont eux-mêmes de ceux qui espèrent : il est plus
complètement religieux qu'eux; il croit aussi fermement aux fins
générales de l'iuimanité , il croit en outre aux fins personnelles
de chaque ame. Il n'immole aux vastes pressentimens qu'il nour-
rit, ni l'ordre continu de la tradition , ni la croyance morale des
siècles, le rapport intime et permanent de la créature à Dieu,
l'humilité , la grâce , la prière , ces antiques alimens dont le ra-
tionalisme veut enfin sevrer l'humanité adulte. Sa suprême rai-
son, à lui , n'est autre que l'éternel logos , le verbe de Jean, in-
carné une fois et habitant perpétuellement parmi les hommes. Il
ne conçoit les transformations de l'humanité , même de nos jours,
que sous la redoutable condition du mystère qui est le fond de
tout acte vivant, création ou renaissance. — Tel nous apparaissait
Lamartine , lorsqu'hier sa voile s'enflait A^erS l'Orient; tel il nous
reviendra bientôt, plus pénétré et plus affermi encore , après avoir
touché le berceau sacré des grandes métamorphoses.
- Sainte-Beuve.
ASPIRANT ET JOURNALISTE
©(©qa^isîîiiias
DES CEIVT JOURS ET DE LA RESTAURATION.
N'allez pas croire que je vais écrire un chapitre de Mémoires-
je n'ai point , grâce au ciel , la fatuité que cette prétention sup-
pose. Pour écrire des Mémoires , il faut avoir été célèbre par son
talent, ou par le rôle qu'on a joué dans le monde. — Je ne sais
pas si la Contemporaine , qui n'a été que belle et femme d'esprit ,
avait le droit de nous donner autant de volumes que madame
de Genlis ! — Or , je n'ai rien été , moi , qu'un pauvre aspirant
de marine, je ne suis rien qu'un pauvre homme de lettres fort
peu connu , excepté peut-être de quelques artistes et de quelques
marins; je serais donc souverainement ridicule si je venais singer
l'auteur des Confessions , et ajouter un tome aux cent mille vo-
lumes de Mémoires qu'on a écrits et publiés depuis quinze ans.
N'ayez pas peur que cette folle envie me prenne. J'ai trop d'a-
mour - propre pour ne pas me tenir en garde contre les déman-
geaisons d'une aussi sotte vanité !
J'ai vu cependant des choses curieuses , ou qui , du moins ,
28 REVUE DES DEUX MONDES.
me semblent telles , et je voudrais bien vous les raconter. Fer-
mettez-moi le rôle de narrateur. IVe faites pas attention à moi ,
je ne serai pas plus un personnage dans ce récit, que je ne l'ai
été dans le drame comique et tragique qui s'est joué eu ma pré-
sence. Une ou deux fois seulement, peut-être, je m'avancerai
un peu sur le devant de la scène pour parler seul , connue font
les acteurs secondaires qui ont aussi à expliquer leur position ,
leurs intérêts et leur participation au drame , mais à qui les con-
venances interdisent de longues communications avec le public.
Ce sont les souvenirs de la fin d'une carrière que j'avais rêvée
si belle , et qu'on m'a interdite si tôt , et ceux du commencement
d'une autre où j'ai été plus heureux , qui me reviennent aujour-
d'hui.
C'est eu mai 1816 que cinq ou six cents jeunes officiers de
marine furent licenciés , et privés par un caprice , ou plutôt par
une combinaison ministérielle, du droit de servir la patrie. Deux
hommes , dont l'un avait du moins l'excuse d'une véritable et
aveugle passion politique , firent ce tort à nous et à la profession
qu'on nous arrachait violemment : le vieux vicomte Dubou-
chage et M. Portier. Pourquoi fûmes-nous renvoyés ? Je l'ai su
hier seulement. Pendant seize ans j'ai cherché à connaître le
motif de cette indigne exclusion , je l'ai demandé cent fois , ja-
mais je n'ai pu obtenir de réponse ; hier enfin ( 8 septembre
i832 ) , un ancien enqîloyé qui a eu les secrets du temps , m'a
dit : (t C'est pour opinion que vous avez été renvoyé ; toutes les
dénonciations les plus absurdes , anonymes ou signées , venues
de haut ou de bas , issues des ports , de la cour ou de la police ,
ont été accueillies avec empressement. Vous avez été accusé de
lîonapartisme ; on vous a reproché la part que vous avez prise
aux Cent-Jours ; et comme vous étiez sans protections , on n'a
jamais voulu vous réintégrer. Du reste , vous ne trouveriez plus
«le traces de ceci ni dans votre dossier , ni dans aucun de nos
cartons. Nous avons eu tellement honte de ce que nous avions
fait, que nous avons tout brûlé , et que jamais nous n'avons osé
avouer ce que je vous confesse aujourd'hui. »
ASPIRANT ET JOURNALISTE. 29
Ainsi , c'est l'opinion d'iioaunes de vingt ans que l'on consul-
tait pour défaire leur avenir ! On les sacrifiait à une délation ou
à une de leurs paroles étourdies! Et les Bourbons se sont étonnés
de trouver ensuite leurs adversaires , ces mêmes hommes de vingt
ans, à qui ils avaient appris leur importance , car aucun de nous
ne s'était trompé sur la cause de sa disgrâce ; elle ne nous avait
pas été avouée , mais au train dont allaient les choses , après la
seconde restauration , nous l'avions dû deviner. Depuis long-
temps j'ai pardonné au ministre extravagant de Louis XVIII la
longue misère à laquelle il tne condamna ; c'est à lui que je dois
la douce existence d'artiste dont je jouis , et cette médiocrité
tranquille que me rendent si précieuse la constante amitié des
officiers , mes anciens camarades , l'intimité de quelques hommes
de lettres et de quelques artistes des plus distingués de notre
époque , et la conscience que j'ai de n'être l'objet d'aucune
malveillance de la part de qui me connaît un peu , parce que je
n'ai jamais été jaloux de personne , et qu'autant c{ue je l'ai pu,
j'ai été bienveillant pour tout le monde. Un critique fort spiri-
tuel, et ordinairement moins indulgent, M. Gustave Planche, a
dit : — c'était trop de bonté de s'occuper de moi I — « Il ne restera
rien de cet écrivain ; mais il n'a point d'ennemis. » Et que m'im-
portent après cela mes livres ! ai-je jamais compté d'ailleurs sur
l'avenir? la mémoire des lecteurs , ai-je jamais espéré de la fixer
plus de deux jours? Que mon souvenir reste au cœur de mes
amis ; puis-je avoir un autre souhait à faire ?..
Et voilà que je me laisse aller à un mouvement d'orgueil; je
m'étais bien promis pourtant de m'en défendre ! Mais n'y a-t-il
pas de quoi être fier d'un éloge aussi rare? J'aurais fait le Contrat
social, V Essai sur /es Mœurs , et tout ce que fera sans doute
l'ingénieux flatteur à qui j'adresse ici mes remercimens , que je
donnerais cela volontiers pour que M. Planche eût dit vrai.
Quand vint la première restauration , nous étions à Brest , sur
le vaisseau où l'empereur avait voulu que nous apprissions notre
métier. Personne à bord du Toun-ille , pas même notre connnan-
dant, jM. Faure de la Creuze , qui avait été membre de la con-
vention, ne savait qu'il existât quelque part au monde des Bour-
3o REVUE DES DEUX MONDES.
bons ; personne surtout ne pensait qu'un Bourbon pût succéder
au trône de l'empeieur. Aussi, quand la première fleur de lis
nous arriva à la tète d'un journal , quand on nous annonça l'en-
trée à Paris d'un frère de Louis XVI , et le règne continuant du
successeur de Louis XVII , mort au Temple , nous ne comprîmes
rien à tout cela. Nous crûmes que Paris était devenu fou ; il y
eut en nous un moment de doute et d'hésitation auquel succéda
une morne tristesse. Cependant l'empire nous avait appris à
obéir sans discuter, et nous obéîmes. Les derniers événemens
ayant retardé le jour de notre promotion , nous espérions que
bientôt le ministère songerait à nous. Nous attendîmes long-
temps; et, à la fin, le lo février i8i5, nous fûmes nommés
aspirans de première classe. Il y avait trois ans et demi que nous
étions à l'école où nous devions rester trois ans au plus. Nous
quittâmes tous Brest pour aller dans nos familles.
J'étais à Paris quand la nouvelle s'y répandit du débarquement
de Napoléon à Fréjus ; je me souviens de cela , comme s'il y avait
huit jours. Le télégraphe avait apporté le 5 mars , vers l'après-
midi , le bulletin de cet événement qui devait changer encore
une fois la face du royaume ; le gouvernement le tint secret toute
la soirée. Cependant de vagues rumeurs couraient dans les théâ-
tres et dans cette vieille galerie de bois du Palais-Royal , où se
promenaient , chaque soir, un grand nombre d'anciens militaires
assez peu amis de la covir. On ne savait ce dont il s'agissait , mais
on était certain qu'il y avait cjuelque chose. L'événement était
fort inattendu , au moins , de la majorité de la population , tel-
lement que lorsque le 6, à huit heures du matin , tout Paris sut
que l'empereur avait touché la côte de France malgré la croi-
sière de l'île d'Elbe, personne n'y crut d'abord. L'aspect de la
ville était étrange. Ce qu'il y avait d'inquiétude , d'assurance,
de tristesse morne , de joie mal dissimulée , de crainte et d'es-
pérance sur la physionomie de cette grande cité qui avait tant
regretté Napoléon et si bien fêté Louis XVIII, ne saurait se
dire. Il fallait voir les vieux courtisans des Bourbons accourir
dès le matin aux Tuileries pour savoir si la rumeur publique
ASPIRANT ET JOURNALISTE. 3l
ne les avait pas abusés ! Il fallait voir, allant de l'un chez l'autre,
les anciens dignitaires de l'empii-e pour se féliciter du succès
d'une entreprise dont ils avaient la confidence , et c£ue rien dé-
sonnais ne pouvait empêcher de réussir! C'était un mouvement,
une activité dont on n'a pas une idée I
Ce fut ce jour-là que nous vîmes reparaître les singuliers uni-
formes que les émigrés rentrés en i8i 4 avaient fait faire pour se
montrer aux Tuileries, à l'heure de la messe. Je n'oublierai jamais
un ancien major de Champagne-infanterie , et un ci-devant mous-
quetaire gris de Louis XV , cjui nous donnèrent la comédie dans
le salon de la Paix, où l'un étalait son long et vaste habit
blanc à revers bleu de ciel , et l'autre sa veste courte de drap
écarlate, cuirassée d'un spincer de drap gris à croix noire. Chacun
de ces défenseurs de la monarchie menacée était plus que sep-
tuagénaire. La traînante rapière du fantassin qui avait appris en
Angleterre à suspendre son épée à deux tresses de soie ; le petit
chapeau à la Saxe galonné d'or , la perruque à la brigadière , les
jambes de vanneau dans les bottes hautes, larges et pointues, qui
montaient jusqu'aux rotules saillantes du cavalier de Fontenoy,
excitèrent le rire des spectateurs. Ils étaient pourtant bien affligés
ces deux vieillards ! Le mousquetaire qui avait bercé à Versailles
toute cette famille , que l'exil allait revoir peut-être pour la se-
conde fois , pleurait de grosses larmes , des larmes de regret
véritable ; car il n'avait rien gagné à la restauration que le droit
de porter son antique uniforme , et une cocarde de ruban blanc
qu'il avait faite d'autant plus énorme ce jour-là , que le péril lui
paraissait plus grand ! Il n'avait eu pension, ni dignité, ni croix
de Saint-Louis ; tout ce qu'il avait obtenu , le vieux soldat de Ri-
chelieu qui avait pris part à cette belle charge de la maison du
roi contre les escadrons anglais, c'était un brevet du lis ! Il nous
dit cela en essuyant ses yeux avec le revers de sa main sèche,
qu'il n'avait même pu ganter ; il nous le dit sans amertume , sans
adresser un seul reproche au roi : bien différent en cela de
tant de gens qui se réjouissaient aux Tuileries même de la ca-
tastrophe prochaine, parce qu'elle allait renverser un pouvoir
qu'on avait , disaient-ils, vu avare à l'égard des émigrés et des
32 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes de la révolution, ralliés aux Bourbons depuis un an.
« — Les Bourbons n'ont rien fait pour moi, mais c'est égal ; je les
ai vus naître, je les sers depuis soixante ans, et ce n'est pas aujour-
d'hui que je les abandonnerai! Ils ont besoin de moi, me voilà.
Mon épée leur appartient , je viens mourir à côté d'eux sur les
degrés du trône. » Et le bonhomme levait en l'air son chapeau,
l'agitait avec enthousiasme et criait de toutes ses forces : « Vive
le roi ! A bas le tyran corse ! » Cris impuissans qui trouvaient à
peine deux ou trois échos dans ce salon , où nous étions plus de
deux cents personnes.
Jusqu'au 19 mars , le major du régiment de Champagne et le
mousquetaire de Louis XV ne quittèrent pas le château; ils se
retirèrent quand ils virent qu'on les avait trompés , et que roi ni
princes n'étaient disposés à arroser de leur sang les marches du
trône. Ils assistèrent au départ de Louis XVIII , et Gros les a
oubliés dans le tableau où il a représenté cette scène d'adieux qui
fut si triste , et arracha des pleurs à ceux mêmes des témoins qui
aimaient le moins les Bourbons , et les blâmaient le plus de cette
nouvelle fuite. Il était écrit apparemment que la restauration n'au-
rait pas un souvenir pour ces deux vieux officiers! rien pour eux,
pas même une place dans une peinture liistoricjue , où certaine-
ment auront voulu figurer bien des gens qui n'étaient pas cette
nuit-là dans l'escalier du pavillon de Flore î Ils y étaient pour-
tant , eux , mais Gi-os ne l'aura pas su , et ils n'auront point été
chez le peintre officiel pour réclamer leur rang dans cette proces-
sion funèbre. L'artiste aurait peut-être été fort embarrassé de
rendre convenablement ces deux personnages épisodiques ; mais
la douleur ennoblit tout et jusqu'au ridicule. Un grand peintre fe-
rait quelque chose de très-touchant de Don Quichotte rêvant
Dulcinée infidèle; il aurait fallu que Gros fût ce grand peintre ,
car mes deux longs vieillards étaient bien autrement grotesques
que Don Quichotte ! Quand je les vis pour la première fois entrer
dans le salon de la Paix où tout le monde parlait bas et d'un air
< omposé , il me sembla voir deux masques se trompant de porte ,
et entrant dans uixe chandoie mortuaire, croyant se présenter dans
une salle de hal.
ASPIRANT ET JOURNALISTE. 33
Du jour OÙ le débarqucmenUle Napoléon ébranla le sceptre aux
mains de Louis XVIII , les consignes des Tuileries furent modi-
fiées. Tout homme ayant un uniforme d'officier ou seulement de
garde national fut admis à la salle des marécliaux ; on ouvrit
bien large la porte au dévouement , et il faut dire que ce fut la
curiosité qui profita de ces avances tardives faites à ce qu'il y
avait d'énergique dans la société de Paris. On allait tous les jours
là, comme à la bourse et au café, pour savoir des nouvelles, les nou-
velles qu'on faisait dans le cabinet du roi pour soutenir le plus
long- temps possible l'opinion. Elles étaient les plus étranges , les
plus incroyables; aussi personne n'y ajoutait foi V Les hommes
les plus importans de la cour se chargeaient de les propager et de
les discuter pour en démontrer la véracité.
Je me souviens qu'au moment où le roi revenait de renouveler
son serment à la Charte , cérémonie qui ressemblait beaucoup à
celle de l'extrême-onction , administrée à un mouvant, le vieux
comte de Viomesnil vint dans l'embrassure d'une croisée où je
causais avec un colonel , mon compatriote , et dit à son glorieux
camarade : <( Réjouissez-vous, colonel , Bonaparte est perdu ; il a
« quitté Lyon où les jacobins l'ont d'ailleurs assez froidement reçu,
« et toute son escorte a déserté. — Vous êtes bien sûr de cela,
« général ? demanda le baron **'^ à M. de Viomesnil. — Fort sur ,
« monsieur le baron ; c'est le roi qui nous l'a annoncé tout à
« l'heure. — J'en demande bien pardon à monsieur le comte,
« dis-je alors étourdiment , mais on a voulu flatter le roi, ou
« le roi n'a pas voulu vous décourager. — Monsieur, répliqua
« le vieillard d'un air sévère , on ne s'aviserait pas de trom-
« per le roi, et le roi est trop gentilhomme pour vouloir tromper
« personne. — Encore une fois pardon, monsieur le comte,
« mais le fait est impossible ; si un simple aspirant de marine
« pouvait décemment proposer un pari à un officier -géne-
' Louis XVIII , malade d'un accès de goutte, se faisait rouler dans un fau-
teuil jusque derrière la porte du salon de la Paix ; puis il se mettait sur ses
pieds et disait en souriant : « N'ayez pas de craintes , nous avons de bonnes
.« nouvelles; je me porte bien. » L'un était aussi vrai que l'autre.
34 REVUE DES DEUX MONDES.
« rai , j'aurais l'honneur de parier avec vous que Bonaparte ne
« marche pas seul vers Paris. Il est dans la partie de la France
■( qui lui est le plus dévouée. Lyon est fort napoléoniste , de-
» mandez plutôt à monsieur qui est de cette ville aussi bien
« que moi , et qui y a conservé des relations. Tout ce qui en-
<( vironne Lyon pense à peu près de même ; loin donc que Bo-
« naparte y ait perdu son escorte , il a dû l'y grossir. » Le général
était fort en colère. « Croyez-vous ce que dit ce jeune homme? »
Le colonel ne se hâtait pas de répondre. « En deux mots, monsieur
« le comte, voici ce que je prévois comme certain : nous sommes
« le i6 , eh bien ! le 30 , Bonaparte sera à Paris. — Mais, iiion-
« sieur , savez-vous bien que ce que vous dites-là est horrible , ou
<< tout au moins fort imprudent? — Imprudent, pourquoi? ce n'est
<i ni vous ni le colonel qui me dénonceriez sans doute , si j'avais
« dit quelque chose qui pût me compromettre ! Bonaparte aime les
« anniversaires ; son fils est né le 20 mars, et je suis convaincu que
« fût-il à St.-Cloud maintenant , il n'entrerait aux Tuileries que
« le 20 mars. » Le colonel sourit , l'autre me regarda avec bon-
homie et me dit : « Vous êtes fou , mon ami ; vos désirs seront
« trompés. Bonaparte n'entrera pas dans la capitale, nous avons
<i donné ordre qu'on l'arrêtât entre Paris et Lyon. »
Il n'y avait rien à répondre à cela ; aussi ne chercbai-je pas une
jjarole. On avait donné ordre qu'on arrêtât Napoléon entre Paris
et Lyon! Et qui avait donné cet ordre? à qui cet ordre avait-il
été donné? On rirait de Darius s'il avait dit avec confiance : « J'ai
« donné ordre qu'on arrête Alexandre. » Et Darius avait huit
cent mille soldats ! et après tout c'était Darius ! Mais Alexandre
et Bonaparte ne s'arrêtaient pas ainsi ! La confiance du bon M. de
Viomesnil , les courtisans , dont l'événement dérangeait les habi-
tudes , la partageaient , ou cherchaient à se la donner. Leurs pro-
pos étaient à cet égard les plus plaisans qu'on puisse imaginer.
N'avons-nous pas entendu au pavillon Marsan , madame de Ser-
rent, femme tout-à-fait d'autrefois, qui apparemment était restée
dans le sommeil de la Belle ait bois dormant pendant vingt-deux
années , nous dire sérieusement : « On n'a pas idée de cela , mes-
« sieurs I je ne comprends pas conunent M. le lieutenant de police
ASPIRANT ET JOURNALISTE. 35
« n'en finit pas tout de suite avec ce gueux de Bonaparte ; avant
(t la révolution , si un polisson de cette espèce s'était présenté sur
« les côtes de France , avec des intentions malveillantes , on lui
« aurait envoyé un exempt et quatre soldats du guet , et tout
« aurait été dit ! »
Yoilà où on en était à la cour en 1814! Louis XVIII seul ne
s'abusait pas. Quand il eut appris que Napoléon était débarqué,
sans que les douaniers du golfe Juan et les paysans du midi eussent
tiré sur lui un coup de fusil, il comprit qu'un basard seul pouvait
empêcber une restauration impériale ; il fit alors préparer ses
voitures et ses bagages. Cela se fit assez secrètement, mais tout se
sait vite à Paris , et la nouvelle du départ futur du roi se répandit
en même temps que celle de la défection des soldats de l'île d'Elbe,
jetée par la police aux crédules du faubourg Saint-Germain et du
Marais.
Tous les cbefs d'administration , pour faire preuve de dévoue-
ment, chercbèrent à enrôler des volontaires qui devaient s'opposer à
l'invasion des conquérans de l'île d'Elbe. Le ministre de la marine
convoqua dans la cour de son hôtel ce qu'il y avait à Paris de
marins des trois familles, militaire , administrative et médicale.
Nous nous trouvâmes une soixantaine qu'on mit sous les ordres
de l'amiral Missiessy ; puis , vieux et jeunes , officiers et pharma-
ciens, chirurgiens et commissaires , enfans de la révolution et de
la vieille France , nous nous rangeâmes sur deux rangs ; on nous
fit mettre l'épée à la main et l'on nous mena par les rues voisines
du château, faire une innocente promenade. Cette démonstration,
qui , du reste, fut la seule , amusa assez les habitans. Quelques
anciens serviteurs des Bourbons, qu'on avait fait rentrer dans
le corps des officiers de vaisseau , où ils étaient tout étonnés de
se retrouver , essayèrent de réchauffer le royalisme éteint de la
capitale ; on accueillit par de bruyans éclats de rire leurs cris
d'amoui- et de fidélité. « Mon cher camarade , me dit un capi-
« taine de frégate qui marchait à côté de moi , le peuple est un
« ingrat. Louis XYIII a refait ou travaillait à refaire ce que la
« révolution avait défait , et les Parisiens ne comprennent pas
36 REVUE DES DEUX MONDES.
« cela. Ils ii'ont au-devant du tyran , et ils retrouveront bien
« leurs voix pour crier : vive ! à cet empereur de la canaille! »
Le 20 mars vint, malgré les ordres de M. de Viomesnil, mal-
gré le nouveau baiser donné à la Charte ; malgré l'argent distri-
bué à Lyon par le comte d'Artois aux soldats qui attendaient
l'empereur, des cocardes tricolores dans leurs gibernes ; malgré
les volontaires royaux , et même malgré les souvenirs récens de
la terrible campagne de Russie, qui devaient être plus forts contre
Napoléon que toute l'armée royaliste. La nation ne se souvint de
rien , ni du dix-huit brumaire , ni des libertés confisquées , ni de
la conscription qui l'avait décimée, ni des longues guerres dont
elle sortait à peine ; elle ne se rappela que l'occupation du terri-
toire par les troupes étrangères , les prétentions de la noblesse ,
l'influence du clergé ; elle laissa partir le roi goutteux qui gou-
vernait sur un fauteuil , et courut sous les pas du monarque à
cheval.
On a beaucoup exagéré de part et d'autre l'effet que produisit
l'entrée de Napoléon à Paris ; les passions y voient mal. J'ai cela pré-
sent à la mémoire comme aux yeux , et je me souviens de la fausse-
té des divei'ses relations. Depuis le matin le drapeau blanc avait été
amené du pavillon de l'Horloge; les Tuileries attendaient les trois
couleurs. A une heu.re après midi, un officier-général, célèbre
dans les fastes de la guerre comme commandant de la cavalerie,
prit possession du château au nom de l'empereur son maître
cl le notre , comme il nous le dit dans son langage monarchique
impérial. Quelque temps après, un lieutenant-colonel des ci-de-
vant lanciers rouges vint dire que l'empereur serait à Paris dans
quatre heures ; il était alors à Ville-Juif, et il laissait à Louis XVIII
le temps de s'éloigner afin de n'être pas obligé de le prendre , cap-
ture dont il ne se souciait pas apparemment. A la nuit tombante ,
Napoléon se présenta à la porte des Tuileries ; il y avait beaucoup
de monde sur la place du Carrousel , mais là étaient les indiffé-
rens , les curieux ; les napoléonistes étaient dans la cour des Tui-
leries et dans les appartemens dont ils avaient repris possession
dès le commencement de la journée , comme si l'empereur reve-
nait seulement d'un voyage à Fontainebleau. Napoléon et son
ASPIRANT ET JOURNALISÏK. St
cljeval furent portés, c'est le mot propre, de la grille à la porte
<lu pavillon , comme ils l'avaient été huit jours auparavant dans
la rue de la Barre à Lyon, en descendant du pont de la Guillotière.
On pressait tellement l'empereui-, qu'il fut plusieurs fois obligé
de prier qu'on s'éloignât un peu de lui , et d'avertir qu'on lui
faisait mal.
Dans cette cour , l'eutliousiasme était au comble , mais tout se
passait assez froidement sur la place. On criait peu, on regardait;
on était plus surpris que joyeux , parce que tout cela avait l'at-
trait d'un drame encore à sa péripétie. Et puis , ce peuple qui
était sur le Carrousel se rappelait que très-peu de mois aupara-
vant, il avait fait au comte d'Artois et à Louis XYIII vuie récep-
tion où la joie était allée jusqu'au délire. Il Lui fallait voir
l'empereur au grand jour ; il lui fallait un de ces regards
fascinateurs dont Napoléon savait si bien l'effet sur les masses
jnobiles du peuple parisien , pour prendre son parti d'une nou-
veUe inconséquence , d'un retour à ses anciennes affections. Le
temps était sombre, et la nuit close; il y avait des patrouilles
dans les rues; beaucoup de boutiques s'étaient fermées, parce
que l'opinion de la plupart des bourgeois était qu'un combat
<levait avoir lieu dans la ville entre ce qui restait encore de la
maison du roi, et ce qui arrivait de la vieille armée avec Napoléon :
ce doute refroidit beaucoup l'entrée de l'empereur ; il n'y eut
<jue peu de cris hors l'enceinte des Tuileries. La nuit ne fut pas
sans inquiétude; Paris attendait le lendemain pour savoir s'il de-
vait croire à l'empereur , ou si ce n'était qu'une apparition fan-
tastique dont il avait été frappé.
Le jour vint enfin. Le peuple était allé en foule , dès six heures,
voir le soleil se lever sur le pavillon tricolore. Quelques groupes
de curieux étaient restés au Carrousel , amusés par le bivouac du
bataillon d'Exceimans. L'empereur se montra au balcon de
bonne heure ; un cri général : « Le voilà I le voilà ! Vive l'em-
« pereur ! » salua son arrivée. Il était sans chapeau et remercia
de la main. 11 avait sa capote grise , usée , trouée ; reste de cette
tapote historique qu'il n'avait pas manqué de mettre aussi en en-
trant à Lyon , pour frapper la population lyonnaise du spectacle
TOME VIII. 3
38 HKVliF l»l S DEUX MONDKS.
(le la misère «ju'oji avait laite à sa royauté de l'ile d'Elbe. Je nie
lappelle que plusieurs d'entre nous qui étions dans la cour des
Tuileries, nous rendîmes naïvement complices de ce petit charla-
tanisme. « Yoyez , disions-nous aux personnes qui se tenaient
« pressées contre les grilles et passaient leurs visages entre les
« barreaux , voyez, voilà pourtant à quel état de dénviment on
» l'a réduit! une capote rapiécée ! Et si vous aviez vu ses bottes
« sans talons , c'était à faire pitié ! Quant à son chapeau , dont
« un fd de fer est la ganse , personne n'en voudrait pour deux
« sous , à moins que ce ne fût pour faire une relique ! » Chacune
de ces paroles produisait un effet extraordinaire. Compères de
bonne foi, nous étions si émus, que nous propagions cette émotion
profonde et que les vwat allaient croissans tie minute en minute,
au point que Napoléon, assourdi par le bruit, se retira, après avoir
dit quelques paroles qui ne descendirent pas jusqu'aux spectateurs
militaires placés sous l'horloge. J'étais contre la grille de l'arc-
de-triomphe quand l'empereur parut ; derrière moi était une
vieille femme du peuple à qui je racontais quelcjues-uns des épi-
sodes de la soirée de la veille ; elle pleurait à chaudes larmes à
ces récits que l'enthousiasme d'une imagination jeune et fortement
frappée colorait assez vivement , et tout en pleurant , elle me di-
sait : « Ce cher empereur , je l'aime , m'sieur l'officier , encore
« plus que je n'aimais Louis XYI ; cependant j'aimais ben
» Louis XVI I C'est tout simple, il avait doté feu mon mari qu'é-
» tait valet de garde-robe chez le petit dauphin , qu'est donc
u mort àMeudon, le pauvre enfant ! Mais l'enqjereur a donné la
« croix d'honneur à mon fils , de sa propre main , à Leipsicre ; et
« ça c'est une bonté dont je lui saurai gré toute ma vie , parce
« que mon fils est simplement le fils d'un portier ! Louis XYI ne
« lui aurait pas donné la croix de St. -Louis, dans les temps! »
J 'écoutais cette bonne femme , cjuand tout à coup elle pousse
un cri : -* Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! voyez-donc , monsieur !
« — Et qu'avez-vous , madame ? » Elle me montrait du doigt
le ciel , au-dessus du balcon où était l'empereur. « — Des cor-
« beaux!... voyez, juste au-dessus de la tète de l'empereur!...
« l'pauvre cher homme! ça ne lui portera pas bonheur !... c'est
ASPIRANT KT JOURNALISTE. So
« qu'on n'a jamais vu mentir ces pronostics-là ! . . . Bonne sainte
<( Vierge , ayez pitié de lui et de nous ! . . . » Ses larmes redou-
blèrent , mais ce n'était plus sa joie si vraie de tout à l'heure qui
les provoquait. Je cherchai à la dissuader , à la consoler ; je ne
trouvai aucune raison convaincante... Je ne suis pas plus super-
stitieux que beaucoup d'esprits forts que j'ai vus se targuer de
leur incrédulité sur le chapitre des présages , mais j'avoue que je
fus frappé du ton de conviction de la vieille portière. Le soir je
quittai Paris , poursuivi par cette idée fatale , qui me fit entre-
voir comme très-menaçante la politique de la sainte-alliance , et
comme très-prochaine une terrible guerre.
J'allai passer à Lyon le temps qui me restait de mon congé , et
ne revins à Paris que pour assister à l'assemblée du Champ-de-
MaiyXe. i*"' juin.
Ce fut un grand et triste spectacle que celui de cette fête ! Le
Champ-de-Mars offrait un coup d'œil magnifique, mais que l'en-
ceinte politique avait un aspect différent! Là , enthousiasme , ar-
deur militaire, patriotisme exalté; ici contrainte, réserve, défiance.
La garde nationale de Paris rivalisait de tenue avec la garde impé-
riale qu'on avait réunie en un instant ; mais ce n'était pas le même
élan d'amour pour Napoléon. Elle défila en beaux pelotons , bien
formés , marchant à merveille , mais trop souvent muets. Cepen-
dant elle n'y mit pas de froideur calculée ; elle ne voyait pas
arriver l'impératrice et le roi de Rome qu'on lui promettait de-
puis deux mois , et que retenait l'empei'eur d'Autriche ! Les cris
qui partirent des rangs de cette garde civique étaient forts signi-
ficatifs ; pour un : vive l'empereur ! dix : vive la garde impériale !
Napoléon ne s'y trompa point, il comprit bien que ces souhaits
adressés à sa garde par les citoyens se résumaient tous dans une
pensée de crainte pour l'avenir, et qu'il n'était plus considéré par
la population parisienne comme le sauveur unique du pays. Aussi
parut-il ennuyé et grondeur pendant la distribution qu'il fit des
drapeaux sur l'autel de la patrie. Pour aller jusqu'à cette estrade ,
il passa au milieu d'une haie dont les deux rangs étaient si rap-
prochés par la curiosité, que souvent il éloigna de sa main , adroite
4o RKVUt DliS DEUX MONDES.
et à gauche , les personnes qui le touchaient de trop près : tout le
monde voulait lire dans ses yeux les destins de la France, et
cette investigation paraissait le contrarier un peu. Une chose qui
le gênait aussi et lui causait une impatience assez mal dissi-
mulée, c'était le grotesque costume dont il était revêtu. Figu-
rez-vous l'homme à la capote grise ou au simple habit vert, .si
beau comme cela , si noble , si bien coiffé de ce petit chapeau au-
près duquel celui de Nansouty était un géant ; figurez-vous cet
homme caché sous l'attirail d'un courtisan de François I^"", qui
aurait mis son manteau comme le Crispin de la parade I quel dé-
guisement ! Les soldats de la vieille garde, cjui brillaient là avec
leurs habits rougis par le soleil, avec leurs bonnets à poils rongés
par une longue campagne avant l'exil dans la mer italique , ne
purent s'empêcher de sourire en voyant leur général ainsi vêtu.
La toque à plume blanche , à ganse et à bouton de diamant , allait
mal à la figure grasse de Napoléon. Les artistes le remarquèrent,
ce qu'ils remarquèrent aussi , c'est le mauvais goiit qui avait pré-
sidé à la composition de ce costume de cérémonie , amalgame
étrange du manteau court à la Henri III , de la tunique théâtrale
qu'Elleviou avait mise en réputation dans Françoise de Foix , de
la coiffure de Charles IX , du tricot de soie collant qu'on portait
sous Henri IV , et des souliers de satin blanc dont se paraient
tous les seigneurs du temps de Louis XII. Les royalistes se mo-
quèrent, les artistes critiquèrent , bien que David eût passé par-là,
les compagnons d'armes de l'empereur gémirent tout bas du
ridicule qu'il se donnait; les représentans du peuple dirent assez
haut combien un tel travestissement leur paraissait peu conve-
nable. De l'hémicycle où les députés étaient placés selon l'ordre
alphabétique de leurs départemens , s'éleva un murmure désap-
probateur quand Napoléon parut sur l'amphithéâtre où l'on allait
dire la messe ; je fus effrayé de cette rumeur.
La députation du Finistère avait eu la bonté de me faciliter l'en-
trée de l'enceinte réservée , afin que je pusse bien voir ce spectacle
qui m'avait fort tenté. J'étais placé presqu'en face de l'empereur,
et je ne perdis pas un de ses mouvemens , un de ses fréquens
froncemens de sourcils, un de ses gestes d'impatience; j'assi.ste
ASPIRANT KT JOURNALISTE. 4'
encore aujoiud'liui à ce supplice auquel il était comlainné ; je le
vois encore accuser par sa contenance la lenteur du prélat officiant ;
je le vois regardant, d'un œil fixe , M. Dubois ' qui lui débitait
le discours voté par la majorité des électeurs , discours où se trou-
vait cachée sous le dévouement une scission trop prochaine entre
l'assemblée et l'empereur ; je le vois prenant, pour se distraire ,
du tabac à poignée dans les boîtes de l'archevêque de Uourges et
de l'archichancelier de l'empire qui se tenaient debout à ses côtés.
Ohl qu'il était malheureux I que tout cela le faisait souffrir! quelle
vesponsabihté il avait assumée sur sa tête I Son génie suffi ra-t-il
aux difficultés? La victoire sera-t-elle fidèle à ses aigles? Que de
nuages sur ce vaste front! Cette haute confiance qu'avait jadis en
lui le vainqueur de l'Europe , qu'est-elle devenue ? il est incertain,
il hésite , il est timide ! Lui , timide ! Oui , écoutez-le. Il va répon-
dre à M. Dubois.... Il paile de liberté sans éloquence, en honune
qui n'y croit pas, qui la caresse et la prend comme une alliée
nécessaire, dont il se défera quand il n'en aura plus besoin; il
parle de gloire avec amour, mais de ses victoires futures sans
conviction. Ce n'est plus là Bonaparte si sûr de lui , si abondant
en grands effets de poésie dont il réalisera les merveilleuaes pra-
messes ; ce n'est plus le Bonaparte d'Egypte et d'Italie , le Napo-
léon d'Austerlitz et même de Moscou ! Sa foi en lui-même n'est
pas ardente comme autrefois; il est descendu Dieu du trône, il
vient d'y remonter homme ; il sent cela , et s'en inquiète. Que fera
l'homme ? Retrouvera-t-il quelque cliose du Dieu dans la péril-
leuse entreprise où le voilà lancé ? S'il faut qu'il i^este au-dessous
de sa vaste renommée, que deviendra-t-il? Le voyage de Cannes à
Paris est une aventure heureuse , mais ce n'est qu'une aventure ; la
gueiTC déclarée , et qu'il faut bien accepter, est une autre chose
■vraiment! La nation aura-t-elle encore ce sentiment aveugle de
dévotion à l'empereur qu'elle lui avait voué jadis ? Ne lui garde-
ra-ton pasrancune defEspagne et de Moscou ? Les idées libérales
que l'opposition aux Bourbons a développées déjà dans les classes
élevées et moyennes, ne seront-elles pas exigeantes envers lui? Le
' M. Dubois d'Angers, aiijoiird'liiii aus^i députe de Maine-et-Loire.
4?, KEVUE DES DEUX MONDES.
peuple qui fut blessé de Toctioi de la cliarte ne le sera-t-il pas
aussi de l'octroi de l'acte additionnel aux constitutions de l'empire?
Une première parole violée ne j citera- t-elle pas le pays dans la
défiance? 11 faudra vaincre d'abord, et cpiand on aura vaincu, il
faudra gouverner ; gouverner pendant la paix, gouverner le petit
empire, non plus le grand qui étendait ses bras de la Hollande à
la pointe d'Italie pour lever les contributions dont s'enrichissait
le trésor impi'rial ! La parole libre reprendra sa puissance , la
presse aidera la tri!)une, la chambre des représentans oubliera les
traditions du corps législatif pour remonter jusqu'à celles de l'as-
semblée nationale , la chambre des pairs aura honte des souve-
nirs du sénat ; il faudra enfin être empereur constitutionnel !
Qui pourra dire qu'en ce moment , lorsque tant de pensées déso-
lantes l'assiégeaient, l'obsédaient, pâlissaient son front, contrac-
taient ses lèvres et donnaient à ses yeux une effrayante immobilité.
Napoléon n'ait pas jeté un souvenir de regret à son île d'Elbe! Oh!
sans doute il la regretta; mais ce coup d'œil en arrière fut rapide ;
c'est en avant qu'il avait besoin de regarder. En avant!... Il ne
voit peut-être que trop bien l'événement futur ! Aussi , comme il
voudrait toucher à la fin de cette cérémonie qu'il juge bien au fond
du cœur , misérable parodie des vieilles assemblées du peuple !
Hatez-vous donc, hérauts d'armes à la dalmatique semée d'abeilles
d'or , à la voix retentissante , hâtez-vous donc de proclamer au
nom del'empereur que l'acte additionnel est accepté par le peuple
français ! Grand chambellan , prince archi-chanceher , prince Jo-
seph Napoléon, hâtez-vous; hâtez-vous, messeigneurs, d'apporter
la table , et de présenter la plume à l'empereur qui doit signer
l'acte de promulgation de la constitution ! Et le serment! Allons,
vite, M. de Bourges, monsieur le premier aumônier, à genoux
devant Sa Majesté; présentez-lui le livre des Evangiles. — 11 jure.
^Répétez, monsieur l'archi-chancelier, et que nous jurions tous !
Au Te deum maintenant. Louez Dieu, remerciez Dieu ; mais ayez
pitié de l'empereur ! Ne voyez-vous pas que son sang bout , qu'il
veut partir ? Son œil vous demande un cheval ! Amenez-lui son
cheval de bataille ! Comme le Richaid de Shakespeare, il donne-
rait son rnyauinc pour un cheval ! Otez lui son manteau lie-dc-
ASPIRANT EX JOURNALISTE. /JO
vin , son épée île théâtre , sa coiffure de velours à plumes ; ren-
dez-lui son habit vert , et ses petites épaulettes , et son épée de
oénéral et son petit chapeau sans panache si connu de ses gro-
gnards ! Il n'entend plus vos tandjours ; les trompettes de Bulow ,
de Blucher et de Wellington résonnent seules à ses oreilles ; vos
fanfares , vos cris , vos sermens ne le tireront pas de son rêve
militaire ! Tout ce c{ui l'entoure lui reste étranger ; il court par la
pensée dans les plaines de Belgique , augiand galop de son che-
val blanc; il Ivresse ses régimens ; il parle aux soldats; il multi-
plie ses ordres; il fait déployer ses longues colonnes pour opérer
un grand mouvement, décisif peut-être !
Tout à coup l'empereur se leva, et nous nous levâmes tous.
Près de moi était un nègre, un officier décoré , chef d'escadron
de chasseurs à cheval , député de je ne sais quel département.
Comme moi , il avait étudié avec un intérêt soutenu la figure de
Napoléon. Pendant cette longue séance nous n'avions pas échangé
une parole , mais quelquefois mes yeux avaient rencontré les siens
où se lisait un singulier mécontentement. Quand l'empereur
descendit les gradins de l'amphithéâtre pour aller distribuer les
drapeaux, le nègre franchit l'enceinte où«ious étions, pour se
trouver mieux sur son passage ; je le suivis machinalement. J'étais
à côté de lui au moment où Napoléon passa ; il me prit la main le
long de sa cuisse , la pressa bien fort , regarda fixement l'em-
pereur, puis il me dit d'un ton qui ine fit une impression dou-
loureuse : « 11 n'en a pas pour trois mois ! » L'officier noir remit
son chapeau avec humeur , me regarda , me salua , et disparut.
Je ne l'ai jamais rencontré depuis , et depuis seize ans je le
cherche I
La journée du i^"" juin où nous eûmes tant de vent, tant de
poussière, tant de chaleur et tant d'ennui , finit par des fêtes
Quinze jours après , c'était fait de l'empire et de l'empereur !
Alors me revinrent en mémoire la prédiction du nègre et les cor-
beaux de ma bonne femme du 20 mars ! et je pleurai amèrement.
M. le baron Vouty de la Tour, premier président de la Cour
impériale de Lyon , était président de la députation du Rhône
au Champ~de-Mai. Je lui avais été adressé et recommandé par
^4 REVUE DES DEUX MONDES.
un oncle de mon père, magistrat de notre ville. Il m'avait fait
un excellent accueil, et m'avait engagé à dîner pour le 2 juin.
Je trouvai à son hôtel nombreuse et brillante compagnie ; il trai-
tait plusieurs députés des départemens et quelques officiers-gé-
néraux de ses amis. On faisait cercle au salon quand j'y fus
introduit. La conversation était animée ; on parlait politique avec
une liberté qui gênait beaucoup notre anq^liytrion , homme de
beaucoup d'esprit , mais un peu méticuleux , et qui n'aurait pas
voulu cju'on pût redire à l'empereur que chez lui on se permet-
tait de faire de l'opposition à l'Acte additionnel. Il cherchait à
mettre d'accord les opinions les plus divergentes; par politesse,
par bienséance, presque tout le monde lui cédait ; il n'y avait là
qu'un homme intraitable , un homme d'un extérieur fort simple ,
espèce de campagnard éloquent , aux manières énei'giques , à la
voix rude et forte; il ne concédait rien à personne. « \otru
u Bonaparte, disait -il, je m'en défie. \ous ne me ferez pas
« croire qu'il aime jamais la liberté et l'égalité. Quelle parade
» il nous a fait jouer hier! Et toute cette cour, tous ces valets
c( dans leurs costumes de saltimbanques ! Et puis des princes ,
« des ducs et des barons !» — Le salon de M. Vouty de la Tour
était plein de barons , de ducs et de princes , et le malin républi-
cain leur jetait durement cette épigrannne au visage. — « Ou il
« étouffera la liberté, leur empereur, ou la liberté l'étouftera ;
" et je parie pour la liberté ! » M. le baron de la Tour était fort
embarrassé ; il fit hâter le dîner pour se tirer de la situation où
le mettait son malencontreux opposant.
On servit enfin. Chacun cherchait sa place à table ; je trouvai
la carte qui portait mon nom entre celles de deux honnnes fort
célèbres. Leur voisinage m'effraya. L'un d'eux était cet ennemi
de l'empereur que je venais d'entendre discuter si vertement,
et dont j'avais cherché à deviner le nom pendant qu'il parlait :
c'était un membre de la Convention , un régicide. L'autre était
aussi un conventionnel ayant voté la mort du roi , mais d'une
trempe liien différente. Le premier, loyal, convaincu, sincère,
incapable de transiger avec sa conscience , a laissé une mémoire
honorable dans l'iiistoire de la révolution. Le second, jacobin à
ASPIRANT rr JOURNALISTE. 4^
ailes clc pigeon , saiis-culoUe à lalons rouges , cruel par peur ,
courtisan de la guillotine, n'a jamais eu l'estime de ceux mêmes
à la suite desquels il marchait en serviteur soumis. J'étais fort
peu content d'avoir ce dernier à ma gauche , et son collègue à
ma droite ; j'avoue que j'eus peur, et j'en ris aujourd'hui quand
j'y songe. Mais figurez-vous un pauvre garçon de vingt ans, —
alors à vingt ans on n'était pas homme ; l'empire avait mis bon
ordre aux prétentions des jeunes gens de cet âge qui auraient eu
des velléités trop mâles en matière de politique! — figurez-vous,
dis-je , un garçon de vingt ans , né à Lyon quelques mois après
le siège de cette ville, pendant les horreurs d'une terreur locale
qui a gardé le nom du représentant Réverchon , bercé par consé-
quent avec les récits des funestes événemens de la veille , et
voyez - le à table entre deux des hommes les plus fameux de la
terrible époque qu'on lui apprit à détester en lui racontant son
père cherché par la hache du bourreau, et sauvé par un gen-
darme; son aïeul guillotiné après avoir été un des premiers
partisans de la révolution ; un de ses oncles égorgé et empaillé
par des furieux qui finissent par jeter ce mannequin de chair
dans la Saône ! Elevé dans la crainte de Dieu et dans la haine
de la Convention, dont je ne connaissais que les œuvres san-
glantes, je frémis en m'asseyant sur cette chaise, que le hasard
avait si mal placée ; je ne sais pas si , un instant , je ne me
dis pas en moi-même : « Ces gens-là me mangeront pour leur
dessert ! »
Je m'eftorçai cependant de faire bonne contenance, et je me
résignai à tout ce qui pouvait arriver. Je dînai mal, très-mal,
quoique j'eusse bon appétit. Je mangeais du bout des dents sans
dire une parole , et en écoutant la conversation des deux vieux
poUtiques. Je ne fus pas long-temps à m'apercevoir que ces mes-
sieurs avaient peu d'affection l'un pour l'autre. L'homme aux
bas de soie et à la coiffure poudrée n'aimait pas son ci-devant
collègue , mais il affectait avec lui beaucoup de politesse , il le
caressait de paroles flatteuses ; du reste , c'était un causeur spiri-
tuel , assez gai et fin ; il appelait l'empereur : Sa Majesté Bona-
parte. A ma gauche on avait un autre langage, on supprimait la
46 REVUE DES 1>EUX MONDES,
qualité et le titre , on disait : AJonapai'te, tout court, ou quelque-
fois M. Bonaparte. Louis XVIII , au moins, disait : M. de Bo-
naparte ! La politique du moment fit le fonds de la conversation,
dont je ne perdis pas un mot , parce qu'elle se croisait devant
moi, gâtant tous les mets que je touchais. L'empire y était con-
damné à mort. Napoléon était traité avec un mépris incroyable ,
on le prenait par force et comme pis-aller pour la guerre , mais
on se promettait de lui faire violence à la paix , s'il durait jusqu'à
la paix. J'étais indigné. Du moment présent aux temps passés ,
la transition n'était pas difficile pour des votans; la guillotine fut
toute la précaution oratoire. Oh ! alors , je fus bien à plaindre ,
et je me hasardai à jeter une parole au milieu de ce dialogue qui
courait railleur, insouciant , — et à mon sens , féroce, — comme
s'il eût été question de fêtes, de spectacles ou d'histoire ancienne.
« — Encore un régicide, messieurs, dis-je d'une voix que la frayeur
rendait discrète. — Oh ! c'est une hypothèse lointaine , monsieur,
et qui n'est peut-être pas réalisable , répondit le révolutionnaire
marquis. — Et pourquoi pas? répliqua l'autre. Vous voilà tou-
jours avec vos timidités et vos temporisations ! Vous avez été
cependant bon à l'œuvre , mais il fallut teri^ibleinent vous pous-
ser. « L'autre resta froid à ce compliment ; celui qui l'avait fait ,
reprit : « — Le peuple sait son droit contre les tyrans ; il en a usé
une fois, et ne le laissera plus tomber en désuétude. — Ainsi,
ajoutai-je , rien ne plaiderait devant vous la cause de Napoléon ,
tyran pendant la paix , ni sa gloire , ni le souvenir des grands
services qu'il a rendus à la patrie comme administrateur ? — As-
surément non. C'est un grand capitaine, je l'avoue, mais il a
fait la guerre pour lui , pour faii-e de toute sa famille des boutures
impériales plantables à Naples , en Espagne , en Hollande , en
Westphalie, à Rome, que sais-je ? Quant à l'administrateur,
qu'a-t-il inventé ? La Convention a tout fait avant lui ; il nous a
imités , et voilà tout. Et quand il aurait trouvé quelque chose ,
peut-on inettre cela en compensation avec toutes les libertés per-
dues ? C'est un tyran. Qu'il se tienne bien, car nous lui ferons
une dure guerre , nous autres qui ne nous laissons pas facilement
sétluirc , et qui ne nous sommes point pris par les pâtes dans la
ASPIRANT KT JOURN ALKSTU. 4?
glu iinpciiale ! Moi , je n'aurai pas plus de ménagement pour
lui que je n'en ai eu pour l'autre. »
J'ai eu toujours à cœur la mort de Louis XVI ; j'avais presque
appris à lire dans le Cimetière de la Madeleine , et j'aimais ce roi
faible et malheureux dont je ne comprenais pas les crimes , dont
je comprenais moins encore le jugement: j'éprouvai donc le be-
soin de protester contre ces dernières paroles :
— Ah ! monsieur , peut-on se vanter de la mort d'un homme,
d'un roi que j'ai tant vu pleurer ! n'était-ce pas... ?
— Oui , répondit doucereusement celui des deux convention-
nels que vous savez , oui , nous sommes peut-être allés un peu
loin.
— Un peu loin , interrompit l'autre en me prenant le bras , et
en me le serrant avec une force que la passion triplait chez ce
vieillard, vous n'y étiez pas, jeune homme, et vous ne pouvez
comprendre la nécessité de cette mort 1 Qu'il vous suffise de sa-
voir que l'arrêt était indispensable. Louis XVI trahissait ; soit
faiblesse ou autrement , il entretenait avec l'étranger des corres-
pondances coupables , j'en suis sûr ; nous avons dvi l'en punir. Je
ne dis point que ce ne fût pas un honnête particulier , un ouvrier
intelligent , mais c'était un mauvais roi pour une république , et
la république était indispensable. Maintenant encore , vous me
présenteriez cent fois Louis XVI avec toutes ses vertus , que cent
fois je lui ferais couper la tête. »
Ce sang-froid à parler d'une tête coupée me confondit. Je regar-
dai fixement mon tueur de rois, comme pour savoir si c'était en-
têtement d'opinion , cruauté , faux point d'honneur , qui fait
soutenir ce qu'on a fait de mal , même quand on a la certitude
qu'on a eu tort , ou conviction profonde ; je vis qu'il n'y avait
dans ce cœur ni remords , ni cruauté , ni obstination , mais fana-
tisme sincère. Quant au marquis, je remarquai qu'il était mal à
son aise de la franchise de notre interlocuteur; la mort de
Louis XVI ne lui paraissait plus, sans doute , vue du point ovi
nous étions placés , une chose aussi nécessaire qu'il l'avait cru
jadis. Il était plus libre qu'autrefois , et ne se voyait pas obligé
•l'obéir aux ordres dune majorité qui avait les cachots et les bour-
48 REVUE DES DEUX ÎIONDES.
leaux pour punir la minorité. Il sourit comme pour me dire :
«c C'est un vieux fou, un niais qui conserve ses croyances de vingt-
« deux ansi » Le vieux fou me faisait peur; mais j'éprouvais,
pour celui qui le jugeait ainsi , un tout autre sentiment, celui du
mépris le plus profond. Je sortis malade de ce dîner. Je n'ai ja-
mais revu depuis celui que j'ai désigné par sa coiffure à frimas ,
mais j'ai retrouvé son inflexible collègue dans le inonde ; je l'ai vu
bon, aimable, indulgent, toujours ferme dans ses principes ré-
publicains. J'ai su qu'il était excellent père de famille, excellent
ami. Cela ne me surprend pas aujourd'hui ; j'en fus alors très-
étonné. Je m'étais fait d'un régicide l'idée qu'on a d'un de ces
criminels vulgaires que la société rejette avec horreur de son
sein ; l'éducation m'avait fait ces premières impressions qui ont
eu beaucoup de peine à s'etlacer.
Le 4 jïtin , l'empereur devait recevoir dans la galerie du Mu-
séum tous les députés du Champ-de-Mai ; je voulus assister à celte
réception, et avant de me rendre au Louvre, je montai aux Tuile-
ries. Il y avait beaucoup de monde dans la salle des maréchaux ;
toutes les personnes qui avaient quelque chose à demander à Na-
poléon étaient là , le placet à la main. Je ne sollicitais rien , mais
je tenais à voir de près l'empereur. Je pris mon rang dans une
des deux files qui étaient formées obliquement , de la porte par
où il devait sortir à celle de la galerie vitrée qu'il allait traverser
pour se rendre à la chapelle. J'étais à côté d'un soldat décoré
qui venait prier l'empereur cie faire entrer son fils dans un des
lycées ; il obtint cette faveur. Napoléon le reconnut très-bien ;
il y avait dix ans pourtant qu'il ne l'avait vu. Quand l'huis-
sier annonça l'empereur , le plus grand silence succéda au
tumulte des conversations particulières ; il ne fut interrompu
que par deux ou trois salves de vii>al poussées au moment où pa-
rut l'homme au frac vert. J'étais à droite dans la haie que par-
courait Napoléon , le douzième environ des expectans. Je le vis
très-bien venir: il était sérieux , tenait à la main son chapeau,
parlait vite , s'arrêtait quelques secondes à peine devant chacun
des pétitionnaires , se retournait de temps à autre vers les gcnc-
ASPIRANT ET JOURNALISTE. 40
laux Bertrand etDrouot, pour leur recommander les afl'aires
dont on venait de rentretcnir , et continuait rapidement
sa visite. Il s'arrêta à quelcjues pas de Tendroit où j'étais, et
se mit à rire. Il voyait venir ciuelqu'un à lui, c'était un homme
vieux et maigre , marchant vite comme un courtisan attardé , af-
fublé d'un habit de soie à la française, et d'une culotte couleur
forge de pigeon. L'accoutremeAt était parfaitement ridicule. Un
défenseur du tiers-état dans ce costume gothique de l'ancienne
cour , il y avait de quoi se moquer jjendant un mois ! Tout le
monde sourit en le voyant , et peut-être aussi en voyant sourire
l'emperevu-. Napoléon reconnut à dix pas son visiteur essoufflé ,
et le montrant avec gaîté aux généraux de sa suite : » Tiens , dit-
« il, c'est l'abbé Sièyesl » Il appuyait malignement sur le mot
abbé comme pour faire une antithèse de l'habit avec la qualité.
Au reste , toutes les fois que l'empereur voyait l'abbé Sièyes, ou
prononçait son nom , il ne pouvait s'empêcher de rire , en se
rappelant sans doute le bon tour qu'il avait joué à ce directeur si
fin , si habile , qui avait eu la prétention de gouverner la France ,
et s'était laissé si facilement duper par le petit général Bonaparte,
à qui l'on accordait bien des talens militaires , mais dont le di-
rectoire , tout en redoutant son ambition , niait la capacité poli-
tique. Après quelques mots échangés entre l'empereur et l'abbé
faiseur de constitutions , Sièyes salua profondément , et Napoléon
reprit sa promenade un moment interrompue : il arriva à mon
soldat qui m'avait fait lire sa pétition , morceau d'éloquence sol-
datesque vraiment fort remarquable, je vous assure. Ce vétéran
d'Aboukir et de Marengo tremblait de tous ses membres. « — Que
veux-tu? lui demanda l'empereur. — Sire, votre majesté... —
Eh bien! parle. — Dame, sire... — Quelles campagnes as-tu faites?
— Oh I pour ça , sire , toutes avec vous. — Tu as la croix , que te
faut-il de plus? — Sire... sire., ce papier vous le dira — » Na-
poléon prit le placet , l'ouvrit , le parcourut , et se retournant
avec bonté du côté du pétitionnaire : « Accordé , mon camarade ,
« ton fds sera élevé aux frais de l'empire. »
« Et vous , ajouta l'empereur en venant à moi , que voulez-
vous? » Je n'étais pas préparé à cette question; je croyais que
C)0 BEVUE DES DEUX MONDES.
Napoléon ne parlait qu'à ceux qui cheicliaient à obtenir de lui
une parole ; je restai interdit ; je tremblais encore plus fort que le
soldat ; ma langue , soudainement épaissie , restait collée à mon
palais ; mes yeux attachés à ses yeux se fermaient insensiblement
comme ils auraient fait aux rayons du soleil ; j'étais magnétisé. Je
n'avais pas pour me tirer d'embarras vingt campagnes à énumé-
rer , et une pétition à présenter ; il fallait pourtant se décider ; j'a-
vais entendu dire que l'empereur n'aimait pas qu'on hésitât de-
vant lui, et cette pensée ajoutait encore à mon embarras. A la
fin , — il me semble qu'un siècle s'était passé depuis que l'em-
pereur m'avait demandé : « que voulez-vous ? — à la fin je ré-
pondis : « — Je sors de l'école de la Marine, et j'espère être em-
barqué bientôt. » — Et la garde ! parlez de cela à Drouot. » Il
me salua de la tète, et passa à mon voisin de droite. Je restai
immobile, stupéfait de ma bonne fortune. Peu à peu, je me
rassurai et j'en vins à me demander pourquoi l'empereur m'avait
proposé d'entrer dans les marins de la garde, quand je lui parlais
d'un futur embarquement. J'étais jeune, grand et fort; et puis
Napoléon avait pu être trompé par un sabre traînant que je por-
tais , un grand sabre qui était devenu proverbe parmi mes cama-
rades. J'allai rappeler au général Drouot la paiole de l'empe-
reur ; mais cela ne put }')as s'arranger. Au lieu de rejoindre le
corps des marins de la garde , je fus incorporé dans la compagnie
des aspirans , à laquelle on confia la défense tle la butte Mont-
martre. Nous restâmes à ce poste, que les transactions diplo-
matiques rendirent tout-à-fait inutile , jusqu'au jour de la capi-
tulation de Paris. On nous fit évacuer Montmartre avant que
les troupes étrangères entrassent dans la capitale. Pendant le
trajet que nous fîmes sur les boulevarts , encombrés par les
femmes qui attendaient l'arrivée des Russes, et qui manifestaient
une joie atroce, nous fûmes souvent insultés. Il nous fallut
une grande modération pour ne pas tirer vengeance de ces igno-
bles outrages. Je vis le lendemain un officier de cuirassiers ,
moins patient que nous , punir avec énergie , et d'une manière
assez plaisante , un monsieur et sa compagne qui, en passant près
d'un détachement que cet officier conduisait à pied, s'avisèrent
ASl'IllA.NT KT JOllU.NAI.ISTi:. ;» (
de dire : « En voilà encore de ces briî^jands de soldats de Bona-
parte I » Notre cuirassier s'approcha de l'impertinent duo , aji-
pliqiia un vigoureux soufflet au cavalier , puis se plaçant côte à
côte avec la dame, leva, très-grand qu'il était, son talon à la
hauteur de la hanche de cette femme , et son éperon, déchirant
du haut en bas la robe de mousseline blanche et le jupon , il la
laissa demi-nue, fort embarrassée de sa contenance et obligée
de chercher un refuge dans un fiacre.
Je ne voulais pas assister à la seconde entrée des Bourbons ;
mais je ne pus quitter Paris que luiit jours après celui où
Louis XYIII s'y montra entouré de toutes les troupes étrangères
qui l'escortaient comme un roi captif. Il était trop clair, à voir la
composition de ce cortège , que c'était au nom de la sainte-al-
liance qu'il était appelé à régner. La joie des fenniies et d'une
certaine partie de la population fut d'une telle indécence à cette
occasion, que Wellington se crut obligé de leur en faire affront en
disant aux folle.s qui allèrent lui faire visite, l'embrasser et le re-
mercier de la bataille de Waterloo , qu'en Angleterre , après un
malheur public aussi grand , les femmes , loin de se parer de leurs
habits de fête, traîneraient en pleurant des voiles de deuil. Je
me souviens que l'empereur Alexandre , passant dans la rue de la
Paix, où il allait, je crois, empêcher qu'une centaine d'imbéciles ,
sous la direction d'un jeune enthousiaste qui depuis a donné un
nouveau synonyme à naïveté, ne cherchassent à ébranler la colonne
qu'ils avaient la prétention de renverser par flatterie , pour les
cosaques et les grenadiers autrichiens ; — l'empereur Alexandre
se sentant pressé de tous côtés par des femmes qui le dévoraient
des yeux , lui disaient qu'il était magnanime comme prince et beau
comme homme , baisaient ses genoux , ses bottes , le bout de sa
longue ceinture d'argent, sa main qu'il retirait avec modestie , et
jusqu'à la croupe blanche de son cheval , sourit d'abord de pitié
et finit par dire : « En vérité , c'est trop ; j'ai honte pour vous de
« tant d'amour, vous me feriez rougir de la victoire. »
C'est à Lyon que je retournai. En arrivant à Roanne, j'appris
que mon père était à quelques lieues de là , à Saint-Alban , ou
5?. REVUE DES DEUX MONDES.
il prenait les eaux. Je m'y rendis. Cet établissement était tenu par
un lie nos parens , M. Jailly. Lorsque je descendis de cheval,
mon père et son cousin vinrent à moi d'un air contraint auquel
je ne concevais rien. Cela m'inquiétait; je leur demandai la rai-
son de cet endiarras qui me paraissait si peu naturel après une
longue séparation. Après bien des précautions oratoires, bien des
reconnnandations discrètes, mon père me dit : « — H y a ici une
personne qui a intérêt à n'être pas connue , apparemment ; elle
est à Saint-AUian sous le nom du comte de Neubourg ; peut-être
la reconnaîtras-tu , mais n'en fais pas semblant. Tu entends bien !
cela importe beaucoup. » Je n'eus pas de peine à promettre de
respecter un incognito qui me paraissait, aU surplus, sans aucun
intérêt pour ma curiosité. On sonna le dîner, et je vis tous les
pensionnaires revenir du jardin à la maison. Parmi eux , je re-
marquai , un livre à la main , sevd et dans une allée tournante ,
un lîonnne grand, enveloppé dans une longue redingote blanche,
une toque de velours sur la tête. Je le reconnus tout de suite.
C'était le maréchal Ney que j'avais vu souvent. Mon père me re-
gardait avec inquiétude ; il s'aperçut que je savais le secret du
prétendu comte de Neubourg , et , pendant tout le dîner, il veilla
sur ma langue dont il redoutait cjuelque écart. Quand le repas
fut fini, le maréchal reprit sa promenade et sa lecture. — Il li-
sait le Mérite des Femmes, de Legouvé ; je vois encore le volume
entre ses mains. — Je pris à part mon père et M. Jailly , pour
leur demander conseil sur ce cpie je devais faire ; car le hasard
m'amenait à Saint-Alban pour rendre un service au maréchal
iVey. <i — Votre comte de Neubourg , je le connais. — Eh bien I
— Il faut que je lui parle. — Que tu lui parles , et pourquoi ? —
Voici pourquoi. La veille de mon départ, j'ai rencontré dans un
salon un homme qui a des relations avec la cour ; cet homme n'a
pas voulu me tromper, j'en suis persuadé. Il est royaliste, et
d'autant plus dévoué aux Bourbons , qu'il est sans naissance et
qu'il veut faire un chemin rapide. Mais son dévouement n'exclut
pas la générosité. Il a surpris aux courtisans une liste de proscrip-
tion qui doit être publiée bientôt à Paris. « Vous partez, m'a-t-il
dit , voici une liste de noms d'hommes qui seront proscrits avant
ASPIRANT KT JOURNAl.ISTK. 53
huit jours ; si vous en rencontrez quelques-uns, prévenez-les du
danger qu'ils courent. » — Est-ce que sur cette liste...? — Le
maréchal Ney y est en tète. Il faut que je l'avertisse. — Je tournai
rapidement l'allée où Ney marchait en lisant , et me trouvai face
à face avec lui. Je l'abordai , j'étais eu uniforme, et je ne sais
quel soupçon de déguisement lui vint à l'esprit , mais il s'arrêta ,
et sa figure exprima l'anxiété la plus grande. — Rassurez-vous,
monsieur le maréchal , votre secret sera gardé tout aussi bien que
s'il n'était connu de personne. Ne soupçonnez aucune trahison
de ma part ; je suis le fils et le parent de deux personnes qui vous
sont toutes dévouées, le propriétaire des eaux et son cousin. —
Où voulez-vous en venir? — Je lui dis ce que j'avais déjà confié
à mon père. — Bah! vous êtes sûr de cela? — Très -sûr, mon-
sieur le maréchal. Et en admettant que ce ne soit pas certain ,
n'est-ce pas probable? il faut donc agir en conséquence. — Et,
ajouta-t-il après un instant de silence, que pourront-ils me
faire ? — Vous fusiller, par exemple Il réfléchit. — Je partirai
bientôt, demain peut-être. — Lyon et Grenoble vous offrent mi
passage facile ; les autorités n'y ont pas encore été changées , elles
vous assureront votre arrivée en Suisse. — Je quittai le maréchal,
persuadé qu'il serait la nuit même à Lyon. Il passa par Aurillac ,
et vous savez le reste.
Lyon était agité par les factions, à ce point que le séjour m'en
devint bien vite insupportable. Je n'y restai pas long-temps;
j'allai passer à la campagne deux mois avec mon père , qui com-
mençait celte horrible maladie de poitrine, si prompte et si inopinée
qui le ravit , jeune encore , à l'amour de toute une famille , à l'es-
time de toute une ville. Je reçus ordre quelque temps après de re-
joindre Brest ; mais on me faisait défense de passer par Paris. On
alongeait ainsi ma route , en la rendant difficile ; j'étais malade ,
et c'était en novembre, la saison était très-froide. — L'hiver de
i8i5 fut aussi rigoureux que l'été de 1816 fut humide. — Les voi-
tures étaient rares et chères ; je fus souvent réduit aux pataches ,
invention diabolique qui augmenta beaucoup les accidens graves
de l'hémoptysie dont je souffrais. Tout le long de la jetée de la
I-.oire, je n'eus pour me transporter qu'une charrette à veaux; et, la
TOME vm. ^
54 REVUE DES DEUX MONDES.
tète pendante entre les deux liarreaux de l'arrière , je marquai
cette longue route d'une trace de sang qui rougissait la neige. A
Bourges, je fus logé, par billet de logement , chez M . le comte de
Grandmaison, ancien garde du corps de Louis XVI , où je reçus
la plus touchante hospitalité , bien que nos opinions diiïérassent
beaucoup. J'aime adonner ici un souvenir de reconnaissances
ce couple de vieillards indulgens et empressés. Je regrette de ne
pas me rappeler le nom d'un chaudronnier de Tours, qui me re-
çut avec une cordialité qui prouvait ses sympathies, non pas pour
moi qu'il ne connaissait point , mais pour l'armée dont il voyait
passer depuis c|uel temps les débris. Je fus soigné dans cette mai-
son d'artisan aussi bien que j'aurais pu l'être dans l'hôtel d'un
riche. J'eus pour garde-malades les trois filles du chaudronnier,
aimables et jolies personnes , qui traitèrent l'étranger en frère.
Elles n'avaient jamais quitté la Touiaine, et tout leur bonheur
était d'entendre parler de Paris qu'elles se mouraient d'envie de
voir , et de la mer dont la seule pensée leur faisait une peur in-
croyable. Je leur racontai l'empereur, Paris, la cour, Louis XVIII,
la mer , la tempête, le calme, le naufrage, et cela avec cette gaîté,
cette chaleur, cet enthousiasme , cette verve de raillerie , cette poé-
sie qu'on a au cœur et dans la voix , lorsqu'on est jeune et qu'on
éprouve le besoin de plaire. Plaire par des récits qui trouvaient
un si charmant auditoire, était tout ce qu'espérait et pouvait l'aspi-
rant malade. Je n'étais pas riche, et il m'était bien cruel de ne
pouvoir, en partant, laisser à chacune de ces enfans si obligeantes
un de ces petits présens c[ui sont plutôt une date dans la vie de
celui qui les reçoit, qu'une valeur attachée à un seivice; je le leur
dis naturellement , et forcé de prendre en plaisanterie une chose
qui me paraissait sérieusement fâcheuse, je leur demandai si elles
avaient jamais mis à la loterie ? • — << Non , et nous n'avons pas en-
vie d'y mettre. — Mais si vous étiez sûres d'y gagner? — Est-ce
qu'on est jamais sûr du hasard ? — Si je vous donnais des numéros,
vous gagneriez. — Quelle folie ! — Voulez-vous des numéros? les
mettrez- vous? — Donnez toujours, et si nous ne les mettons pas,
nous verrons au moins si votre pressentiment était bon. — J'écrivis
trois numéros, le chilfre de mon ;ige, celui du jour de mon départ,
5
ASPIRANT ET JOURNALISTE. 55
etle nombre 9, qui marquait celui des nuits passées auprès de mou
lit par ces excellentes illlcs. Je partis. A Blois, où je me reposai
près d'une semaine, je vis sur un journal le tirage de Paris ; quelle
surprise! quel bonheur I 20, 17 et 9 étaient sortis ! .l'avais fait
cadeau d'un terne à mes hôtesses! Elles avaient pu gagner quinze
ou dix-huit cents francs! — Je n'ai jamais su si elles avaient joué.
Je l'aurais été demander à la boutique du chaudronnier , quand je
suis passé à Tours en revenant d'Alger ; mais toute la ville était
en émoi, pour l'arrestation de M. de Peyronnet, et d'ailleurs le
conducteur de la diligence ne m'aurait pas donné le temps de
faire cette visite qui aurait été longue. Que sont devenues ces trois
belles filles depuis i8i5?
D'Orléans à Bourges, j'avais voyagé dans une grande voiture
avec huit officiers de différentes armes de la garde impériale.
Cette partie de ma longue l'oute me fut très-agréable ; je rencon-
trai là un des hommes les plus gais et les plus spirituels c|ue j'aie
entendus de ma vie, M. Dur qui sortait des chasseurs à cheval
de la garde. C'est lui qui inventa la plupart des jolies histoires de
M. de La Jobardicre, que M. de Loiirdoueix recueillit ensuite, et
orna de ses dessins ; péché de sa jeunesse royaliste que la censure
racheta plus tard.
J'arrivai à Brest, j'étais mourant. On me reçut à l'hôpital où
je fus condamné par tous les médecins. Je puis dire cpie j'ai été
mort, et je pourrais écrire l'histoire de cette lente agonie de l'es-
prit, plus cruelle que celle du corps. J'entendis, bien triste,
M. Billard, dire au forçat infirmier qui me soignait : «Quand
il sera mort, vous viendrez me prévenir. » Et je n'avais pas la
force d'ouvrir les yeux, de soulever un doigt pour protester contre
cet arrêt! Et j'avais toute ma raison! Oh! ce supplice, le compre-
nez-vous ? c'est celui qu'endure l'individu qu'on a enterré vivant.
François le forçat couvrit ma figure du drap fatal , que mon dili-
gent docteur souleva promptement: quinze jours après, j'entrais
en convalescence. A ma première sortie , j'allai rendre visite au
préfet maritime, qui me reçut fort mal ; il se mit sur la hanche ,
et posant , lui , vieux sei-vitcur de la république , en partisan dé-
56 REVUt DIS DELX MONDES.
voué des Bourbons , il me dit : « Je sais de vos nouvelles , mon-
sieur ! quoi, vous vous pexmettez de tenir des propos outrageans
et injurieux à la famille royale! Savez-vous bien que je pourrais
vous faire mettre enti'e quatre murailles ! » Je ne cherchai pas à
me justifier; mais le fait était faux. L'amiral me montra une dé-
nonciation anonyme , qui lui avait été envoyée par la préfecture
de Quimper; avec cela je fus condamné. Plus tard, je prouvai
qu'il y avait une erreur matérielle, on la reconnut et l'on me dit:
» C'est un malheur, la mauvaise note est partie , et elle restera. »
Je rapporte ce fait parce qu'il est caractéristique de l'époque ;
toute la justice du temps est formidée dans la réponse qu'on vient
de lire. Voici, au surplus, ce qui donna lieu à la méprise dont en
définitive je fus la victime. A Vannes je m'étais trouvé à table
d'hôte avec tous les officiers d'une légion vendéenne qui faisaient
de la politique , Dieu sait laquelle ! J'étais au service , je m'abstins
de répondre aux motions sanguinaires qui couraient comme des
toasts de Cannibales; tout le monde ne fut pas aussi prudent. Un
garde du corps de la compagnie du Luxembourg , qui fuyait la
France, était à table à côté de moi; il fit quelques plaisanteries dont
on ne lui demanda pas raison, mais qu'on se rappela. Ce qu'on ne
se rappela pas , ce fut le plaisant. Je dois dire pourtant qu'une
ressemblance de costume put tromper nos délateurs : le garde du
corps et moi avions capote , bonnet de police , bottes éperonnées,
— que je portais toujouis depuis qu'après le 20 mars, M. le maré-
chal Grouchy m'avait donné à Lyon l'organisation et le com-
mandement d'une compagnie d'artillerie qui devait marcher contre
l'armée des paysans , sous les ordres du duc d'Angoulème ; com-
mandement que je laissai bientôt à un officier aussi capable que
je l'étais peu. Mais j'étais seul, et le maréchal avait compté sur mon
zèle plus que sur mes connaissances, qui n'allaient pas alors au-
delà des manœuvres de l'artillerie de mer. — Les galons et les
lioutons de nos uniformes étaient les seules choses qui nous distin-
guaient; le garde du corps les avait d'argent, et les miens étaient
d'or. TJn accessoue remarquable me signalait à l'attention des
gens c|ui avaient intérêt à me reconnaître, des lunettes auxquelles
on ne fit pas attention. L'offider de la maison du roi allait à Brest
ASPIRANT liT JOUllNALlSTii. !^n
s'enibaïquer pour l'Amérique ; il me l'avait dit. Lorsque je lus
accusé du délit dont il s'était rendu coupal>le, je lui laissai le temps
de partir avant de présenter ma justification complète ; il n'a ja-
mais su cette circonstance , dont je ne prétends tirer avantage
que contre les folles passions du parti qui tenait alors la France
sous la terreur de ses prévôtés. Cet oflicier (;st mort dans la guerre
des indépend ans.
On ne savait trop comment renvoyer de la marine ceux d'entre
nous qui n'étaient pas nobles ou fils de vilains dévoués. Pourtant'
on voulait épurer là comme ailleurs ; on s'avisa d'un moyen jésui-
tique. Nous fumes forcés de subir de nouveaux examens, et sous
ce prétexte qui était véritablement odieux , on nous partagea en
quatre catégories d'opinions. Je fus placé dans la dernière et ren-
voyé. Ceci est de l'histoire, et où il faut la voir ce n'est pas dans
ce qui m'arriva à moi personnellement, car je ne suis rien, mai»
dans ce qui advint à six cents officiers : on les cliassa pendant
qu'on rappelait des hommes d'une ignorance et d'une incapacité
révoltantes (il y a eu trois ou quatre exceptions parmi les ren-
trons), et qui n'avaient pas vu la mer depuis vingt ans. Yoilù
comme on avait à cœur les intérêts de la marine ; voilà comme
entendaient le bien du service les hommes à qui les destinées du
pays étaient confiées.
Quand on aime vme profession , quand on se sent une aptitude
pour son art, quand on a fait des études et dépensé du temps ,
plus précieux que l'argent, pour se rendre propre à l'exercer, on
n'y renonce pas tout de suite. J'aimais la marine, je l'aime en-
core avec passion ; je n'avais pas d'autre avenir , je cherchai à me
faire réintégrer : toujours je fus repoussé. On me traita comme
on aurait traité un homme influent. Il me fallut chercher à vivre
par une nouvelle industrie. Mon père était mort sans laisser de
fortune ; son petit héritage était nécessaire à ma mère et à l'édu-
cation d'un frère cadet qui commençait la médecine. Il était
juste que je n'y prétendisse rien ; on avait dépensé beaucoup pour
me iairc un état, et l'on devait autant au futur médecin., Quelle
58 REVUE DES DEUX MONDES.
carrière aborder ? Quelles études faire ? Comment vivre en atten-
dant? Mon frère aîné se dévoua généreusement pour nous tous.
Mais la fortune trompa ses espérances , elle se joua de sa cons-
tance et de ses efforts. Je voyais à Paris bon nombre d'officiers
qui supportaient mal leur infortune , s'adressaient à M. Lafitte
])our en obtenir des secours , et ciiaient ensuite contre le ban-
quier libéral , s'il ne leur donnait que de faibles sommes , comme
s'il devait sa fortune , laborieusement acquise , à qui ne voulait
pas travailler de peur de déi'ôger ! Cette façon d'aumônes ac-
cordées à l'opinion ne pouvait me convenir; c'est du travail que
je demandais partout , sans en trouver. J'avais fait d'assez mau-
vaises études , et j'étais parti du lycée débiteur envers mon pro-
fesseur de rhétorique d'un pensum de six mille vers; je songeai
à rap]>rendre : on ne rapprend pas c|uand on est tourmenté par
le besoin , et qu'on n'a pas tout ce qu'il faut pour étudier com-
modément. Ensuite, toute sa vie, on marche toujours, près de
tomber, sur ce vide qu'on n'a pas su combler. Aussi , Dieu sait ,
depuis douze ans , quelles précautions il m'a fallu prendre pour
marcher sur ce terrain miné. C'est l'art du danseur de corde qui
consiste à paraître solide sur la voie étroite du funin.
J'avais le goût des arts, je m'y livrai avec bonheur , non pour
produire, hélas! mais pour juger l'artiste. Je me fis critique,
comme on se fait spécidateur à la Bourse; j'avais la même mise
de fonds que la plupart des coulissiers ! Je n'avais qu'une excuse,
la bonne foi et la nécessité. La nécessité ! elle était bien impérieuse !
J'avais frappé à tovites les portes , nulle part on ne m'avait dit :
« Entrez , » excepté dans une bonne famille , qui est devenue la
mienne, mais qui ne pouvait rien pour me faire vme position. Je
ne puis dire tout ce que j'ai entrepris ; il n'y a peut-être que le
valet de la comédie qui ait le droit de dire comme moi :
J'ai fait tant de métiers dedans le nalnrel ,
Qu'on peut bien m'appeler un homme universel !
J'ai dessiné des châles de cachemire chez M. Lupin , sous la di-
rection d'un homme de talent dans ce genre, M. Glev... , ({ui
ASPIRAÎST ET JOURNALISTE. 5t)
n'a pu parvenir à faire de moi qu'un copiste malhabile. Je m'avi-
sai un jour d'enseigner une langue que je n'ai jamais bien sue ,
et de donner à des étrangers des leçons de français : saint
Jean donnait bien le baptême sans l'avoir reçu ! Un remords
me prit et je quittai le professorat par respect pour la langue.
Ce que je fis de mieux , le voici :
J'étais fort pauvre, et j'avais adopté pour mon restaurant, non
pas leCafé Anglais où je savais que certaines personnes dînaient tou-
jours avec l'argent du respectable M. Lafitte , mais un petit caba-
ret de la rue Montpensier, où l'on dînait pour dix sou.s; et de bons
dîners , je vous assure ! un morceau de bœuf excellent , du pain
et quelquefois du vin ! Mes commensaux étaient des cochei's de
cabriolets et cjuelques honnêtes ouvriers , presque tous anciens
soldats. Je n'avais qu'un seul habit, un habit d'uniforme ayant
des anci^es brodées au collet et aux retroussis ; il me donnait un
peu de considération à cette auberge; seulement je n'y boutonnais
pas mes épaulettes que je conservais pour faire mes visites dans
quelques maisons où j'étais fort bien reçu, mais où l'on ignorait
une misère que je cachais avec un col de chemise assez propre. Je
n'étais pas si gai que les cochers , et leurs éclats de rire me fai-
saient mal quelquefois , bien que je fusse assez philosophe pour
ma position. J'allais donc prendre mon repas vers quatre heures,
avant que la société fût nombreuse; et puis j'avais le choix des
morceaux ! Un ouvi'ier me regardait souvent dans le coin obscur
où je me plaçais d'ordinaire. Un soir, il s'approche poliment de
moi , pose son assiette , son pain et sa bouteille, — ce jour-là je
bus du vin I — sur la toile cirée qui servait de nappe à ma table ,
et me dit:, « Excusez, mon officier, si je vous dérange; mais
j'ai à vous parler. — Asseyez-vous ^ monsieur , et causons. — Vous
êtes déplacé ici, mon officier. — Mais non , je suis conformément
à ma fortune , il y a ici d'honnêtes gens dont la société ne saurait
me déplaire ; et quant à la vie animale I... — Eh bien ! ça me fait
de la peine , voyez-vous , vous n'êtes pas fait pour vivre avec nous
autres , et il faut que chacun soit à sa place. — La mienne est
humble, que voulez-vous? je n'y resterai pas toujours , j'espère.
— Auriez-vous de la répugnance pour un état manuel ?--: A Hfuue.
6o REVLE DES DEUX MONDES.
Je ne répugne qu'à l'oisiveté. — Voulez -vous venir avec moi
tout à l'heure ? — Volontiers. — Achevons donc de dîner. »
Il ne m'en dit pas davantage. Nous finîmes notre repas en
causant de choses indifférentes, et nous partîmes. C'est au fau-
bourg Saint-Martin qu'il me conduisit. J'entrai après lui chez un
tireur d'or. Il était à table avec sa femme , bonne et grosse mère
de quarante ans , et leur tille , jolie blonde de dix-huit ans envi-
ron. On se leva obligeamment pour me recevoir , et l'on m'offrit
du café. « Bourgeois , dit, après ces politesses , mon inti'oducteur ,
voilà monsieur qui vous demande de l'ouvrage ; c'est un officier
qui n'a pas d'argent de reste ; il a eu des malheurs; enfin suffit;
il veut travailler, ce qui est très-bien, et j'en réponds. » Je serrai
affectueusement la main à ce brave homme qui se portait caution
pour quelqu'un qu'il avait deviné , mais qu'il ne connaissait pas.
« Mais, répondit le maître tireur d'or, je ne sais pas à quoi je
pourrais employer monsieur; il n'a jamais été dans la partie, à
ce que je crois; et je pense , ajouta-t-il en regardant mes boutons
timbrés d'une ancre , qu'il s'entendrait mieux à tirer sur une coi'de
qu'à alonger un lingot. Cependant , si monsieur veut tourner la
roue! — Je tournerai la roue, monsieur, et je tâcherai de me
figurer que c'est celle du gouvernail d'un vaisseau. — Je ne
pourrai vous donner que quinze sous par jour. — Je suis à vous ,
monsieur. » Quinze sous , quand on n'a rien , c'est une fortune. Je
soupirai tout en riant. « A demain donc , monsieur. On entre à
sept heures à l'atelier. »
Je demeurais en haut de la rue de La Harpe; il me fallait trois
grands quarts d'heure pour aller chez mon patron; je partis à
six heuxes. Je mis de la coquetterie à ma toilette pour faire mon
entrée. J'attachai mes épaulettes à mon habit , je ceignis mon
épée : c'était fort ridicule , sans doute ; mais cela produisit un
bon effet sur mes nouveaux camarades. Pas une plaisanterie, pas
un mot grossier, pas une demande indiscrète, et cela tant que
je restai à l'atelier du tireur d'or. Cette déférence , ce respect
pour le malheur me touchèrent infiniment I
Me voilà tournant une roue , comme le chien de La Fontaine
tournait la broche. La fonction était pénible, et je n'étais pas
encore bien rétabli de ma longue maladie. Au bout de quelques
ASPIRANT ET JOURNALISTE. Gl
jouis , j'allai trouver le bour^jecis , et lui dis : » Je n'ai pas osé
vous demander de m'eniployer mieux ; mais je puis faire autre
chose que tourner la loue et étirer vos Larres d'argent doré. Je
suis de Lyon, où j'ai vu faire la passementerie ; donnez-moi des
instrumens et vous verrez ! — Je veux bien essayer. »
Mademoiselle Céleste, la jolie blonde, eut pitié de l'audacieux
novice. Son père eut la bonté d'être un peu content , et je passai
ouvrier à trente sous, heureux comme si j'avais été nommé en-
seigne de vaisseau. Pour le coup j'étais riche , et je buvais du
vin tous les deux jours ! J'avais l'amour du spectacle ; je n'y avais
pas été depuis long-temps. Tous mes plaisirs se bornaient à de
longues visites au musée du Louvre et à la galerie du Luxem-
bourg, sur laquelle j'avais écrit une brochure pseudonyme. Je
parvins à mettre de côté quatre francs , et j'allai à l'Opéra , les
bottes bien cirées, mes mains d'ouvriers cachées dans des gants
honnêtement propres , mes brillantes épaulettes sur le dos et le
sabre trauiant au côté. Quel régal qu' Orphée , quand on aime la
musique , la danse , et qu'on soupire après l'Opéra depuis un
an! Je passai une soirée délicieuse! Lais, Nourrit père, ma-
dame Alberl-Him , mademoiselle Bigottini , tout ce qu'il y avait
de mieux , et le foyer entre les deux pièces !
Cette soirée changea mon sort. Je rencontrai au foyer un colo-
nel de mes amis qui me demanda ce que je faisais à Paris ; je le lui
dis , peut-être avec plus d'orgueil que de naïveté. — Vous per-
drez le reste de votre santé. Utilisez vos premières études et lais-
sez la cannetille. — Je ne demanderais pas mieux, mais que faire?
Si je pouvais écrire quelque part. — On écrit beaucoup à pré-
sent, et les journaux sont très-courus. — Si je pouvais domier
quelques leçons de dessin à des enfans et de grammaire à des cui-
sinières!— Ou à des étrangers? C'est une bonne idée. Je vous
trouverai demain un écolier au moins. — En effet, le lendemain
j'avais un Espagnol qui me donnait cent sous par cachet et pre-
nait quatre leçons par semaine : c'était un gentihomine pressé de
lire nos auteurs. Je me rappelle une niaiserie du piofesseur que
l'écolier prit pour une malice; le premier livre où je le fis
lire fut le don Quichotte de Florian. Pas mal choisi , n'est-ce
6î REVUE DES DEUX MONDES.
pas?... J'allai dire adieii à mon bourgeois du faubourg Saint-
Denis ; j'embrassai sa femme en la remerciant ; j'embrassai
aussi mademoiselle Céleste ; je dis seulement : à revoir, à Dupuis
mon protecteur, que j'ai vu souvent jusqu'en 1820 où il est allé
s'établir en Allemagne , et j'engageai à dîner tout l'atelier pour la
fin du mois. Alors j'achetai un habit bourgeois , un habit vert, un
habit à la model C'est une époque dans ma vie. L'Espagnol m'amena
un Portugais , et celui-ci un Brésilien. J'étais au comble de mes
vœux; je ne devais rien à personne ; je dînais à vingt-deux sous
tous les jours, et je voyais Talma une fois par semaine!
Comment je fus un instant commis delà guerre à la place d'un
de mes amis qui avait été soldat du train, apothicaire, précepteur
et qui depuis s'est fait prêtre, c'est ce qu'il est inutile que je dise.
Comment je m'associai à un agent d'affaires qui gagnait de l'argent
pendant que j'en perdais , moi , c'est ce qui serait trop long à ra-
conter. Comment je devins journaliste... et parbleu comme tout le
monde , par amour du théâtre où je voulais avoir des entrées fran-
ches, par désir de me voir imprimer, par vanité, et puis aussi par
besoin d'avoir une existence stable. Le hasard me favorisa, et
bientôt je fus associé à cinq ou six littérateurs de l'empire fort
renommés. Ma nouvelle carrière fut heureuse ; elle m'a permis de
payer une dette d'amour et d'élever un enfant!... Que de nuits j'ai
passées! combien j'ai travaillé! que de tourmens d'amour-propre
m'ont torturé! et les choses que j'ai vues, les hommes que j'ai
connus, les intrigues politiques et les intrigues de coulisses qui se
sont nouées devant moi ! si je disais cela , quel appendice je join-
drais à certains mémoires! je m'en garderai bien. De tout ce qui
m'est arrivé dans cette vie du journahste quotidien, si active, si
diverse, si fatigante, si agréable, si désolante et si gaie, je ne
veux vous raconter qu'une aventure.
C'était en 1823, si je ne me trompe. Louis XVIII avait donné
à madame du Cayla la petite maison de Saint- Ouen , que tout le
monde connaît. Le don était connu du public ; on jasait beaucoup
dans les salons de cette libéralité; les femmes qui n'avaient pu
obtenir l'honneur de l'amitié déclarée que le roi avait pour la
jolie comtesse , en médisaient très-fort et se moquaient du vieux
monarque qui affichait des prétentions de jeune homme, seule-
ASPIRANT ET JOURNALISTE- 63
ment parce que les courtisans lui avaient persuadé qu'un roi de
Fiance , témoins tous ses aieux , ne pouvait se passer décemment
d'une amie en titre. Ruse de courtisans qui voulaient battre en
brèche le crédit de M. Decazcs. Louis XVIII savait bien qu'on
murmurait, mais il était fier de ces attaciucs. Pour que le pavillon
de Saint-Ouen dit mieux à tout le monde qui l'avait donné, le roi
commanda à M. le baron Gérard un portrait en pied , qui devait être
placé dans un des salons de madame du Cayla, et rester là comme
une signature au bas d'un contrat. M. Gérard fit le portrait, qu'on
porta aux Tuileries et de là à Saint-Ouen.
Pour l'inaugurer et pour pendre convenablement la crémaillère ,
comme nous disons , nous autres bourgeois , dans ce petit château
royal, Louis XVIII, qui savait son Suétone, se rappela les fêtes de
Bayes; mais il se rappela aussi Pétrone , et il eut peur. La presse
l'effrayait, il hésita; les bons conseils de ses amis le raffermirent.
Il fit arranger une fête au milieu de laquelle il devait paraître en
personne et en peinture ; la musique de la chapelle et du Conser-
vatoire reçut ordre d'embellir cette solennité: des invitations fu-
rent faites; des tables furent dressées dans les jardins et chargées
de rafraîchissemens ; à un signal convenu , un rideau vert , ca-
chant le chef-d'œuvre de M. Gérard, — c'était une expression con-
sacrée alors pour tout ce que produisait ce peintre, — devait s'ou-
vrir aux cris de vive le roi! Tout était bien convenu et le jour
pris. — Ce jour c'était le 3 mai. La politique se trouvait aussi de
la partie. Cependant, la veille, Louis XVIII fut ébranlé; on
se moquait si ouvertement de cette parodie des galanteries de
François I ' et de Louis XIV, qu'il résolut de ne pas aller à Saint-
Ouen. Il avait prié le comte d'Artois de s'y rendre : autrefois, cet
aimable seigneur, — c'est le nom flatteur que les dames du Vaux-
hall de Torré lui avaient donné unanimement en 1 779 , — n'aurait
pas manqué d'obéir à un ordre de cette nature. Mais il avait
vieilli, il avait pris le rôle d'un homme revenu des folies de
l'amour : il était sage , pieux , et puis il faisait de l'opposition ;
il avait élevé le pavillon Marsan contre le pavillon de Flore , et
M. de Latil contre M. Decazes. Il refusa net. Grand scandale à la
cour, bonne matière à railleries pour les salons et les journaux.
On se passera donc du comte d'Artois , et le roi n'ira pas. Ce sera
kV] REVUE DES DEUX MONDES.
seulement une femme amie des arts qui aura préparé un triom-
phe à M. le baron Gérard , et donné à quelques amis le régal
d'une bonne musique et d'une collation délicate.
Le jour arriva, il faisait un temps magnifique : beau, cliaucl,
tout- à-fait propice à la fête. J'étais fort occupé au bureau du
journal que nous publiions alors , journal qui a fait assez de bruit
dans son temps. Je jetais bien vite en moule cette prose impro-
visée que les iniprimeurs arrachent au rédacteur quand l'heure
est venue de la composition ; j'avais grandement à faire , car
j'étais seul et je voulais aussi aller à Saint-Oueu; on vint m'an-
noncer M. le ducd'Escars. Cela me dérangeait beaucoup ; de quoi
voulait me parler le vieux gentilhomme? Avait-il inventé quelque
nouveau plat dans ses conférences culinaires avec son glorieux
maître? — Failes entrer. — M. d'Escars entra. — Vous êtes, me
dit-il le rédacteur en chef du Miroir? — Oui, monsieur, jusqu'à
la fin de ce mois ; je suis même le seul rédacteur présent, car tous
mes collaborateurs sont à la campagne aujourd'hui. — Monsieur,
je suis le duc d'Escars, et je viens. . . — Qu'y a-t-il pour votre ser-
vice, monsieur le duc? — Je viens à vous de la part du roi...
— De la part du roi , monsieur ! Ne vous trompez- vous pas? Le
roi a bien eu des relations avec le Miroir^ mais elles ont été se-
crètes. Il lui a adressé des articles, peut-être un peu pour le com-
promettre , mais dans tous les cas pour satisfaire à son besoin
royal de moquerie contre ses courtisans... — Monsieur, ce que
vous me dites-là... — Est très-vrai; le premier article que le Mi-
roir ait publié contre M. Dudon était du roi. Tout se sait, surtout ces
choses-là où il y a une petite vanité d'auteur en jeu. Louis XVIII
n'a pas gardé son secret, pourquoi le tiendrais-je? Mais enfin le roi
s'est fait notre collaborateur , et c'est sans doute à ce titre qu'il
nous fait demander un service. — Sa Majesté m'a chargé de vous
prier... — Voyons, monsieur le duc , parlez sans hésiter. — Eh !
bien, monsieur, vous savez qu'aujourd'hui à Saint-Ouen — —
Oui , monsieur le duc , j'ai un billet, j'y vais y aller tout à l'heure
et je réserve deux colonnes pour parler au public demain de ce
spectacle de la cour. — C'est justement ce que le roi redoute. —
Je le crois , monsieur , mais il faudra bien pourtant que cela soit.
— Le roi voudrait bien !... — Je suis désolé de refuser le voi , mais
ASPIRANl KT JOURNALISTE. Gf)
c'est impossible. — llefuseï- le roi , c'est hieii dur. — C'est seule-
ment raisonnable. Que voulez-vous qu'on pense du Miroir, s'il ne
parle pas de cette fête qui est un scandale public , entre nous ? Ne
dira-t-on pas qu'il est vendu au roi ? — Mais il s'agit d'une af-
faire toute privée. Auriez-vous le droit de divulguer ce qui se passe
chez moi? Ce qui se passe à Saint-Ouen n'est pas davantage de
votre domaine. — C'est une question que les tribunaux pourront
juger, monsieur le duc. — Mais si votre voisin le boucher ouïe bou-
langer venait vous dire : Monsieur , je donne une fête chez moi ;
il y aura à ma porte des lampions et des gendarmes; cela fera de
l'effet dans le quartier, cependant, je vous en prie, n'en dites rien
dans votre feuille, que feriez-vous? — Dès que le roi comprend
assez bien sa position pour se comparer ici à mon voisin le boulan-
ger, dès qu'il n'emploie ni la menace ni la séduction, je vous
promets que j'arrangerai les choses de inanière à satisfaire Sa
Majesté , sans déserter la cause des lecteurs du Miroir. M. Ter-
naux donne aujourd'hui une fête industrielle à Saint-Ouen , par
opposition à la fête de madame du Cayla ; je rendrai compte de
celle-là, et quant à madame du Cayla et au portrait de M. Gérard,
ils n'y seront que par allusion ou comme les statues de Cassius et
de Brutus. — Le moins possible, n'est-ce pas, monsieur? —
Soyez tranquille , monsieur le duc. Mais service pour service.
Nous avons un procès, ridicule comme tous ceux qu'on nous a faits
Jusqu'ici, pour des pointes, des épigrammes , des allusions ; peut-
être parmi les articles incriminés y a-t-il quelques plaisanteries
du roi lui-même ; que M. Marchangy ne poursuive pas, et ce sera
justice. — J'en vais parler au roi.
Le duc revint une demi-heure après, chargé des remercuiiens
de Louis XVIII pour mon procédé de bon voisinage , et de sa
promesse pourlasuspensiondespoursuitesdu parquet. M. d'Escars
me dit en s'en allant et en n;e serrant la main : « Je vous en prie,
tenez cela bien secret, monsieur , le roi vous en saura bon gre'. »
Ce secret, je ne l'ai point divulgué ; un seul de mes collaborateurs
l'a connu dans le temps. Le Miroir ne parla point de la fête de
madame du Cayla ; notre procès fut appelé , jugé, et nous fûmes
condamnés. Quinze jours après le M'ivir fut supprimé. Il avait
commis un grand crime : M. Jouy et moi avions osé critiquer
66 REVUE DES DEUX MONDES.
Louis XVI 11 , poète et auteur de la Relation du Voyage a Co-
blentz!
L'écrivain eut plus de vanité que le roi n'eut de cœur. Il avait
échange' sa parole d'honneur contre la mienne par ambassadeur;
il la retira , parce que M. Jouy s'était avisé de relever une faute
de français dans l'écrit royal, et parce que moi, je louais trop mal
ses vers.
A. Jal.
MOEURS DES AMÉRICAINS.
TROISIEME ARTICLE
En exposant un peu d'après la logique , et beaucoup d'après
mistress Trollope , ce que devaient être et ce qu'e'taientles habi-
tudes américaines, nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs ,
dans nos deux précédens articles, des fragmens assez considé-
rables de son livre. C'est sans doute à ces fragmens que nous
sommes redevables de l'honneur qu'on nous fait , de désirer que
nous revenions encore une fois sur le spirituel ouvrage de cette
dame. Aussi bien nous reprochions-nous de nous être beaucoup
trop mis à la place de la voyageuse , et d'avoir mal à propos substi-
tué nos fioides déductions à ses pittoresques récits. Nous sommes
charmés d'avoir un prétexte de réparer ce tort , et nous le saisis-
sons. Nous allons, dans ce dernier extrait, céder entièrement la
parole à mistress Trollope, en nous contentant de jeter un fd entre
ses narrations. S'il arrive que ses peintures soient parfois ou
fausses ou exagérées , nous pensons en avoir assez dit dans nos pré-
cédens articles , pour prémunir le lecteur contre ces exagérations
et ces erreurs. Nous croyons à la bonne foi et au bon sens de mis-
tress Trollope; mais nous croyons aussi à ses préjugés et aux
' Domestic maiiners of the Americans , by mistress Trollope. Voyez les
livraisons du i6 juin et du i" juilUt.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
bornes de son esprit. Nous croyons surtout qu'un grand peuple
ne peut être jugé sur la déposition d'un seul témoin, et Dieu
merci, l'Amérique ne manque parmi nous ni de sympathies ar-
dentes, ni de défenseurs éloquens. La république des Etats-Unis
a succédé dans nos admirations à la république de Lacédémone, et
toutes les républiques seront toujours en bonne réputation parmi
nous; ceci est dans notre génie et dans notre mission; j'engage
beaucoup les républicains à se fier à cette tendance, et à ne pas
trop s'inquiéter des coups d'épingle d'une femme : cela ferait peu
d'honneur à leur galanterie et à leur prévoyance.
Là où le peuple est souverain , toute autorité doit émaner de la
sienne, et par conséquent chaque fraction du pouvoir, depuis
la plus petite jusqu'à la plus grande , être déléguée par lui. De là
l'élection tous les jours et partout, tantôt pour une chose, tantôt
pour une autre ; et comme en vertu du principe de souveraineté ,
tous les citoyens participent au droit d'élire , on peut dire que
l'Amérique n'est qu'une vaste salle électorale , et la vie de chaque
Américain, une élection perpétuelle. Rien au monde ne peut être
plus ennuyeux pour un ami de la paix , que cet éternel mouve-
ment; mistress Trollope en est malheureuse, et cependant ne
peut y échapper.
« Même dans le village retiré où nous passâmes la belle saison , dit-
elle , nous ne fûmes pas à l'abri de la fièvre électorale qui parcourt e(
tourmente sans relâche toutes les parties du pays. Quand l'Aniériquci
réunirait tous les agrémens que la nature et la société peuvent offrir,
cette mononamie d'élection sulfirait pour me la rendre insupportable-
elle envahit toutes les conversations, elle aigrit tous les caractères, en
substituant partout les jugemens de l'esprit de parti à ceux du bon sens;
en un mot, elle infecte et corrompt toutes les relations sociales. »
En effet, toute élection est accompagnée d'un certain nombre
de circonstances qui en sont inséparables, et auxquelles il fau(
savoir se résigner en considération de la chose elle-même. Touti
la sagesse des lois et toute la vertu des hommes ne feront jamai>
qu'une élection de ville ou de village , de député ou de garde-cham-
pêtres, puisse être dégagée de ces circonstances qui sont comme la
MOEURS DES AMERICAINS. 6r)
loi du phénomène. Ecoutons mistress Trollope, et notons en pas-
sant la mobilité essentielle au régime démocratique.
« Lorsqu'un candidat se présente pour une fonction quelconque, son
parti le revêt de toutes les vertus et de tous les lalens. Il est prêt à arra-
cher les yeux aux hommes du parti opposé , et souvent on en vient là
dans les états du sud, où le soleil donne plus d'énergie aux passions.
3Iais à peine cet homme si prôné est-il é!u, que toutes ses vertus , tous
ses lalens s'évanouissent , et sauf le petit nombre des électeurs qu'il
place dans ses bureaux, tous les autres se mettent aussitôt en mouve-
ment pour l'élection de son successeur. Lorsque j'arrivai en Amé-
rique, M. Adams était président, et il était impossible de révoquer en
doute, même à s'en tenir à l'opinion de ses ennemis, qu'il ne fût très-
propre à honorer ces hautes fonctions : le seul reproche que j'aie depuis
entendu faire contre lui, c'est qu'il était beaucoup trop gentilhomme.
Toutefois, un nouveau candidat devait être mis en lumière, et M. Adams
fut écarté, sans autre raison à moi connue que celle-ci qui n'en est
pas une, à savoir qu'il était mieux de changer. Le cri n Jackson for
ever » fut donc poussé à outrance par la majorité des électeurs, ivres
ou non ivres , jusqu'à ce qu'il fût élu ; mais à peine le fut-il, qu'en vertu
du principe qui l'avait porté au pouvoir, le vœu de l'opinion tourna, et
l'on n'entendit plus qu'un cri : Clay for ei>er ! Clay for ever l »
Le respect des magistrats élus pour le peuple électeur, et l'ir-
révérence du peuple électeur pour des magistrats éphémères qui
n'ont d'autorité que par lui , sont une autre conséquence du prin-
cipe électif. Nous avons vu comment le laitier de mistress Trol-
lope parlait des représentans au congrès , et comment le président
de la république était traité par les mariniers du bateau à vapeur.
A'oici de quelle façon respectueuse un percepteur, eu Amérique,
invite les contribuables à payer l'impôt; cette sommation sous
forme d'homélie est curieuse.
AYIS AUX CONTRIBUABLES.
« Les personnes qui ne m'ont point encore payé les taxes sont ins-
tamment priées de le faire d'ici au lei décembre prochain. Je les y ai
déjà invitées bien des fois par avertissement et autrement, mais avec
peu de succès. Aujourd'hui le moment est venu oîi ma situation exige
que je sois immédiatement payé de ce qui m'est dû. Je prie les con-
ÏOME VIII. 5
"O nCVUK DES DliUX MONDES.
tiibuables de considérer qu'il m'est impossible de verser le montant des
taxes, et de rembourser les sommes qu'il m'a fallu emprunter, si je
ne les recouvre pas de ceux qui les doivent. Je ne saurais imaginer
la raison pour laquelle ceux sur qui les taxes sont impo.sées , négligent
de les acquiter. A en juger par la négligence d'un grand nombre, on
croirait qu'ils pensent que c'est pour moi que je les perçois , ou que j'ai
assez de fortune pour les payer à moi seul , oîi que je puis attendre jus-
qu'à ce qu'il leur soit commode de le faire eux-mêmes. Ce n'est pas pour
moi que je perçois les taxes, et je ne suis pas assez riche pour les ac-
quitter à moi seul; je ne suis chargé que de les recueillir. Il m'en coû-
terait beaucoup d'être obligé, pour les recouvrer, de recourir à l'autorité
que me donne la loi. Il me semble que ce devrait être le premier souci
d'un bon citoyen de payer ses impôts, car c'est par là que le gouver-
nement est soutenu. A quoi servirait que les taxes fussent assises , si elles
n'étaient pas perçues? Comptez donc que je procéderai selon la loi pour
y parvenir, et gouveruez-vous en conséquence.
John Spencer, collecter.
P. S. MM. St- Clair et Dunn partent pour Indianapolis, le 27 du
courant : je prie tous ceux qui pourront me payer d'ici là de le faire»
afin que je puisse m'acquitter autant que possible, et m'éviter, en partie
du moins, l'amende de 21 pour cent dont je serai frappé après le 8 dé-
cembre prochain. »
A en croire mistress Trollope , les lois en Amérique ne seraient
guère plus respectées que les magistrats; il est vrai que ces deux
choses se tiennent d'assez près. Entr 'autres passages, nous citerons
le suivant.
« Quant à leur incomparable liberté , je ne la comprends pas davantage.
Leurs common laws sont copiées des nôtres, et la seule différence, c'est
qu'en Angleterre elles sont respectées , tandis qu'en Amérique elles ne
le sont pas.
« Je ne dirai rien de la police des villes de la côte ; je la crois bien
faite : celle de New-York du moins a cette réputation ; mais hors du
rayon des villes, le mépris de la loi est si grand, qu'en le signalant je
n'ai pas l'espérance d'être crue. L'injure, l'outrage, le vol, le meurtre
même, sont journellement commis sans le plus léger essai de répression
légale.
« Pendant l'été que nous passâmes au Maryland , nos promenades se
^'/^ 'y:^<tei.
■MOr.VlRS DES AMKRICAI.NS.
trouvaienl souvent circonscrites dans un étroit rayon, par l'avis de nos
amis qui connaissaient le pays. Quand nous en demandâmes la raison ,
on nous répondit : « Il y a une auberge sur la route , et il ne serait pas
prudent de pousser jusque-là. »
« Le canal de la Chesapeak à l'Ohio passait à quelques milles de l'ha-
bitation de mistress S.. .. Il arriva deux fois, durant le séjour que nous
y fîmes, que des cadavres furent trouvés dans le voisinage; on par-
lait de ces événemens comme de choses très-ordinaires. Un jour que
je demandais des détails: « Oh! probablement il a été assassiné, me dil-
» on ; ou peut-être est-il mort de la fièvre du canal ; on dit au reste que
» le cadavre porte des marques de strangulation. » Aucune enquête ne
fut ordonnée, et la sensation ne fut pas plus grande que si le cadavre trou vc
eût été celui d'un mouton. »
Cette négligence dans la répression des délits et des crin es
vient de plusieurs causes; mistress Trollope signale d'abord la
facilité avec laquelle les coupables échappent aux poursuites de
la loi.
« L'abondance des subsistances et la rareté des exécutions sont deux
textes favoris sur lesquels la vanité des Américains se plaît à s'appuyer
pour prouver la supériorité de leur pays sur l'Angleterre. Que ce soient
là deux très-bonnes choses, j'en conviens, mais je ne saurais admettre
la conséquence. Il est aisé de faire rendre à un territoire vaste et fertile,
de quoi nourrir abondamment une faible population; et dans un pays où
les mauvais sujets savent qu'après avoir fait un mauvais coup il suffira
qu'ils se transportent à quelques milles, pour trouver , ailleurs comme
chez eux , du bœuf et du wiskey en abondance , sans le moindre danger
d'y être suivi par la loi , il n'est pas extraordinaire du tout que les exé-
cutions soient rares. »
Mais celte négligence tient beaucoup aussi au respect qu'ins-
pire l'individu dans un pays où l'individu joue un si grand rôle.
« Pendant mon séjour à Cincinnati, dit mistress Trollope, un meurtrier
fut pris , mis en jugement et condamné à mort. L'instruction prouva que,
quelques années auparavant , il avait assassiné sa femme et son enfant à
la Nouvelle-Orléans ; mais ce crime n'avait point attiré l'attention de la
justice. Le nouvel attentat qui l'avait mis entre ses mains était le meur-
tre d'une seconde femme, et le principal témoin était son propre fils.
r2 REVUE 1>ES DEUX. MONDES.
«Jamais homme blanc n'avait encore été exécuté à Cincinnati; et le
jour de rexéculion arrive , la sensation produite dans le pays par un
événement aussi étrange avait fait accourir dans la ville de soixante
milles à la ronde.
«Toutefois quelques personnes avaient conçu des doutes sur le droit
de la société de donner la mort à un homme, et avaient adressé une
pétition au gouverneur de l'état d'Ohio pour une commutation de
peine. Le gouverneur résista quelque temps, ne voulant pas empê-
cher l'exécution de la sentence du tribunal qui avait jugé ; mais à la
fin, effrayé de la situation tout-à-fait nouvelle dans laquelle il se
trouvait , il céda à l'imporlunilé du parti presbytérien , qui n'a-
vait cessé de le tourmenter, et expédia un ordre au shérif. Cet ordre
toutefois ne prescrivait pas la commutation de la peine; le shérif devait
demander au condamné si cette commutation lui convenait; et, dans le
cas seulement d'une réponse affirmative, il devait, au lieu de le pen-
dre , l'envoyer dans la prison pénitentiaire. Le shérif se rendit donc
auprès du criminel, et lui fit la proposition. Celui-ci lui répondit : « Si
quelque chose pouvait me déterminer à accepter votre offre, ce serait
l'espérance de vivre assez pour tuer mon chien de fils ; cependant je
n'en veux point, et vous aurez, monsieur le shérif, la bonté de me
pendre. )>
« Le digne sliérif sur qui retombait la mauvaise commission d'exécuter
le condamné, n'épargna rien pour l'engager à signer l'acte de commuta-
tion qu'il lui présentait : mais tous ses efforts furent inutiles ; il en fut
pour ses frais d'éloquence.
« Le jour de l'exécution arriva donc. Le lieu où elle devait se faire
était le penchant d'une colline , la seule qui fût défrichée dans le
voisinage de la ville, et long-temps avant l'heure fixée, nous la vîmes
entièrement couverte par une immense multitude d'hommes, de fem-
mes et d'enfans. A la fin , l'heure arriva ; on vit la fatale charrette
s'avancer et gravir lentement la colline ; un silence solennel succéda au
bruissement. de la multitude; le criminel monta sur l'échafaud , et le
shérif le pria de nouveau de signer l'acceptation de la commutation ;
mais il repoussa le papier avec mépris , et cria d'une voix forte : « Qu'on
me pende ! »
. « Midi était l'heure fixée pour couper la corde. Le shérif était debout ,
sa montre dans une main et un couteau dans l'autre. L'heure sonna , et
la main était levée , lorsque le patient s'écria brusquement : « Je signe. y>
Il fut mené en prison au milieu des cris, des risées et des plaisanteries
de la foule. »
MOEURS DES AMERICAINS. "j .}
Le passafje suivant prouve que c'est encore moins la vie de l'iioni-
me que celle de l'Américain, qui excite le respect du magistrat.
« Pendant que j'étais à Philadelphie, l'attention publique fut vivement
excitée par la situation de deux criminels condamnés à mort pour avoir
arrêté et volé la malle-poste de Baltimore. Comme la peine capitale est
rare en Amérique , la prochaine exécution de ces deux personnages était
le sujet de toutes les conversations. Un gentleman qui mangeait à notre
table d'hote nous apprit un fait qui augmenta cet intérêt. Un des deux
condamnés avait déclaré à l'ecclésiastique qui allait le visiter en prison,
qu'il était certain de sa grâce, et rien de ce qu'avait pu lui dire ce der-
nier pour le désabuser de ce qu'il considérait comme une illusion , n'a-
vait ébranlé sa conviction. Pendant plusieurs jours, la conversation
roula sur ce fait dont l'exactitude ne tarda pas à se confirmer , et bien-
tôt on commença à conjecturer que l'espérance du criminel pouvait bien
n'être pas sans quelque fondement. Ces diseussions m'apprirent que l'un
des condamnés était Américain et l'autre Irlandais , et que c'était le pre-
mier qui avait une conviction si forte qu'on ne le pendrait pas. Quelques-
uns de nos habitués soutenaient la thèse que , si l'un était pendu et que
l'autre ne le fût pas , l'exécution du pi-emier serait un meurti-c et nul-
lement une exécution légale. Un point admis comme constant dans ces
discussions , c'est que presque tous les hommes de couleur blanche exé-
cutés depuis la déclaration d'indépendance des États-Unis avaient été
des Irlandais. Je n'avais aucun moyen de vérifier l'exactitude de ce fait;
tout ce que je puis dire, c'est qu'il n'était point contesté. J'ajoute que
dans le cas particulier dont il s'agit, l'Irlandais fut pendu et l'Amcri-
cain gracié.»
Du reste, la détenlioa solitaire qui est ordinairement suLsti-
lue'e à la peine de mort , est aux yeux de mistress TroUope un
cliâtiment plus terrible eucore.
«Nous visitâmes à Washington la maison pénitentiaire qui venait d'être
terminée: elle est destinée à recevoir les criminels condamnés pour la
vie à la détention solitaire. Le spectacle d'une prison ordinaire produit
une impression agréable, quand on la compare à celle qu'on éprouve
en visitant ces effrayiuites cellules. Il n'y a point de miséricorde à subs-
tituer une telle peine à celle de la mort, et pour trouver un motif légi-
time de préférence, il faut l'aller chercher dans la plus grande terreur que
la détcnlion solitaire produit sans doute sur les citoyens. Sur cent créatu-
res humaines qui auraient subi pendant une année seulement cette terrible
n^ REVUE UJiS DKUX JilONUES.
peine, il n'en est pas une qui ne préférât une mort immédiate à la cer •
tilude de la subir pour la vie. J'avais écrit une description de ces hor-
ribles cellules , mais celle qu'en a donnée le capitaine Hall est si exacte
et si claire , qu'il serait superflu que je l'insérasse ici.»
La susceptibilité d'indépendance qu'engendi-e la démocratie est
bien représentée dans le passage suivant :
« Tous les débats du congrès auxquels j'ai assisté roulaient sur un seul
point , l'entière indépendance de chaque état par rapport au gouverne-
ment fédéral. Cette jalousie d'indépendance me paraît une des passions
les plus étranges qui se soit jamais emparée de l'esprit humain. Je n'ai
point la prétention de trancher la question politique à laquelle elle se
rattache ; je ne parle que de la singulière impression que produit le
spectacle d'une assemblée dans laquelle chaque membre , l'un après
l'autre, se lève impétueusement, pour déclarer que la plus grande in-
jure, la plus criante injustice, la plus odieuse tyrannie qu'on puisse
commettre ou exercer à l'égard de l'état qu'il représente, c'est de voter
quelques millions de dollars pour y faire des routes , pour y dessécher
des marais , pour y introduire une amélioration quelconque.
« Pendant mon séjour à Washington , on s'entretenait beaucoup de la
non-réélection d'un membre du congrès qui, sous tous les rapports ,
était un des hommes les plus estimés de la chambre. Le crime qui avait
fait perdre à ce gentilhomme les voix de ses meilleurs amis et de ses plus
chauds admirateurs était d'avoir voté une somme sur le trésor public
pour le dessèchement d'un marais qui répandait la fièvre et la mort dans
un district de l'état qu'il représentait. «
Une extrême défiance des fonctionnaires qu'ils emploient , est
un autre caractère des gouvernemens républicains qu'on retrouve
en Amérique.
« La pureté du caractère américain , conséquence évidente de la pureté
du gouvernement américain, est matériellement démontrée à la secré-
tairerie d'état, par la cclîeciiou de toutes les bagues, tabatières, et
autres présens ofïerts aux envoyés américains par les différens souve-
rains de l'Europe, depuis la déclaration d'indépendance jusqu'à nos
jours. Le but de la loi qui impose aux diplomates américains U; devoir
([e déposer ainsi à la secrétaircric d'état les présens qu'ils peuvent re-
cevoir, nous fut expliqué. La république a voulu les sauver de la ten-
tation de se laisser corrompre, et se préserver elle-même des conséquen-
ces de cette corruption. 11 nie semble qu'il serait plus simple denecon-
MOEDRS DES AMERICAINS. 7^
fier de pareilles fonctions qu'à des hommes naturellement supérieurs à
l'attraction que peut exercer une tabatière ou une bague. Mais ce sont
là les afifaires de la république, et sans aucun doute, elle les entend
mieux que moi.j>
Mistress Trollope s'attache beaucoup à mettre en lumière les
principaux traits du caractère national des Américains. Elle place
au premier rang la vanité , probablement parce que c'est le défaut
dont elle a le plus souffert, et comme Anglaise et comme femme.
Parmi les exemples qu'elle en donne, nous ne citerons que les
plus plquans.
o II existe au fond du cœur de tout véritable Américain une insurmon-
table aversion pour tout ce qui est Anglais ; ce sentiment perce à tout
propos; il se glisse même dans les relations les plus amicales, mais le
plus souvent c'est sous une forme plus comique qu'offensante.
« Un jour on me disait : « Je ne comprends pas comment vos ministres
ne se pendent pas après l'issue de la guerre qu'ils nous ont faite. Cette
guerre a dû ruiner l'Angleterre , car elle a été sur le point de nous ruiner
nous-mêmes.
«Un autre jour on me disait : « Je commence à comprendre un peu
mieux votre mauvais anglais; mais je ne l'entendais pas du tout lorsque
vous êtes arrivée; et c'était tout simple, car tout le monde sait que la
prononciation de Londres est la pire qu'il y ait au monde. C'est une
chose élrange que toutes les personnes qui habitent Londres placent \'h
où il n'est pas et ne le placent pas où il est. »
« Je fus assez perfide pour demander à la dame qui me disait cela, si
elle trouvait que je piononçasse ainsi.
« — INon , me dit-elle , avec un sourire complaisant, vous ne le faites
pas; mais il est aisé de voir la peine que vous prenez à cet égard. \ous
avez vu combien cette faute nous choquait, et vous vous êtes eftorcéc
d'apprendre notre prononciation. »
« Un soir une de mes amies m'efl'raya presque , en me disant d'un ton
moitié atïecteux moitié compatissant : « Comment pouvez-vous vous ré-
soudre à retourner en Angleterre , et à reconduire vos enfans dans un
pays où vous savez assez qu'on ne fait pas plus de cas de vous et d'eux
que de la poussière des rues? »
« Je la suppliai de vouloir bien s'expliquer.
« — ^Vous savez, me dit-elle, que je ne voudrais pour rien au monde vous
faire de la peine ; mais le fait est que nous autres Américains, nous en
"jG REVUK VUS DEUX MONDES.
savons plus que vous ne pensez ; et certainement si j'étais eu Angleterre,
je ne voudrais voir que des lords ; j'ai toujours fait partie en Amérique
de la plus haute société, et si je voyageais, je voudrais qu'il en fût de
même ailleurs. Ce n'est pas à dire que je ne vous allasse pas voir si j'étais
à Londres, mais enfin voire mari n'est pas un lord, el je sais fort bien
comment vous êtes traitée dans votre pays. »
« Il m'arrivait rarement de contredire de pareilles idées ; je trouvais
plus commode et infiniment plus amusant de les laisser passer. Du reste
j'y aurais perdu mon temps; je ne me souviens pas d'avoir jamais ren-
contré un Américain qui ne pensât de bonne foi en savoir plus long que
moi sur mon propre pays.
« Sur le sujet de la gloire nalionnale , je crois avoir subi plus que ma
part d'allusions; étant femme, je n'étais pas reçue à opposer des objections
à leurs fanfaronnades. Une dame, ardente patriote , fit preuve un jour
d'une grande délicatesse à mon égard ; car comme quelqu'un parlait de
la Nouvelle-Orléans , elle l'interrompit en disant : « Je désire que vous
ne parliez pas delà Nouvelle-Orléans; » puis se tournant vers moi , elle
ajouta avec une grande amabilité : « Il doit être si pénible pour vous
d'entendre prononcer le nom de cette ville ! »
« Mais le sujet favori, le sujet constant, le sujet universel des railleries
américaines , c'est notre stupide attachement pour les choses anciennes.
S'ils avaient reçu du ciel une étincelle de ce qu'on appelle esprit , je suis
persuadée qu'ils nous donneraient le surnom de ma grand' mère l'An-
gleterre, car le ton queprennent les jeunes gens en parlant d'une vieille
femme tombée en enfance, est préciséme;:t celui que prennent les Amé-
ricains en parlant de nous ; et c'est ainsi qu'ils se consolent de la nou-
veauté désolante de tout ce qui les entoure.
« -^Je m'étonne toujours que vous ne soyez pas malades de rois, de
chanceliers, d'archevêques, et de tout votre bagage de longues perruques
et de vieilles broderies, » me disait un malin gentilhomme, avec un
bâillement affecté ; « je proteste que les noms seuls de toutes ces choses
suffisent pour m'endormir. »
« Il est amusant de voir combien leur semble flatteuse l'idée qu'ils sont
plus modernes et plus avancés que l'Angleterre; notre littérature clas-
sique, nos anciennes familles, nos nobles institutions, tout cela n'est à
leurs yeux qu'un débris des siècles de ténèbres.
« J'eus un soir une longue conversation littéraire avec un gentilhomme
de Cincinnati , qui passait pour un des hommes les plus éclairés et les
plus savans de la ville. Ce qu'il y a de sûr du moins , c'est qu'il avait le
sentiment de sa supériorité, et ne doutait en aucune manière de ses
MOEURS DES AMÉRICAINS. ']']
droits à être écouté sur tout ce qui louchait à la littérature et aux arts.
Je ne saurais décrire l'air avec lequel il voulut bien condescendre à cau-
ser avec moi de quelques-uns de nos poèlcj: comme c'était la première
fois que je rencontrais un Américain qui parlait littérature , je lui ac-
cordai toute mon attention. »
Nous ne citerons que quelques traits uc celte conversation.
« li n'avait, dit mistress Trollope , qu'une connaissance très-imper-
faite de nos auteurs ; mais sescriliques étaient fort amusantes. J^ lui
parlai de Pope. «Il est si entièrement passé, me répondit-il, qu'il y
a de la pédanterie chez nous à le nommer. »
«Au nom de Dryden, il sourit; et ce sourire disait aussi clairement
qu'un sourire peut dire quelque chose : « La bonne vieille femme ! elle
radote ! « Cependant il eut ia politesse de me répondre : « Nous ne con-
naissons Dryden que par des citations, madame, et encore ces citations
ne se rencontrent-elles que dans des livres qu'on ne lit plus depuis long
temps. »
— Et Shakespeare, monsieur?
— Shakespeare , madame, est un auteur obscène; et, grâce à Dieu,
nous sommes assez avancés 2>our l'estimer à sa juste valeur. Si nous tolé-
rons encore les représentations théâtrales , au moins voulons-nous que
le drame porte l'empreinte de la civilisation avancée de notre époque
et de notre pays. »
« Un jour, dit ailleurs mistress Trollope, je me trouvais au milieu
d'une société de dames parmi lesquelles étaient une ou deux jeunes
filles; leur curiosité l'emportant sur leur patriotisme , elles me faisaient
une foule de questions sur l'étendue et les merveilles de Londres ; je
m'efforçais de les satisfaire , en leur donnant d'aussi exactes descriptions
que je pouvais, lorsque nous fûmes brusquement interrompus par une
respectable dame qui s'écria; « Taisez-vous, petites filles, et laissez là
« Londres. Si vous voulez savoir ce que c'est qu'une belle ville , allez
« à Philadelphie ; quand mistress Trollope y aura été , elle avouera elle-
« même qu'elle mérite mieux qu'on en parle , que cet informe amas de
« maisons sales et de rues poudreuses qu'on appelle Londres. »
« A deux reprises différentes, on déploya devant moi un atlas, afin de
me convaincre, par mes propres yeux, combien mon pays était peu de
chose. Jamais je n'oublierai la gravité avec laquelle la dernière fois, un
digne gentilhomme tira de sa poche son porte-crayon gradué , et me dé-
montra, par une opération d'arpentage, que toutes les possessions de
l'empire britannique n'égalaient pas les Élals-LTnis en étendue, .l'oublie-
•j8 UEVUIi DtS DEUX MONDES.
rai encore moins l'aii- de supériorité satisfaite avec lequel, la démouslra-
lion finie , il plaça son pied sur le marbre de la cheminée , et se mit à
siffler le Yanhee doodle. »
On comprend aisément que cette exclusive préocupalion d'eux-
mêmes , et ce mépris pour tout ce qui est étranger, fassent des
Américains un peuple peu aimable. Ainsi l'a trouvé notre voya-
geuse , qui s'en plaint en mille endroits.
« Le défaut d'intérêt , de sensibilité , de chaleur d'ame pour tout ce
qui ne touche pas immédiatement à leur intérêt particulier, est univer-
sel parmi les Américains, et paralyse toute espèce de conversation. Tout
l'enthousiasme de l'Amérique est concentré sur un seul point, son éman-
cipation et son indépendance ; à cet égard , rien ne peut surpasser la
viTacité de ses sentimens. L'Amérique ressemble à une jeune mariée,
qui n'a d'yeux , d'oreilles et de cœur que pour son mari , et pour qui le
reste est indifférent. La lune de miel n'est pas encore écoulée ; quand
elle le sera , l'Améiique apprendra peut-être la coquetterie , et saura
mieux se rendre aimable aux autres nations. »
Après la vanité, l'amour de l'argent est, aux yeux de mistress
Trollope , le trait le plus saillant du caractère américain : elle dé-
veloppe fort au long, et les causes qui rendent aux Etats-Unis
cette passion si universelle et si ardente, et toutes les conséquences
bonnes et mauvaises qu'elle engendre. Nous allons extraire quel-
ques passages de son livre sur ce sujet important.
« Je ne partage pas , dit quelque part mistress Trollope , l'opinion de
ceux qui regardent Cincinnati comme une des merveilles du monde;
mais quand on songe que le sol oii elle s'élève était encore une forèl
vierge il y a trente ans, on ne peut s'empêcher d'admirer son étendue et
son importance. Cette ville croît, pour ainsi dire, à vue d'œil , et chaque
mois ajoute à sa grandeur et à ses richesses.
« En cherchant la cause de celte rapide transformation d'un repaire de
bêtes sauvages en une cité populeuse , les économistes indigènes n'hési-
tent pas à en faire honneur aux institutions républicaines. Mais, sans être
profonde en ces matières, j'en trouve une explication plus naturelle dans
le double fait de la nécessité du travail , et de l'impossibilité delà paresse
en un tel pays. Pendant un séjour de près de deux ans que j'ai fait à Cin-
cinnati, je puis dire que je n'y ai jamais vu ni un mendiant, ni un
liommc assez aisé pour se livrer au repos. Toutes les abeiilcs de cette
MOEURS DKS AMÉIUCAI-NS. 7i;)
Irlande ruche sont incessamment en quête de ce miel d'Hybla qu'on appelle
argent, et nulle distraction de science ou de plaisir ne vient les détourner
un moment de cette ardente poursuite. Qu'on ajoute à cette concentration
ile toutes les facult(5s vers un seul but, l'esprit d'entreprise et la sagacité
qui distinguent les Américains ; qu'on y ajoute surtout une absence de
probité qui le dispute atout ce qu'on raconte des rusés habitans du York-
shire , et l'on comprendra sans peine les effets qui en résultent.
« Rien ne saurait, dit-elle ailleurs, surpasser l'activité et la persévé-
rance des Américains dans toute espèce de métier, de spéculation et d'en-
treprise qui peuvent donner un bénéfice pécuniaire. J'ai entendu dire à un
Anglais qui avait long-temps résidé aux Etats-Unis , que jamais il n'avait
surpris deux Américains causant ensemble dans la rue , sur la grande
route ou au milieu des champs , au théâtre , eu café , ou dans l'intérieur
d'une maison , sans que le mot de dollaine lût venu frapper son oreille.
Une telle unité de but , une telle sympathie de scntimens ne saurait, je
crois, se rencontrer ailleurs, si ce n'est peut-être dans le iiid d'une fourmi.
L'effet est conséquent à la cause. L'éternelle contemplation de ce but sor-
dide doit rétrécir l'esprit, et ce qui est pire encore, endurcir la con-
science. Je ne sais rien qui prouve mieux la dégradation morale engendrée
par cette avidité universelle et continue , que la manière dont les Améri-
cains parlent de leurs corapaîriotes des états du nord. Tous conviennent
que ces états présentent un développement admirable d'industrie et de
prospérité , et ils ne cessent de les citer quand ils veulent faire l'éloge de
leur incomparable pays. Et, toutefois, je n'ai jamais rencontré un seul
Américain , à quelque partie de l'Union qu'il appartînt , qui ne repré-
sentât les habitans de ces mêmes étals comme les plus rusés , les plus
artificieux, les plus cupides et les plus fourbes des hommes. Les Ya/ikecs,
c'est le nom spécial qu'on leur donne, s'attribuent à eux-mêmes ces
excellentes qualités, et se vantent, avec un sourire de complaisance,
qu'aucun peuple de la terre ne peut lutter avec eux dans l'art défricher
eu affaires. Je les ai entendus raconter sans rougir des traiis d'habileté
de leurs amis et connaissances, qui suffiraient parmi nous pour bannir a
jamais leurs héros de la société des honnêtes gens; et tout cela était dit
avec une simplicité qui laissait douter si le narrateur lui-même savait ce
que signifiaient les mots d'honnêteté et d'honneur. Cependant les Amé-
ricains se proclament hautement le peuple le plus moral de la terre ;
en conversation , dans les journaux , à l'église, j'ai entendu partout ré-
péter cette assertion. J'ai passé quatre ans à en chercher avec conscience
et bonne foi les fondemen?; , et mon opinion bien arrêtée est que la
moyenne de la moralité américaine est de beaucoup inférieure à celle
des peuples de l'Europe. ■
8o KËVUE DES DEUX MONDES.
Nous citerons encore le passa{>e suivant :
« Si je voulais consigner ici la dixième partie des actions peu délicates,
que des Américains m'ont racontées de leurs concitoyens et de leurs
amis , je suis persuadée que mes lecteurs suspecteraient ma véracité ; je
ferai donc mieux de m'en abstenir. Mais je ue puism'empêcher d'expri
mer une opinion dont quatre années d'observations attentives m'ont
convaincue, c'est que le sens moral est moins développé dans la nation
américaine que chez les peuples de l'Europe. Faites qu'un Américain soit
parfaitement persuadé que son voisin est un malhonnête homme; j'ose af-
firmer qu'il rompra avec lui, si toutefois il ne peut espérer aucun avan-
tage de son amitié ; mais quant à la question de savoir ce qui constitue
un malhonnête homme , il n'est presque pas un article du Décalogue
sur lequel vous ne trouviez son opinion infiniment plus indulgente que
la nôtre; en un mot, sa conscience est plus obtuse, moins délicate
et moins susceptible en tout ce qui concerne le juste et l'honnête.
« Cervantes a tourné en ridicule l'exagération des senlimens cheva-
leresques ; mais il en a respecté l'esprit. Ce qu'il y avait de noble et
de bon dans ces sentimens vit encore dans le sang européen , sons la
puissante protection des habitudes, infiniment plus sûre que celle du
bouclier etdel'épée. Peut-être n'est-il pas donné aux nations qui n'ont
point passé par l'époque chevaleresque , d'avoir jamais cette délicatesse
de moralité qu'elle nous a laissée. Assurément je ne regrette point la
chevalerie errante, et je ne changerais pas la sauve-garde des lois contre
celle du plus loyal champion qui ait jamais manié la lance ; mais je
crois fermement que la susceptibilité d'honneur introduite par la cheva-
lerie et qu'elle nous a léguée, est le meilleur antidode à l'influence
abrutissante des triviales occupations de la vie commune ; et que l'ab-
sence absolue de cette susceptibilité morale dans la race américaine est
précisément ce qui la rend si indifférente pour cette vertu vulgaire qu'on
appelle probité. »
L'histoire suivante d'un petit garçon qui, à dix ans, est déjà
possède' de cet esprit de spéculation et d'épargne eminement amé-
ricain , nous paraît plus propre cjue toutes les réflexions du monde
à peindjece côté remarquable du génie et du caractère des habi-
tans de l'Union.
« Il y avait dans le village une maison que sa pauvreté faisait remarquer;
elle avait un si grand air de misère , que cela m'empêcha pendant long-
temps d'y entrer. Un jour cependant informée que j'y trouverais des
poulets et des œufs dont j'avais besoin, je me décidai à le faire. Je
MOEURS D.KS AMÉRICAINS. Ht
frappai, et, quand la porte s'ouvrit, je fus sur le point de renoncer à
mon entreprise. Jamais pareil repaire de misère et de saleté n'avait
frappé mes yeux. Une femme , vivante image de la malpropreté et de la
fièvre , tenait sur son bras gauche un sale enfant , tandis que de la droite
elle pétrissait de la pâte dans une huche. Une grande fille maigre , de
douze aus, était assise sur nn tonneau , rongeant une croûte de pain.
Quand j'eus dit l'affaire qui m'amenait , la femme me répondit : « Je n'ai
ni poulets ni œufs à vendre; mais mon garçon en a, et en abondance.
Holà ! Nick ! s'écria-t-elle en se tournant vers le haut d'une échelle
qui se perdait dans une ouverture du plafond , descends ; voici une
vieille femme qui a besoin de poulets. »
« Au même instant , Nick parut au haut de l'échelle ; je reconnus en
lui un des principaux personnages d'une troupe de polissons que j'avais
remarqués dans mes promenades, jouant aux billes dans la poussière, et
jurant à qui mieux mieux ; il avait l'air d'avoir une dixaine d'années.
■ — Avez-vous des poulets à vendre, mon garçon? lui dis-je.
— Oui , et des œufs aussi, et plus que vous n'en achèterez.
» M'étant informé du prix, je me rappelai que c'était précisément celui
que je payais au mai'ché ; mais au marché on me livrait les poulets tout
plumés et tout prêts à être mis en broche. Je fis part de cette observa-
lion à mon jeune commerçant.
— Oh! si ce n'est que cela, me dit-il, je puis vous retrousser vos pou-
lets tout aussi bien qu'on le fait au marché.
—Vous , Nick ?
— Oui certainement, et pourquoi pas?
— J'imaginais que vous aimiez trop les billes pour être capable de
pareille chose.
»I1 me lança un regard moqueur : — 'Vous ne me connaissez guère, dit-il;
quand avez-vous besoin de vos poulets?
» Je le lui dis, et à l'hevire indiquée il me les apporta fort bien pré-
parés. Depuis, je fis souvent affaire avec lui. Lorsque je le payais, il
plongeait toujours sa main dans le gousset de son pantalon. Comme c'é-
tait là sa caisse, je présume que la citadelle était mieux fortifiée que
les ouvrages extérieurs de la place, lesquels tombaient en ruines. Il
avait coutume d'en tirer plus de dollars, de demi-dollars et de menue
monnaie que sa sale petite main ne pouvait en tenir. Cela excita ma
curiosité ; et quoique j'éprouvasse un dégoût involontaire pour ce petit
juif, il m'arrivait presque toujours de causer avec lui.
— En vérité, Nick, vous êtes bien riche , lui dis-je un jour qu'il étalait
avec son ostentation ordinaire son petit trdsor. — Il se mit à sourire avec
82
REVUK DKS DEUT MONDES.
une expression qui n'était nullement enfantine, el il me répondit : « Ce
serait une mauvaise affaire pour moi , si je n'avais d'argent que ce que
j'en montre. »
«Je lui demandai comment il menait son coramerce.il me dit qu'il ache-
tait des œufs au cent et des poulets à la douzaine , des charettes qui al-
laient au marché et qui passaient devant leur porte; qu'il engraissait les
poulets dans une cage qu'il avait construite lui-même, et qu'après il en
tirait le double , et que pour les œufs ils lui donnaient aussi un bon bé-
néfice, vendus à la douzaine.
— Et donnez-vous l'argent à votre mère ?
— Ah ! bien oui , me répondit-il , en me lançant un autre regard sour-
nois de ses vilains petits yeux bleus.
— Eh! qu'en faites-vous donc, Nick? — Son visage me répondit très-
franchement: Qu'est-ce que cela vous fait? mais sa bouche fut plus
discrète, et il me dit d'une manière assez gracieuse : « Je le soigne,
madame. »
« De quelle manière Nick avait-il gagné son premier dollar? c'est ce
qu'on ne savait pas. J'appris que lorsqu'il entrait dans la boutique du vil-
lage, la personne qui était au comptoir regrettait toujours de n'avoir
pas deux paires d'yeux ; mais une fois ce dollar gagné , l'intelligence ,
l'activité , l'industrie avec laquelle il réussit à le faire croître et multi-
plier, aurait été charmante de la part d'un de ces petits héros irlandais
de miss Edgeworth qui aurait porté le profit à sa mère, mais était
détestable dans la personne de Nick. Aucun sentiment humain ne sem-
blait échauffer son jeune cœur, pas même l'amour de sa propre perîonne;
car il n'était pas seulement sale et déguenillé, mais il avait l'air à demi
mort de faim , et je suis sûre que la moitié de ses dîners et de ses sou-
pers servaient à engraisser ses poulets.
« Je ne donne pas cette histoire de Nick, le marchand de poulets, comme
une anecdote dont tous les traits soient américains ; la seule partie de
cette histoire qui soit caractéristique de l'Amérique, c'est l'indépendance
de cet enfant de dix ans. C'est un exemple, entre mille, du caractère
avide , sec et calculateur que cette indépendance engendre. Selon toutes
les probabilités, Nick deviendra très-riche, et rien n'empêche qu'il ne
soit un jour président de l'Union. Je fus un jour si chaudement relevée
pour avoir demandé si tous les citoyens américains étaient également
éligibles à cette place , que je ne me hasarderai de ma vie à le révoquer
en doute. ^>
L'auteur met sur le compte de cette aviditt' américaine
MOEURS DES AMERICAINS. 83
la mesure qui a expulsé les tiùbus indiennes des territoires qui
leur avaient été concédés dans quelques états de l'Union. Voici
comment elle s'explique sur cette mesure, qui a donné lieu à de
si vives discussions entre les ennemis de l'Amérique et ses dé-
fenseurs.
« J'étais à Washington à l'époque où la mesure d'expulser des terrains
qui leur avaient été concédés , les derniers restes des tribus indiennes ,
fut adoptée par le congrès et sanctionnée par le président. Si l'on devait
juger du caractère américain par la conduite de la nation en cette af-
faire , certes on aurait peine à compter les sentimens d'honneur et de
justice au nombre de ses élémens. C'est au milieu des Américains et
par des bouches américaines que j'ai entendu repiésenter leurs procé-
dés à l'égard des infortunés Indiens , comme le comble de la perfidie et
de la déloyauté. Quelque choquée que j'aie été des mœurs et des habitu-
des des Américains, j'ose dire que, si durant mon séjour parmi eux ,
j'eusse observé dans leur caractère national quelques traits qui justi-
fiassent l'éloge qu'ils ne cessent de faire de leur amour pour la liberté et
la justice , les jugemens de mon goût n'eussent fait aucun tort à ceux
de ma raison, et je leur aurais accordé mon estime en leur refusant ma
sympathie. Mais il est impossible, pour quiconque porte un cœur
d'homme, de n'être pas révolté de la contradiction de leurs principes et
de leur conduite. Ils déclament sans cesse contre les gouvernemens eu-
ropéens , dont la tendance, à les en croire, est de favoriser le fort et
d'opprimer le faible; allez au congrès , pénétrez dans les tavernes , as-
sistez aux sermons de l'église et aux représentations du théâtre , vous
entendrez cette prétendue tendance de nos gouvernemens, signalée,
accusée , tournée en ridicule et analhématisée sous toutes les formes
possibles. Et cependant considérez ce que fait ce peuple qui parle si
bien; vous le verrez d'une main élever le bonnet de la liberté, et de l'autre
fouetter ses esclaves ; vous le verrez le matin prêcher à la tribune les
imprescriptibles droits de l'homme , et le soir , chasser de leurs foyers
les enfans du sol qu'il s'était engagé à protéger par les traités les plus
solennels.
« Pour rendre justice à ceux des Américains qui n'approuvent pas cette
honteuse politique, je transcrirai ici un passage d'un journal de New-
York qui prouvera qu'il se trouve des hommes aux Etats-Unis qui ont
en horreur les impudentes et odieuses mesures arrêtées à Wasghinton
en i83o.
« Nous ne connaissons rien , dit ce journal , qui touche de plus près
S4 REVUE DES DEUX MONDES.
« à la répnt.ition île justice et d'intégrité du caractère américain, quel'af-
« faire des tribus indiennes de la Géorgie et d'Alabama , et spéciale-
« ment des Cherokees dans le premier de ces deux états. L'acte adopté
« par le congrès à la fin de la session complète le statut odieux et
« tyrannique de la législation de Géorgie, et imprime une tache ineffa-
» cable sur la politique des Etats-Unis, lesquels viennent de violer
)> ouvertement leur foi, clairement engagée à plusieurs reprises dans une
)> multitude de conventions et de traités plus solennels les uns que les
» autres. »
« Ce qui rend plus déplorable l'expulsion des Indiens de leur terre na-
tale , c'est qu'ils cédaient rapidement à la force de l'exemple; c'est qu'ils
avaient renoncé à leur vie de chasseurs et à leurs habitudes vagabondes ;
c'est qu'ils devenaient des agriculteurs laborieux ; c'est que le pouvoir
tyrannique et brutal qui vient de violer à leur égard la foi des traités,
ne les bannit pas seulement comme autrefois de leursjterrains de chasse ,
deleurs cantons de prédilection, du voisinage des ossemens ensevelis de
leurs pères , mais bien de leurs maisons que leurs pi'ogrès vers la civili-
sation leur avaient enseigné à rendre commodes et agréables; mais bien
des champs qu'ils avaient labourés et dont ils étaient fiers ; mais bien des
moissons qui couvraient ces champs et qui étaient les fruits de leurs
sueurs. Et pourquoi cette odieuse injustice? Pour ajouter quelques mil-
liers d'arcs de territoire à l'état à moitié désert qui les louchait !
Parmi les différens chefs d'accusation portésparnolre voyageuse
contre les Américains , il n'en est point sur lequel elle insiste da-
vantnge et revienne plus souvent que la grossièreté de leurs
habitudes, elle défaut de politesse et d'élégance de leurs manières.
Cette culture du goût qui non-seulement sauve la bonne société
européenne de toute habitude grossière , mais encore répand je ne
sais quelle fleur de délicatesse, plus aisée à sentir qu'à définir, sur
tous les sentimens, sur toutes les actions , et jusque dans les mou-
vemens et le langage d'un liomme bien élevé ; cette culture du
goût n'existe pas en Amérique. C'est une des choses qui ont ren-
du le plus désagre'able à mistress TroUope le séjour de ce pays:
aussi y revient-elle à chaque instant. La rudesse des habitudes
américaines la frappe d'abord dans la société du bateau à vapeur,
sur lequel elle remonte le Mississipi.
« Les gentilshommes de la cabine, à en juger par leur langage , leurs
manières et leur tournure, n'auraient certainement pas reçu ce nom en
MOEUllS DES AMÉniCAI.NS. 85
Europe. Mais aux lilres de colonel , de géiuTaJ , do major qu'ils se don-
naient, nous reconnûmes bicnlôt rju'ils avaient des droits bien fondés
à celte dési!;nation. Tant de diîjnités militaires réunies sur un lialcau
m'cHonnaient, et quelque temps après je demandai à un Anglais de mes
amis ce que cela signifiait; il me répondit qu'ayant fait le même voyage
dans la même société, et ayant remarqué que parmi tant d'olftciers supé-
rieurs ii ne se trouvait pas un seul capitaine, il en avait demandé la
raison à un des passagers. « Oli! monsieur , lui avait répondu celui-ci ,
les capitaines sont sur le pont. »
« Le défaut absolu de politesse à table , la voracc rapidité avec laquelle
les viandes étaient saisies et dévorées, l'étrange conslrnction des phrases,
et la prononciation plus étrange encore, l'insupporlable crachement dont
il était absolument impossible de préserver ses vêlemens, l'effrayante
habitude de se servir do couteau en guise de fourchette et de renfon-
cer jusqu'au manche dans la bouche, et l'habitude non moins effrayante
de nétoyer ses dents avec un canif, tout cela nous fit sentir que nous
n'étions point environnés des généraux, des colonels et des majors de
l'ancien monde, et que l'heure du dîner ne serait pas pour nous, durant
la traversée, une heure agréable.»
Elle retrouve la même (grossièreté au tliéàtie Je Ciiicinnali.
« Le théâtre était assez passable à Cincinnati , bien que la pauvreté des
recettes ne permît pas un grand luxe de décorations. Mais ce qui était
infiniment plus choquant que des décorations fanées, c'étaient la tenue et
les habitudes des spectateurs. Leshommes paraissaient aux premières lo-
ges sans habits, et j'en ai vu qui avaient les manches retroussées jus-
qu'à l'épaule. Le crachement était perpétue! , et la double odeur des
ognons et du wiskcy aurait fait payer trop cher le jeu même d'un Talma
ou d'un Kemble.
« Quant à la conduite et au!t altitudes des honorables spectateurs , elle
estparfaitementindescriplible. Lestalonsdes unsposés sur le bord des lo-
ges , le dos des autres tourné du côté de l'auditoire, plusieurs étendus tout
de leur long sur les banquettes, telles sont quelques-unes des postures
variées que rencontre le bon goût des Américains. Le bruit était con-
tinuel et de la nature la plus désagréable; au lieu de battre des mains
pour applaudir, ils jettent des cris et exécutent des roulemens avec les
pieds , et lorsque un accès de patriotisme les saisit , et que le chant de
Vnnkee Dnodlc est demandé , on croirait que la réputation civique de
cliaque spectateur dépend de la quantité» de bruit qu'il fait. »
TOMF. vni. 6
8G KF.\ LU. Dl'.S I>t:uX MONDKS.
Même cliO'^e dniis tous les tliéàtves de l'Union , même dan;»
celui de Washington.
« On crachait continuellement , cl sur dix hommes il n'y en avaitpas un
qui lut assis comme une créature humaine. Les pieds de l'un étaientpo-
sés sur le bord de la loge, ceux de l'autre appuyés contre un des côtés.
Par ci, par là xui sénateur couvrait de son corps loute la longueur d'une
banquette, et sur plusieurs points le devant des loges servait de sièges
à ceux qui les occupaient.
« Je vis un beau jeune homme d'une mise très-recherchée , et qui était
certainement un personnage de distinction, introduire ses deux doigts
dans la poche de son élégant gilet de soie, en extraire délicatement ce
que je n'ose appeler de son nom , et le déposer gravement au fond de sa
bouche. »
Contentons-nous de dire que ces habitudes et celte tenue sont
celles des juges dans les tribunaux, des représentans du peuple
dans la salle du congi'ès , et des hommes de la meilleure société
dans les salons, et hàtons-nous de laisser là ces formes extérieures
pour en venir au défaut plus intimedont elles ne sont que l'expres-
sion la plus choquante , la grossièreté du goût lui-même , l'ab-
sence de rafinement , comme dit mistress Trollope ; et là-dessus ,
laissons la parler, elle est sur son terrain, et dira beaucoup
mieux que nous,
« Avant mon voyage aux États-Unis, je n'avais point l'idée du retour que
l'impôt fait à ceux qui le paient , non-seulement sous forme de salaire de
leur industrie, mais encore sous forme de jouissance et de plaisir. Si
j'avais l'honneur de siéger au parlement d'Angleterre , au lieu de mettre
les séditieux à la Tour, je les enverrais faire une promenade aux Etats-
Unis. J'étais moi-même assez séditieuse à mon départ pour l'Amérique,
mais je puis bien dire que je me suis trouvée complètement guérie avant
d'avoir parcouru la moitié du chemin que j'y ai fait.
« Comme une autre, j'ai lu dans les livres de fort belles choses sur les
besoins simples et peu nombreux de l'homme de la >iûfurc, et comme
une autre j'ai admis, avec une foi implicite, cette belle maxime, que cha-
que nouveau besoin qu'on acquiert est une nouvelle source de privation
et de misère. Mais j'ose dire que ceux qui raisonnent là-dessus , dans les
salons parfumés de Londres, ne sont point du tout en position d'en bien
juger. Si les besoins physiques étaient nos seuls besoins, ce qui suffit à
MOEUUS DKS AMÉKICAINS. 8^
ranimai suliliiMiL à l'honimc , et Dieu ne nous .'-urait pas donné cran-
Ires facilités qu'à lui. Mais il n'en est point ainsi; si nous cherchoiis
(lequoi se compose une heure de plaisir, nous trouverons qu'elle est faile
d'une multitude de sensations agréables, produites par une niultiludc
d'impressions, qui ont ému successivement presque toutes les fibres
de notre constitution. Quand ces fibres, pourn'avoir jamais été touchées,
sont encore endormies , les choses qui nous entourent importent moins
parce qu'elles sont à peine senties ; mais lorsque toute notre nature est
sur pied, lorsque chaque nerf éveillé est comme une touche qui rend un
son , alors tout nous importe, parce qu'il n'est rien qui ne puisse être
pour nous une occasion de souffrance ou de plaisir. Que les créatures
humaines qui en sont là , se gardent bien de visiter les Etats-Unis , ou
du moins que si elles y vont , elles ne s'y arrêtent que ce qu'il faut ,
pour mettre dans leur mémoire des images qui leur rendront plusdouci s
par le contraste les habitudes de leur pays.
Guarda e passa ( e poi ) ragionam' di lor.
« J'ai fait connaissance à Cincinnati avec les beautés de la vie simple ,
et je puis dire qu'elle m'était plus dés^gréable encore par ses effets
sur les manières des habitans que par les privations personnelles qu'elle
m'imposait. Jusque-là , je ne m'étais pas fait une idée de la foule des
sensations agréables que donnent la demi - élégance et la demi -civi-
lisation auxquelles sont parvenues les classes moyennes en Europe. A
toute minute nous nous sentions choqués d'une foule de petites cho.scs
trop futiles même pour être consignées dans ces pages frivoles, et qui
venaient péniblement nous rappeler que nous étions loin de notre chère
patrie.
«Tous les besoins physiques trouvent abondamment de quoi se satis-
faire à Cincinnati , et à très-bon marché. Mais hélas! ce n'est là qu'un
bien petit chapitre dans l'histoire d'un jour agréable. Le défaut uni-
versel et absolu de manières dans les deux sexes est si remarquable,
([ue j'étais constamment occupée à en chercher l'explication. Assurément
il ne vient pas d'un défaut d'intelligence : j'ai entendu en Améri.'jue beau-
coup de conversations lourdes et ennuyeuses ; mais ( sauf la classe tou-
jours privilégiée des jeunes personnes ) je puis dire que j'en ai rarement
entendu desottes. Les Américains ont l'intelligence î.ette etl'esprit actif:
s'il? sont ignorans, c'est plutôt sur les sujets qui n'ont qu'une valeur con-
ventionnelle que sur ceux qui ont une importance réelle. Mais il n'y a
ni charme ni grâce dans leur conversation ; à peine durant tout mon séjour
parmi eux ai-je entendu une phrase élégamment tournée et correctement
prononcée, snrtirdc la bouche d'un Américain : il y avait toujours, soi
88 REVUK DES DI'.UX MONDES.
dans l'expression, soit dans l'accent, quelque chose qui blessait le sen-
timent et choquait le goût.
'I Lapuelle vaut le mieux d'une personne qui a besoin d'élégance dans
les manières et les habitudes de la société qui l'entoure, ou d'une
autre qui est incapable delà sentir? c'est ce que je ne prétends pas dé-
cider : mais ce qu'il y a de sûr , c'est qu'en Amérique , cette politesse qui
consiste à ne pas laisser voir les sentimens de notre nature qui peuvent
être désagréables aux autres, est complètement inconnue; on ne la rêve
pas même. La vie matérielle est très-confortable dans les grandes villes;
on y rencontre même quelque luxe. A n'en juger que par le dehors , ces
villes sont, comme Londres et Paris , de vastes associations d'êtres actifs
et intelîigens. Mais de près et sous le rapport moral , la différence est
prodigieuse. Et que quelque Américain raisonnable (comme les Etats-
Unis en renferment des millions) , ne vienne pas me demander ce que je
veux dire par là? Il me serait difficile, probablement impossible de le
lui expliquer : mais en revanche, il n'existe pas un seul Européen qui,
après avoir visité l'Union, trouve la moindre difficulté à me comprendre.
Je ne suispointun juge compétent des institutions politiques de l'Améri-
que, et si je me hasarde de loin en loin à faire une observation sur leurs ef-
fets , c'est en passant et comme une femme qui peut bien dire ses im-
pressions, mais qui n'a point la prétention de les justifier. Mais les na-
tions ozit une physionomie dont les femmes sont aussi bons juges que
les bomraes, et on peut s'en rapporter à elles sur tout ce qui constitue
la forme exlérieurc de la société.
« Le capitaine Hall nous dit que si on lui demandait ce qui con-
stitue la différence entre un Anglais et un Américain, il répondrait, le
défaut de loyauté. Cette réponse est celle d'un brave et loyal marin. Que
si l'on me faisait la même question, la mienne serait : C'est le défaut d'e-
le'gance.
«Si les Américains se résignaient à être ce qu'ils sont, et accep-
taient francliement la vie toute unie des Suisses aux jours de leur pit-
toresque simplicité (et remarquons cependant que les Suisses alors ne
chiquaientpoint), ilseraittout-à-fait absurdeet de mauvais goùtdeles cri-
tiquer. Mais il n'en est point ainsi. L'Américain a la prétention d'être
gentilhomme accompli, et déplus celle de l'êlrc à sa manière; car n'est-
il pas né libre? Et cependant s'il veut entrer en rivalité avec l'ancien
monde , l'ancien juonde a un droit dont il use et dont il continuera
d'user, celui d'examiner les titres du nouveau it cette prétention.
« Je n'ai rien à démêler avec les heures que les Américains consacrent
aux affaires . je ne doute pas qu'ils ne les emploient d'une manière sage
MOEUKS DES AMERICAINS. 8^
et proiilable; mais quant aux heiucs de récréation , à ces heures qui
s'écoulent pour nous dans les jouissances des plaisirs réunis de l'art et
de la nature , à ces heures dont la présence de la beauté et l'élégance
des manières rachètent les excès passagers; quant à ces heures, elles
m'appartiennent, et j'ai le droit d'examiner co qu'en [ont les Améri-
cains. Les dîners môme ne sauraient être comparés dans les deux pajs :
des Américains m'ont dit qu'ils ne pouvaient y apercevoir aucune diffé-
rence; mais d'abord il est très-rare qu'on dine eu société aus Etats-
Unis ailleurs que dans les tavernes et les pensions bourgeoises ; et de
plus , tout le plaisir se réduit à manger avec la plus grande rapidité pos-
sible et dans le plus profond silence. Des Américains m'ont avoué que
l'heure de la plus haute volupté gastronomique pour les hommes
était celle où un verre de genièvre ou de punch aux œufs puisait dans
l'absence de toute contrainte, et par conséquent des femmes, son plus
haut degré de saveur.
« Malgré tout cela, les Etats-Unis sont un beau pays , digue d'être vi-
sité par mille raisons. Sur ces mille raisons , neuf cent quatre-vingt-dix-
neuf sont tirées de ses mérites même; le millième pour moi est l'atta-
chement plus grand qu'il m'inspire pour le mien. »
Mistress TroUope clierclic les cûuses de cette absence Je f,oùt
et d'élégance, et la trouve dans le rôle subalterne, pour ne pas
dire servile, auquel les femmes sont condamnées en Amérique, et
principalement dans l'éloignenient où leurs maris les tiennent de
tous leurs plaisirs. Continuons de citer.
a Les dispositions pour le souper me parurent liès-siugulières et cajac-
térisent éminemment le paj'^. Une table magniliquement servie dans
une vaste salle attendait les hommes ; ils allèrent y prendre place. Les
femmes restèrent dans la salle de danse, et bientôt on leur apporta à
chacune une assiette. Elles conlinîtèrcnt de se promener tristement celte
assiette à la main , pendant qu'on était occupé des hommes. A la i'in , des
domestiques parurent avec des pyramides de sucreries , des gâteaux et
des crèmes. Alors toute la troupe s'assit sur une iile de chaises placées le
long des rains , et chacune faisant une ta'ole de ses genoux commença à
manger d'un air triste et ennuyé.
« Le contraste de ces pauvres femmes abondonnccsel de leur maigre
souper, avec le splendide festin et la salle éclatante de lumières réservée
aux hommes , était aussi absurde que comique.
«J'appris que je ne devais attribuer cet arrangement ni à des vues d'é-
<)*' REVUK i)KS DEUX MOMDES.
ronomie, ni au défaut d'une saile assez vaste pour contenir toute la
société. La seule raison qu'on m'en donna , c'est qu'il était plus agréable
aux hommes d'être seuls. Cette réponse qu'on me fit, me lut ensuite ré-
pétée par une foule de personnes à qui j'adressai la même question.
« Jecilecet usage , non-seulement parce qu'il est général en Amérique ,
mais parce que j'y vois une des principales causes de cette absence ab-
solue de bonnes manières et d'habitudes élégantes, si remarquable chez
les hommes et chez les femmes de ce pays.
« On ne saurait s'attendre à trouver dans une république la recherche
et l'élégance de manières que l'existence d'une cour qui en inspire le
goût, répand à quelque degré parmi toutes les classes dans les monar-
chies. Mais cette cause ne saurait suffire pour expliquer la rudesse de la
société américaine; et la manière dont les heures consacrées au plaisir y
sont employées, concourt sans aucun doute à la produire. Partout,
les heures de délassement ont de l'importance aux yeux des hommes , et
partout on les voit s'étudier à les employer le mieux possible. Ceux qui
préfèrent la société s'attachent de préférence aux moyens d'y paraîtte
aimables, et deviennent par cela même incapables de goi^iter les dou-
ceurs de la solitude ; ceux au contraire qui sont accoxitumés à trouver
leur plaisir dans la solitude , sont inhabiles à en mettre ou à en prendre
beaucoup dans la société. Là où donc les deux sexes se plairont surtout
à la société l'un de l'autre, chacun d'eux se prépaiera à y paraître avec
avantage ; et là aussi nécessairement , les hommes s'abstiendront de mâ-
cher du tabac et de craclier sans cesse, et les femmes de leur côté aspi-
reront à quelque chose de mieux qu'à la gloire de faire du thé à la per-
fection.
« En Amérique , sauf la danse qui n'est guère d'usage que pour les per-
sonnes non mariées, tous les plaisirs des hommes impliquent l'absence
des femmes. Elles sont exclues de leurs dîners et de leurs parties de jeux ;
elles ne paraissent ni à leurs sociétés de musique ni à leurs soupers de
clubs, ni à aucune de leurs réunions. Ajoutons que, quand on change-
rait cet usage , il resterait à imaginer un expédient, pour débarrasser
les femmes des soins grossiers du ménage qui sont à leur charge. Même
dans les états à esclaves, si elles ne sont point occupées à savonner et
à repasser, à pétrir des pudings et des gâteaux la moitié du jour, et à
les faire cuire l'autre moitié, encore sont-elles trop prises par les autres
soins du ménage et la surveillance de la maison , pour devenir jamais des
compagnes élégantes et éclairées de leurs maris. J'ai rencontré à Balti-
more, à Philadelphie et à New-York, quelques exceptions à ce fait ; mais
il n'en reste pas moins exactement vrai dans sa généralité. »
MOEURS DES AM tRICAINS. t) 1
Cet isolement des ilevix sexes qui fait que l'un reste {grossier
et l'autre insignifiant, est presqu'absolue en Amérique.
'( La séparation des deux sexes dont j'ai si souvent parlé , n'est nulle
part plus remarquable qu'à bord des bateaux à vapeur. Parmi les pas-
sagers se trouvaient un gentilhomme et sa femme qui semblaient souffrir
beaucoup de cet arrangement. Cette dernière était malade, et le mari
lui rendait tous les soins que les usages pouvaient lui permettre.
Quand l'heure du dîner venait et que le maître d'hôtel ouvrait lapièce de
communication entre les convives, il était toujours près delà porte pour
lui donner la main et la conduire à sa place , et quand , le dîner fini , il
fallait sortir, il la ramenaitet s'efforçait toujours de prolonger de quelques
minutes le plaisjir d'être avec elle. Une ou deux fois quand nous étions
toutes sur le balcon , et que sa femme restait seule dans la cabine, il
se hasarda d'y pénétrer et de s'asseoir un moment à côté d'elle ; mais dès
que l'une de nous revenait , il se levait tout confus et se sauvait comme
un coupable.
«Les hommes fument et boivent beaucoup sur les bateaux à vapeur , et
ces deux circonstances contribuent sans doute à rendre plus stricte
l'exécution des règles du décorum américain ; car quoiqu'ils ne se gênent
en aucune manière pour cracher et mâcher du tabac en présence des
femmes, en général ils aiment mieux boire et jouer en leur absence. »
Ailleurs niistress TroUope laisse échapper cette observation :
«Je remarquai qu'il n'était pas rare, à Washington, de voir une dame
donner le bras à un homme qui ne fût ni son père, ni son frère, ni son
mari. Ce relâchement remarquable dans le décorum américain, est pro-
bablement du à la présence des légations étrangères. »
Une autre cause delà rudesse deslionunes et de rinsignifianee
des femmes, c'est que ni les uns, ni les autres , ne cultivent leiir
esprit. Le goût des lettres et des arts est, pùur ainsi dire, inconnu
en Amérique ; point de lectures, point de conversations littéraires,
rien qui éveille l'imagination , étende la pensée , épvu-e et enno-
blisse les sentimens; les liommes sont tout entiers à leurs affaires ,
et les femmes aux soins du ménage. INotre voyageuse sent et
indique à merveille les conséquences d'un pareil régime.
« Les États-Unis sont le pays du monde qui démontre le mieux l'im-
mense utilité des habitudes littéraires , non-seulement pour étendre les
idées, mais ce qui est infiniment plus important . pour épurer et enno-
<)2 UliVLt DES DEUX MONDES.
hlii- les mœurs. Durant mon séjour en Amérique, il ne m'est pas arrive
de rencontrer un homme de lettres qui mâchât du tabac et s'enivrât de
whiskey ; mais en revanche il ne m'est pas arrivé de rencontrer, hors
do celte classe, un seul Américain qui eût échappé à ces habitudes dé-
gradantes. Cette iniluence est encore plus grande, s'il est possible, sur
les remmes. Malheureusement, le goût des lettres est chose peu com-
mune chez les Américaines, et pour en trouver des exemples, il faut bien
chercher. J'en ai rencontré un vraiment admirable dans une jeune dame
de Cincinnati. Entourée d'une société absolument incapable de l'appré-
. cier et même delà comprendre , elle vivait au milieu de ce monde avec
autant de simplicité et d'aisance, que s'il eût été composé d'êtres de
son espèce. Jeune et belle, douée par la nature d'un esprit vif et d'un
ju.qement pénétrant, elle avait eu le bonheur do trouver dans sa famille
tous les moyens de cultiver les heureuses dispositions de son intelligence.
Fiile d'un homme de lettres qui l'avait associée à ses études avec la
tendresse d'un père et la confiance d'un ami, elle avait reçu de bonne
heure ces lerons de goût et ces habitudes de pensée qu'il est difficile
de ])uiser au même degré dans une autre sitiiation. Cette jeune dame
était d'autant plus admirable , que ses éludes chéries ne la dérobaient à
aucun des devoirs nombreux imposés aux femmes américaines. Compa-
gne utile et assidue des travaux littéraires de son père, collaboratrice
active de sa mère dans tous les soins du ménage, gouvernante attentive
et tendre de l'enfant malade de sa sœur, faisant à elle seule tous les
frais de son élégante garde-robe, ayant toujours avec cela du temps de
reste, et toujours prête à recevoir avec la gaîté la plus aimable ses nom-
breuses connaissances, la plus animée dans la conversation, la plus
infatigable au travail, ;1 était impossible de la voir et d'étudier son
caractère, sans comprendre que de telles femmes sont la gloire de
tous les pays, et que, si l'espèce pouvait s'en multiplier en Amérique,
elles ne tarderaient ])as à y eûacer jusqu'au dernier vestige de cette
grossièreté d'habitude et de cette ignorance (jui la dégradent. Ima^
ginez dans un salon une cinquantaine de copies de ce charmant modèle,
et demandez-vous après, si les hommes oseraient s'y présenter, les vète-
mens parfumés de wiskey , les lèvres jaunies par le tabac , et l'esprit
convaincu que ifs femmes ne sont ici bas que pour faire des confitures,
coudre des chemisos , racv"ommoder des bas, et mettre au monde des
présidens possibles? Assurément non; le jour où les Américaines décou-
vriront quelle influence il leur appartient d'exercer, et qu'elles la com-
p.-ireront avec celle qu'elles exercent, ce jour-là il y aura quelque chose
a espérer pour la civilisation de leur pays. Je n'ai pu vivre à Philadcl-
MOEURS DES AMERICAINS. g3
phie , au i»ilieu des feiumes les plus jolies, les plus riches et les plus dis-
tinguées de l'Amérique, sans que le contraste de leur rôle dans la société
avec celui des femmes du même rang en Europe ne se présentât de lui-
même et d'une manière frappante à mon esprit. »
Et toutefois l'éducatiou des femmes est loin d'être négligée en
Amérique ; mais elle y est plus fastueuse que bien entendue, et
manque le but pour vouloir trop embrasser, on en jujjera par le
passage suivant.
« J'assistai aux exercices publics qui terminaient l'année scliolaire
d'une des écoles de filles de Cincinnati, et je ne vis pas sans surprise que
les sciences les plus élevées étaient comprises dans le programme des étu-
des de ces charmantes créatures. Une jolie personne de seize ans prit ses
degrés en mathématiques ; une autre fut examinée sur la philosophie mo-
rale ; elles rougissaient d'une manière si gracieuse et se montraient em-
barrassées ou interdites d'une façon si aimable, qu'un juge plus habile
que moi aurait eu de la peine à décider jusqu'à quel point elles méi'i-
taieut les diplômes qu'elles recurent.
« Cette coutume de graduer les jeunes filles et de leur accorder des
diplômes à la fin de leurs études était tout-à-fait nouvelle pour moi, et
je ne me rappelle pas qu'un pareil usage ait jamais eu cours dans au-
cun autre pays. J'ai grand'peur que le temps accordé aux aimables gra-
duées de Cincinnati , pour acquérir tant de sciences diverses , fût à peine
suflisant pour en approfondir une seule; trois mois de mathématiques et
sixd'éccnomie politique, de philosophie, d'algèbre et de sections coni-
ques doivent rarement, si je ne me trompe, avec la meilleure volonté de la
part du maîlre et de l'élève, produire pour celle-ci lui fonds de connais-
sances «lans ces diverses sciences, capable de résister à la besogne de
nictlre au monde une demi-douzaine d'enfans et d'apaiserleurs larmes.
Voici un passage qui donnera une idée nette des résultats de
cette ambitieuse éducation.
a Qu'on me permette de décrire ici la journée d'une dame de la
haute société à Philadelphie, et l'on comprendra mieux la vérité des
observations que je viens de faire.
« Je suppose que cette dame est la femme d'un sénateur ou d'un avo-
cat très-occupé et d'une grande réputation ; elle a une très-jolie maison,
avec un très-joli escalier et une très-jolie porte de marbre blanc, laquelle
est garnie d'un bouton et d'un marteau d'argent; elle a de très-jolis sn-
t)4 REVUE DES DEUX MONDES.
Ions, Irès-jolinient meublés , dans l'un desquels se trouve un buffet très-
joli , couvert de très-jolis cristaux ; elle a de plus une très-jolie voiture
avec un très-beau nègre libre pour cocher; elle est toujours très-joliment
mise, et par-dessus tout cela elle est elle-même très-jolie.
» Elle se lève , et la première heure de sa journée est consacrée à sa
toilette, qu'elle fait avec un soin minutieux ; elle descend au parloir, tirée
à quatre épingles , raide et silencieuse ; son valet de pied qui est aussi
un nègre libre, place devant elle son déjeuner; elle mange sa tranche
de jambon et son poisson salé, et boit son café dans le plus profond
silence, tandis que son mari lit un journal, le coude appuyé sur un
autre ; après quoi pour l'ordinaire elle passe à l'eau les tasses et les sou-
coupes. Sa voiture est commandée pour onze heures; il y a loin d'ici là ;
elle se rend donc dans une petite pièce où elle fait de la pâtisserie, après
avoir placé sa robe de soie couleur de souris sous la protection d'un
tablier blanc. Vingt minutes avant l'arrivée de sa voiture, elle se retire
dans sa chambre, comme on l'appelle , secoue et plie son tablier blanc ,
met la dernière main à sa riche toilette , et couronne l'œuvre en plaçant
avec précaution sur sa tête son élégant bonnet et tous les accessoires qui
en dépendent. Elle descend l'escalier et en atteint la dernière marche
au moment précis où le nègre libre qui est cocher, annonce au nègre-
libre qui est valet de pied, que la voitui'e attend. Elle monte en donnant
pour mot d'ordre « à la Société Dorcas. » Son valet de pied reste à la
maison pour nétoyer les couteaux ; mais son cocher est assez sûr des
chevaux pour les abandonner à leur sagesse pendant qu'il ouvre la por-
tière; et sa maîtresse qui n'est point accoutumée à rencontrer la main d'un
homme en pareille occasion , peut très-bien , quoique l'une des siennes
soit chargée d'un panier à ouvrage , et l'autre d'un énorme paquet de
ces indéfinissables bagatelles que les dames ont coutume d'offrir en tribut
aux sociétés de bienfaisance , sortir de voiture sans aucun secours
étranger. Elle entre dans le parloir préparé jiour la rccnion; elle j
trouve sept autres dames absolument semblables à elle, et prend sa
place autour de la table ; elle présente son offrande , qui est reçue avec
un sourire aimable parle divan circulaire; et ses coupons de draps, ses
bouts de ruban , son papier doré , et ses cents d'épingles , vont se réunir
aux coupons de draps, aux bouts de ruban, au papier doré et aux cents
d'épingles qui couvrent déjà la table. Elle tire ensuite de son panuier
à ouvrage trois pelotes laites de sa main, quatre essuie-plumes, sept
alumettes en papier de couleur et une boîte de montre en carton, qui
sont accueillis avec acclamations , et que la plus jeune dame de la société
va déposer avec soin .sur des rayons, parmi une quantité prodigieuse d'ar-
MOEIUS DUS AMÉRICAINS. ■ C)^
licles de la raênie espèce. Cela fait, elle tire son dé et demande son ou -
vragcj ou le lui apporte, et les huit dames cousent ensemble pendant
quelques heures. Leur conversation roule sur les prêtres et sur les mis-
sions, sur le produit de la dernière vente et sur celui que la prochaine
fait espérer; sur la queslion de savoir si ce sera le jeune M. A... ou le
jeune M. B... qui eu recevra le montant, et qu'on mettra par là en mesure
de partir pour Libéria ; sur l'horrible bonnet que portait à l'office du
malin , le dimanche précédent, madame une telle; sur le beau ministre
qui occupait Ja chaire à l'office de l'après-diné , et sur la quête abon-
dante de l'office du soir.
« Les aiguilles et les langues vontainsijusqu'à trois heures. A troisheu-
I es, on annonce la voiture de madame, qui retourne au logis avec son pa-
nier à ouvrage. Elle monte dans sa chambre, ôte et enferme soigneuse-
ment son bonnet et tout ce qui en dépend , met son tablier de soie noire
iestouné, va faire un tour dans la cuisine pour voir si tout est bien, et
se rend de là dans la salle à manger, oii, apès avoir jeté un coup d'œil
attentif sur la table préparée pour le dîner, elle s'assied, son ouvrage
à la main , pour attendre son mari. Il arrive, lui donne une poignée
de main , crache et se met à table. La conversation n'interrompant pas
l'opération , en dix minutes le dîner est fini.; le dessert et le vin de pal-
mier, le journal et le sac à ouvrage succèdent. Dans la soirée, le mari,
qui est un savant , se rend à la société Wister , et après , fait un whist
avec un voisin , et jour serré. Un jeune missionnaii-e et trois membres
de la société Dorcas viennent prendre le thé avec sa femme ; et ainsi
(mit la journée. »
Le passage suivant prouve encore mieux, combien la vie de
lamille est étrangère aux goûts et aux Ijabiludes américaines.
« Par des raisons qu'une intelligence anglaise n'e.st point capable de
comprendre, un grand nombre déjeunes ménages, au lieu d'avoir une
maison , se mettent en pension à l'année dans un hôtel, où ils logent en
garni, et mangent à table d'hôte.
« A la vérité, il est rare que les familles qui vivent ainsi, jouissent
d'une fortune considérable ; mais un grand nombre du moins occupent un
rang dans la société qui , parmi nous , semblerait incompatible avec une
telle situation. Quoi qu'il en soit, je ne puis rien imaginer de plus
propre à consolider l'insignifiance des femmes , que de les marier à
17 ans, et de les placer ainsi en pension dans un hôtel ; j'ajoute que je
ne puis concevoir une vie d'une plus ennuyeuse monotonie pour elles.
n semble toutefois qu'elles n'en jugent point ainsi , car plusieurs m'oui
y6 REVUE DES DEUX MONDES.
déclaré que c'était à leurs yeux ce qu'il y avait de plus agréable, de n'a-
voir ainsi ni ordre à donner, ni souci à prendre. Mais elles ne m'ont
point convertie, et en dépit delsurs assurances, j'ai toujours éprouvé un
mélange de pitié et de mépris pour celles qui avaient adopté celte ma-
nière de vivre, ou qui avaient du s'y résigner.
« Où en serait une jeune femme anglaise nouvellement mariée , si
la tète et le cœur encore pleins des doux plans de bonheur domestique et
d'arrangemens intérieurs qu'elle a formés , elle se voyait tout à coup con-
damnée à subir une pareille vie. Quelle servitude que d'être obligée de
se lever ponctuellement à l'heure du déjeuner, si l'on ne veut pas, en en-
trant dans la salle à manger, être accueillie par une sèche inclination de
la maîtresse du logis , et en s'asseyant à la table commune , ne plus trou-
ver d'œufs et n'avoir que du café froid. Je me suis souvent amusée à
observer les petites scènes qui ont lieu dans ces occasions, et dans les-
quelles les signes muels ont beaucoup plus de sens que les paroles profé-
rées. La retardataire atïamée jette un long regard autour de la table, et
après s'être assurée qu'il ne reste point d'œufs , elle dit d'une voix haute et
distincte : « Je mangerais volontiers un œuf. » Mais comme ces paroles ne
s'adressent à personne en particulier, personne non plus ne répond, à
moins que le mari ne se trouve à table , auquel cas il réplique : « 11 n'y a
plus d'œufs, ma chère. » La maîtresse du logis fait semblant de ne point
entendre cette observation, et le vorace coupable qui a avalé deux œufs
( car en Amérique il y a toujours autant d'œufs que de nez, ni plus ni
moins ) laisse percer l'embarras dans lequel le jette la conscience de sa
faute. Le déjeuner s'achève dans un sombre silence, sauf ((uelques notes
timides du perroquet ou du canari de la maison. Lorsqu'il est terminé,
les hommes courent à leurs afiaires, et les femmes désœuvrées regrim-
pent l'escalier, les unes jusqu'au premier, les autres jusqu'au deuxième,
les autres jusqu'au troisième étage, en raison inverse du nombre de
dollars qu'elles paient, et se claquemurent dans leurs chambres respec-
tives. Quant à ce qu'elles y font, il n'es! pas aisé de le dire; mais je
suppose qu'elles y savonnent et repassent un peu, qu'elles y cousent
beaucou]), et que le reste du temps elles se balancent sur leur chaise.
J'ai toujours remarqué que les dames qui vivaient en pension , portaient
des collerettes et des pèlerines plus soigneusement travaillées et plissées
que les autres, La charrue est à peine un instrument plus honoré en Amé-
rique que l'aiguille. Aussi bien, comment les fouîmes poiuraient-clles tuer
le temps sans elle? Et toutefois raiguilie cl lo temps nuiraient par leur
peser, si les matinées étaient aussi longues en Amérique que chez nous j
mais par bonheur elles y sont courtes, quoiqu'on y déjeune à huit heures.
MOKliRS ors AMliiUCAINS. q'J
ic C'est généralement j deux heures que les pensionnaires mâles se
réunissent de nouveau aux pensionnaires femelles pour dîner. Hormis
quelques paroles murmurées entre les maris et leurs femmes , ce repas est
aussi silencieux que celui du matin. Quelquefois une solitaire bouteille
de vin flanque l'assiette d'un ou deux individus; mais elle n'ajoute rien
à la gaîté delà réunion , et rarement plus d'une rasade à la bonne chère
de son maître. Ce n'est ni ,: pareille heure, ni en pareil lieu que les gen-
tilshommes de l'Union boivent. Le dîner est donc bientôt achevé, et
si, quand la salle est évacuée, vous en sortez à votre tour et grimpez
l'escalier par lequel se sont évanouis les convives, en passant succes-
sivement devant les apparlemens des épouses indulgentes qui viennent
de vous quitter, vous sentirez s'en exhaler une odeur de cigare, qui vous
aidera à vous représenter le genre de plaisir auquel les aimables couples
se livrent. Si l'homme est un mari poli, aussitôt qu'il a fini de boire
et de fumer , il offre son bras à sa femme jusqu'au coin de la rue oîi
ïon magasin ou son bureau est situé , et là il la laisse , sauf à elle à
tourner ses pas du côté qu'elle aime le mieux. Comme c'est l'heure où
les femmes sont en toilette , elle va oîi elle a quelques chances d'être
vue; ou bien elle fait quelques visites; ou bien elle entre à l'église,
ou dans quelque boutique avec laquelle son mari fait des affaires;
puis elle rentre chez elle ! je me trompe , on n'est pas chez soi dans
un hôtel. Non, elle rentre dans cette froide atmosphère d'une mai-
son publique, oîi l'hospitalité est inconnue, que l'intérêt administre
et non point l'affection , et où l'intérêt seul vous accueille. Les habitans
de ce caravansérail se rencontrent de nouveau h l'heure du thé , oii cha-
cun s'efforce d'avoir le meilleur lot dans le partage du sucre et des
gâteaux ; après quoi ceux qui ont le bonheur d'avoir des enî^gemens
pour la soirée, se hâtent de sortir, tandis que ceux qui n'en ont point, ou
se retirent de nouveau dans leur chambre solitaire, ou ce qui me paraît
encore pis , demeurent dans la salle commune, au milieu d'une société
qu'aucun lieu ne cimente, qu'aucune aflection n'anime, dont tous les
élémens ont été rapprochés par le hasard et peuvent être séparés de
nouveau par le plus léger motif. Je remarquais que les hommes avaient
toujours après le thé quelques affaires qui les obligeaient de sortir, et
je le comprenais sans peine.
n Ce n'est pas ainsi que les femmes peuvent obtenir l'influence sociale
qu'elles ont en Europe, et dont les philosophes comme les hommes du
monde s'accordent à reconnaître les salutaires effets. C'est en vain que
de savans collèges sont fondés pour l'éducation des jeunes personnes ;
c'e.st en vain qu'on leur confère des degrés académiques; une fois ma-
riées, et toutes ces bribes d'une .science fastueuse oubliées, la déplo-
(|bi niiVUF. DI.S DliUX MONors.
rablc insignifiance des femmes américaines n'en apparait pas moins;
cl j'ose dire qu'aussi long-temps qu'on ne les aura pas relevées de ce)
état de nullité , rirn ne sera changé au ton et aux manières de la société
américaine. »
Rien ne démontre mieux combien le goût est peu développé
en Amérique, que les singulières idées qu'on y a de ce qui est
décent, et de ce qui ne l'est pas. Les anecdotes suivantes quelcpie
liUiies qu'elles soient, méritent d'être recueillies.
« Sur la porte d'une des salles dumusée, on lit cette inscription : Galerie
des statues antiques. La porte était ouverte, mais un rideau tiré en do-
dans masquait l'intérieur de la salle. Comme je m'ariêtais pour lire
l'inscription , une vieille femme, qui probablement était la gardienne de
la galerie , s'avança et s'adressanl à moi avec un air mystérieux : « Vile,
<< vite , madame; entrez, c'est le moment; personne ne peut vous voir,
c dépêchez-vous. »
« Je demeurai toute surprise, et retirant mon bras dont elle s'était em-
parée , sans doute pour bâter mes mouvemens , je lui demandai d'un air
très-sérieux ce qu'elle voulait dire?
« Oh ! madame , me répondit-elle , c'esl que les femmes sont bien aises
« d'entrer seules dans la galerie , et quand il n'y a pas d'hommes pour
« les voir. »
« En pénétrant dans cette salle mystérieuse, la première chose qui me
frappa, fut un avis au public par lequel on l'invitait à ne pas imiter le zèle
de quelques visiteurs qui avaient mutilé de la manière la plus honteuse
et la plus indécente un certain nombre de statues. Assurément, pareille
I hose ne serait pas arrivée sans l'absurde usage d'introduire à des heures
diffi'renles les hommes et les femmes. Aussi long-temps que les idées de
])udeur des Américains ne se seront point épurées, il me semble que le
mieux serait d'interdire absolument aux femmes l'entrée de cette galerie.
Je n'ai jamais senti ma délicatesse alarmée en visitant celle du Louvre;
mais j'avoue que je me suis sentie oÉfensée à Phihidelphie, par le soup-
çon que je pouvais attacher mes regards sur des choses estimées indé-
centes. Du reste, toutes ces précautions grossières, et le? sentimens qui
les inspirent, et les résultats qu'elles produisent, peuvent donner unr
idée de cette fausse délicatesse dont les Américains s'enorgueillissent ,
el qui donne une couleur si particulière à leur société.
« Deux figurantes, probablemen t e xportées de l' Ambigu-Comique ou delà
Gaîté, et du resteforl insignifiantes, débutèrent à Cincinnati pendant que
j'y étais quand Mercure lui-même serait descendu duciel, et aurait dansé
MOiaiRS DKS AMEIilCAINS. C)( )
unsolo, sa divinité n'aurail pas produit une plus violente sciisaJiori. C'cpcn-
danll'i lonncincnt et l'admiration ne furent ])as Ils seuls sentiineus que nos
deux artistes excitèrent ; l'horreur et l'cfti-oi s'y joignirent à un degré
presqu'égal. Personne que je sache n'hésitail k reconnaître en elles
dadniirahles danseuses , mais tout le monde convenait avec la même una-
nimité , que jamais la morale des états de l'ouest ne se relèverait du
coup que ces fatales Sj rênes venaient de lui porter. Lorsqu'on me de-
manda si j'avais vu ùe ma vie chose si horrible , je ne sus que répondre,
car nos danseuses avaient pris tous les soins imaginables pour ne point
choquer, soit dans leur mise soit dans leur danse , la goût susceptible des
Américains. Mais Virginie dans sa plus transparente toilette , ou Ta-
glioni dans ses pirouettes les plus hatdies, n'auraient pas excité une plus
grande réprobation. Les dames abandonnèrent entièrement le théâtre,
les hommes murmuraient et détournaient lu tète lorsqu'il était question
de ce scandale ; le clergé dénonça les malheureuses du haut de la chaire ;
et si on les nomniail dans les meetings , ce n'était que pour exprimer
la profonde horreur qu'elles inspiraient. Quant k moi , je me demandais
si la vertu était une plante qui croît dans un pays sous une certaine
l'orme et qui fleurit ailleurs sous une autre? Quels misérables pécheurs
nous sommes, si les Américains de l'ouest ont raison ! En vérité , c'est
une question bien embarrassante.
« Mais ce ne fut pas le seul point sur lequel je trouvai mes idées du
bien et du mal entièrement confondues; chaque jour m'apprenait que
des actions qu'on m'avait enseigné k considérer comme aussi légitimes
que celle déboire et de manger, excitaient l'horreur des personnes qui
m'entouraient ; une foule de mois que j'avais toujours prononcés sans le
moindre scrupule m'étaient interdits , et je devais y substituer les péri-
phrases les plus étranges. Il me paraît, je l'avoue, que malgré une cer-
taine pruderie de mœurs qui surpasse de beaucoup celle des Scribes c!
des Pharisiens , l'imagination des Américains s'enflamme avec une alar-
mante facilité; je pourrais citer beaucoup d'anecdotes, je me bornerai
à un petit nombre :
«Un jeune Allemand, parfaitement bien élevé, vint un jour me
trouver ; il était au désespoir; il .ivait , sans ie vouloir , offensé une des
principales familles du voisinage ; et son crime était .d'avoir , devant les
dames, imprudemment prononcé le mot de corset. Par amitié pour lui .
une vieille dame lui avait révélé la cause de la froideur avec laquelle il
était reçu depuis ce malheureux jour; elle l'avait fortement engagé à
présenter ses excuses; il me dit qu'il ne demandait pas mieux, mais
qu'il se sentait très-embarrassé , et il me pria de lui donner mon avis sui
la manière dont il devait r,'y prendre.
lOO r.EVUt DES DEUX MONRES.
« Une Anglaise qui avait clé long-lemps à la têlc d'un pensionnat dan»
une des villes de la côlc, me dit que ce qui lui coulait le plus de peine
était de substituer dans l'esprit de ses élèves le sentiment de la vraie
<lclicatesse à la pruderie toute puritaine dans laquelle elles avaient été
élevées. Parmi beaucoup d'anecdotes qu'elle me raconta , je citerai
celle d'une jeune personne de quatorze ans qui , en entrant au parloir
où venait de la faire demander une dame de ses amies, et y trouvant un
jeune homme qui accompagnait cette dame, se couvrit les yeux de ses
mains et s'enfuit en criant : Un homme! un homme! un homme!
« Une autre fois, une de ses élèves montant l'escalier, rencontra un
garçon de quatorze ans qui le descendait; son agitation fut si grande,
qu'elle s'arrêta tout court , jetant des cris et poussant des gémissemens ,
et qu'elle ne voulut point passer jusqu'à ce que le jeune homme eût con-
senti à remonter l'escalier et à lui laisser le chemin libre.
« Il y a un jardin à Cincinnati où les habitans ont coutumed'aller pour
respirer l'odeur des roses et prendre des glaces. Afin que les promeneurs
ne touchassent point aux fleurs , le propriétaire avait imaginé de placer
à l'entrée du parterre un poteau avec une espèce d'enseigne représen-
tant une paysanne suisse , laquelle tenait dans sa main une inscription
exprimant l'invitation de ne point cueillir les roses. Malheureusement
pour l'artiste ou pour le propriétaire, ou pour tous les deux à la fois,
le jupon de cette figure ne descendait pas jusqu'au talon ; cela fit frémir
les dames de Cincinnati , et l'on signifia au propriétaire qu'il eût à
allonger la jupe de sa paysanne, s'il voulait que le beau monde delà ville
vînt visiter son jardin. Le marchand déglaces effrayé se hâta d'expédier
lin messager au malencontreux artiste, auteur du tableau. Celui-ci arriva
fort empressé, mais malheureusement il avait oublié une partie de ses
couleurs ; toutefois le cas était trop pressant pour admettre aucun délai ;
une bordure bleue fut donc ajoutée à un cotillon rouge, et la fif;ure
est encore là pour attester à tous les passans l'immaculée délicatesse des
dames de Cincinnati.
« J'étais quelquefois tentée, je l'avoue, de soupçonner que cette exces-
sive pruderie n'avait pas des racines bien profondes. Elle me semblait
moins indiquer une délicatesse vraie, qu'une grossièreté d'imagination
qui avait besoin d'un voile , mais qui ne parvenait pas à l'ajuster avec
grâce. Ces mêmes femmes que je voyais prêtes à s'évanouir h l'idée d'une
statue , laissaient parfois échapper des saillies qui me confondaient et qui
me faisaient comprendre que l'indélicatesse dont on nous accuse , nous
autres femmes de l'Europe, a ses limites. J'éprouve quelque embarras à
raconter l'anecdote suivante, mais elle explique trop bien ma pensée
pour être omise.
MOEURS DES AMERICAIN». 101
« Une jeune dame mariée, appartenant à la haute société , de la pru-
derie la plus sévère, et qui avait été élevée dans un des pensionnats les
.plus distingués de l'Amérique, me raconta un jour que sa maison , siluce
à un demi mille de la vilie , avait malheureusement pour vis-à-vis une
autre maison d'une réputation plus que douteuse, s C'est une chose abo-
minable , me dit-elle, de voir les gens qui entrent là et de penser aux dan-
gers auxquels ils s'exposent. Une de mes amies et moi nous jouâmes , l'été
dernier, un beau tour à l'un d'eux. Elle passait la journée avec moi, et
comme nous étions assises près de la fenêtre, nous vîmes un jeune homme
de notre connaissance mettre pied à terre devant cet horrible lieu. Nous
nous dépêchâmes bien vite de descendre au jardin et de nous mettre en
sentinelles à la porte pour guetter son retour. Quand nous le vîmes reve-
nir , nous sortîmes tout à coup et je lui dis : « N'êtes-vous pas honteux ,
monsieur, de passer et de repasser ainsi devant la porte de notre maison ? >•
Je n'ai jamais vu un homme si déconcerté. »
n II m'arriva un jour de dire à une jeune dame qu'une partie de cam-
pagne, dans un lieu que je lui désignais, serait délicieuse , et que j'a-
vais le dessein de la proposer à quelques-uns de nos amis. Elle convint
que rien ne serait plus agréable. « Mais je crains, ajouta-t-elie , que
vous ne réussissiez pas ; nous ne sommes pas accoutumées à do pareilles
choses, et je crois, pour ma part, qu'il n'est pas convenable à des fammes
de s'asseoir sur l'herbe avec des hommes. »
« Parmi les exemples de cette espèce de modestie que nous n'avons pas,
et qui est particulière aux Américaines, en voici un dont j'ai été fréquem-
ment témoin , et qui , tout en manifestant la délicatesse des dames , a l'a-
vantage d'être pour les hommes une occasion d'excellentes plaisante-
ries. Une jeune femme est occupée à faire une chemise (je n'ai pas be-
soin d'avertir que ce serait le comble de la dépravation de prononcer
cet épouvantable mot ) ; un homme entre et commence le spirituel dia-
logue que voici :
— Que faites-vous , miss Clarice ?
— Une camisole pour la poupée de ma sœur, monsieur.
— Une camisole? impossible ! Il est évident que ce n'est pas une ca-
misole. Allons, miss Clarice , confiez-mci ce que c'est.
— Ne voyez-vous pas que c'est un tablier pour une de nos négresses ,
monsieur Smith ?
— Comment pouvez -vous dire pareille chose, miss Clarice? pour-
quoi, si c'était un tablier, réuniriez-vous ainsi les deux côtés de la
toile ? En vérité , vous me devez une meilleure explication.
TOME VIII. 'J
loa HF.VUF, OKS DEUX MONDES.
— Alors, monsieur, puisque on ne peut rien vous cacher, je vous
(lirai que c'est une taie d'orcillcr.
— Cela ne passera pas , miss Clarice. Ce serait donc l'oreiller d'un
jjéant. Dcvinerai-je?
— Finissez-donc , monsieur Smilh, et voyez vous-même; car je ne
sais plus que vous dire.
Long-temps avant que la conversation arrive àce point, de longs éclats
de rire sont échangés entre les interlocuteurs. Je vis un jour une jeune
dame tellement mise aux abois par un spirituel dandy, que , pour prouver
qu'elle faisait un sac , et pas autre chose qu'un sac , elle ferma par une
bonne couture le bas de sa chemise, après quoi elle la lui montra d'un
air triomphant en s'écriant : '< Là , maintenant! qu'avez-vous à répondre
à cela? »
Nous terminerons ces extraits beaucoup trop nombreux sans
doute, en mettant sous les yeux de nos lecteurs la conclusion
du livre de mistress TroUope. Elle mérite d'être lue.
« Les choses qu'on a lues dans ce livre auront assez fait comprendre,
je suppose, que je n'aime pas l'Amérique, Je l'avoue , et je m'en étoime
moi-même. J'y ai laissé des amis qui ont toute mon admiration , et qui
ne sortiront jamais de mon cœur ; le pays m'a paru beau , son territoire
fertile , son industrie et son avenir pleins de grandeur et d'espérance.
D'oii vient donc ce sentiment ? J'ai besoin de m'en rendre compte à moi-
même et de l'expliquer aux autres ; j'ai besoin de découvrir et de dire
ce qu'il y a au fond de mes souvenirs , qui neutralise tout ce que j'ai vu
de beau , de bon et de grand de l'autre côté de l'Atlantique , et m'inspire
pour l'Amérique une invincible aversion.
« On a coutume de dire que ce qui fait le charme d'un pays, ce sont
moins les choses que les personnes. La vérité de cette observation m'a
toujours frappée, et plus d'une fois elle s'est présentée à mon esprit en
Amérique. Je ne parle ni de mes amis , ni des amis de mes amis. Le petit
nombre de patriciens qu'on y trouve forment une race à part ; ils vivent
entre eux et pour eux , ne se mêlent point aux affaires publiques qu'ils
abandonnent avec une espèce de dédain à leurs cordonniers et à leurs
tailleurs, et ne représentent pas plus la nation américaine que la tête
de Byron celles des autres pairs anglais. Je ne parle point de ces
hommes-là ; je parle de la population américaine en général, telle qu'on
la trouve dans les villes et dans les campagnes, dans les classes riches
et dans les classes pauvres , dans les état^; du midi et daas ceux du nord.
MOKl.RS DKS AMKRICAINS. 1 OO
Ur , cette race , je ne l'aime pas ; je n'aime ni ses principes , ni ses
manières, ni ses opinions.
«Je voudrais avoir le droit de dire aussi que je n'aime pas son gouverne-
ment, je le dirais; mais, comme femme et comme étrangère, je ne
l'ai pas. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il leur plaît à eux ; et, après cela,
il importe fort peu qu'il déplaise aux vieilles femmes du reste du monde .
J'ai pénétré en Amérique par la Nouvelle-Orléans; j'ai passé deux an-
nées entières à l'ouest des AUéganies, et une autre dans les villes de
la côte. Durant ces trois années , j'ai conversé avec des citoyens de tous
les rangs et de toutes les parties de l'Union ; et ce que je puis dire , c'est
que je n'ai jamais entendu prononcer un mot , élever un doute, sur l'ex-
cellence du gouvernement. Quand donc les liabitans du pays entendent
des étrangers mettre en question la sagesse de leurs institutions et en
désapprouver les effets, y a-t-il lieu de s'étonner qu'ils attribuent ou
à l'incapacité ou à l'envie de semblables jugemens?
« Quoi ! vous mettez en doute l'existence d'un gouvernement qui nous
régit depuis un demi-siècle, et que nous aimons mieux à mesure que
nous le pratiquons davantage ! » Telle est l'exclamation bien naturelle
de tout Américain à qui on conteste la bonté des institutions améri-
caines ; et, sans aucun doute, la réponse est péremptoire. Je vais plus
loin, et j'aime à croire que quiconque aura visité l'Amérique et
connu les Américains , en reviendra avec cette conviction que ces insti-
tutions sont de toutes celles qui conviennent le mieux à un tel pays et
à un tel peuple, et le moins à tout autre peuple et à tout autre pays.
« Soit que le gouvernement ait fait le peuple à son image, ou le peuple
le gouvernement à la sienne, toujours est-il qu'ils se conviennent par-
faitement; et, si la dernière hypothèse est la véritable, jamais nation
assemblée n'a fait preuve d'une sagesse aussi consommée et d'une aussi
admirable sagacité.
« Tout le monde sait de quelle source est sortie la population de l'Amé-
rique ; des émigrés volontaires et des bannis en formèrent le noyau
primitif. Ces hommes trouvèrent une terre féconde qui récompensa géné-
reusement leurs efforts. La colonie s'accrut et prospéra; les enfans suc-
cédèrent aux pères , les petits-fils aux fils , et bientôt la race des premiers
colons couvrit le sol , et y fit couler le lait et le miel. Qu'ils aient voulu
que ce lait et ce miel fussent à eux , cela est tout simple ; car que faisait
pour eux la mère-patrie? Elle leur envoyait de brillans oiliciers pour
garder leurs frontières , et ils les auraient bien gardées sans ces officiers.
Elle imposait lourdement leur commerce , et ne leur donnait en échange
qu'une faible part de ses faveurs et de sa gloire. Ce n'était point parmi
cn\ qti'elle venait choisir ses sénateurs , ses ministres, ses amiraux. Des
!()/[ REVUE DES DEUX JIONDES.
ïayons qui s'échappaient du trône britannique , Lien peu travei'saieiïf
l'océan et venaient luire sur eux; ils ne savaient rien de nos rois et de
nos héros; ils ne s'y intéressaient pas : leurs grands hommes à eux étaient
leurs plus habiles négocians. Nos savantes universités n'étaient à leurs
yeux que des foyers de superstition , la splendeur de notre aristocratie
qu'un faux éclat entretenu par leur or ; la richesse, la science , la rau-
jeslé de l'Angleterre, leur importaient peu; le droit de marcher dans
leur propre voie , beaucoup.
« Ce droit , peut-on les blâmer d'avoir voulu le conquérir? Cette con-
quête, peut-on regretter qu'ils aient réussi à la faire ? Et îe lendemain
de leur triomphe que leur restait-il à faire et que firent-ils? Les anciens
de la nation se rassemblèrent , et dirent : « De quoi s'agit-il ? Il s'agit de
« nous donner un gouvernement qui nous convienne : qu'il soit donc
« et rude et austère et turbulent comme nous ; qu'il n'affecte ni la
« dignité , ni la gloire , ni la magnificence ; qu'il ne contrarie la volonté,
« qu'il ne s'interpose dans les affaires de personne; n'ayons ni dîmes
« ni impôts, ni lois de chasse ni taxes des pauvres; que tout citoyen
« participe à la confection de la loi , et qu'aucun ne soit trop rigou-
<( reusement tenu de la respecter; que la pourpre ne couvre point nos
« magistrats, ni l'hermine nos juges; si un homme devient riche, ar-
« rangeons-nous pour que son pelit-fils soit pauvre, et ainsi nous main-
« tiendrons l'égalité; que chaque citoyen prenne soin de lui-même, et
« si l'Angleterre vient de nouveau nous attaquer , alors chacun combat-
« tant pour soi , nous saurons s'il est dans notre destinée de vaincre ou
« de succomber. »
« Pouvait-on , je le demande, imaginer rien de plus parfait qu'un tel
gouvernement pour un tel peuple ? Il n'est donc pas étonnant qu'il en
soit satisfait , et il l'est encore moins que des gens accoutumés à la
tranquillité d'un autre ordre de choses, convaincus que par cet ordre
de choses leur patrie peut être heureuse et prospérer sans le secours
des bavardages et des cris , des froissemens et des luttes dont l'Amérique
est le théâtre, remercient Dieu avec ardeur de n'être point républicains.
v< Jusque-là donc tout est bien. Que les Américains préfèrent une con-
stitution qui leur convient si bien à d'autres qui ne leur conviennent pas
du tout , ils sont dans leur droit, et nous n'y voyons rien à reprendre ; que,
d'autre part, nous ne nous sentions aucune inclination à échanger des
institutions qui nous ont fait ce que nous sommes, contre aucun autre
système de gouvernement possible , ils devraient à leur tour et le trou-
ver bon et le comprendre.
« Mais lorsqu'un Européen visite l'Amérique , il n'en est pas ainsi. Une
tyrannie do la nature la plus extraordinaire s'appesantit sur lui; une ty-
f,. V
MOEURS DET AMÉRICAINS. 1 ()jf
vamiie qu'un tHranger ne subit que là, et qu'on ne rencontre, si j'en
puis juger par ma propre expérience , dans aucun autre pays civilisé.
«LeFrançais vient visiter l'Angleterre; il est abîmé d'ennui à nos longs
dîners ; il hausse les épaules à nos ballets ; il rit à gorge déployée de
notre passion pour les chevaux , de notre prédilection pour le roasl-Leef
et le plum- pudding. L'Anglais lui rend sa visite ; en descendant de voi-
ture, il court aux Variétés voir \e?, Anglaises pour rire, et si du milieu
des éclats de gaîté qu'excite cette pièce , vous entendez un éclat plu»
bruyant et qui dénote une sympathie plus cordiale , cherchez et vous
trouverez qu'il sort de la bouche de cet Anglais.
« L'Italien débarque dans notre verte Angleterre , et tout d'abord , le
climat lui en parait insupportable. Il jure que l'air qui altère une statue
ne convient point à un homme; il soupire après les orangers et le ma-
caroni, et sourit aux prétentions poétiques dune nation au sein de la-
quelle l'épopée n'est point chantée dans les rues. Et cependant nous
accueillons le délicat habitant du midi avec bonté , nous écoutons avec
intérêt ses plaintes, nous cultivons dans nos serres les orangers de sa
patrie , nous apprenons le Tasse à nos enfans, dans l'espérance de lui
être plus agréables.
« El toutefois nous ne surpassons aucun peuple de l'Europe dans cette
tolérance , et le désir de profiter de la censure des étrangers ne nous est
point particulier. Nous rions de nos voisins , nous critiquons leurs ou-
vrages aussi librement qu'ils font des nôtres, et ils se mêlent à notre gaîté
et ils adoptent nos modes et nos coutumes. Ces plaisanteries réciproques
n'engendrent entre eux et nous aucun mauvais sentiment ; et tant que
les gouvernemens sont en paix , les individus des différentes nations de
l'Europe se font un plaisir et nu point d'honneur de se visiter, de se
voir, de comparer et de discuter les singularités qui les distinguent; et
tous, d'une opinion unanime, considèrent comme une preuve de bon
sens et de bon goût d'emprunter à leurs voisins ce qui peut embellir la vie
et en adoucir les sentiers.
« Les heureux effets de ce sentiment se font remarquer maintenant plus
que jamais dans les différentes capitales de l'Europe. Vingt années de
paix ont donné le temps à chaque nation d'emprunter ce qu'il y avait de
bon dans les manières et les coutumes des autres , et il s'en est suivi un
. progrès rapide dans la civilisation et les idées de toutes.
« Pour quiconque est accoutumé à de telles relations et à un tel esprit,
le contraste que présente le Nouveau-Monde est insupportable , et c'est
là sans aucun doute une des principales causes de ce sentiment pénible
avec lequel on se souvient des heures qu'on a passées en Amérique.
« Prononcez un mot, et que ce mot indique un doute qr.e quelque chose
Jo() KEVllK Ui:S DKIIX MONDES.
en Amérique ne soit pas ce qu'il y a de mieux au monde , vous produi-
rez autour de vous un effet qu'il faut avoir vu et senti pour le compren-
dre. Et cependant si les citoyens des Etals-Unis étaient les patriotes dé-
voués qu'ils ont la prétention d'être, à coup sûr ils ne consentiraient
pas à s'enfoncer ainsi dans la conviction étroite qu'ils sont la première et
la meilleure partie delà race humaine, qu'il n'y a rien qui vaille la peine
d'être appris que ce qu'ils sont capables d'enseigner, et rien qui vaille
celle d'être désiré que ce qu'ils possèdent eux-mêmes.
« Il serait difficile à l'intelligence humaine d'imaginer un plus puissant
obstacle à tout perfectionnement qu'une telle conviction , et cependant
je n'ai pas entendu un discours, je n'ai pas lu un livre adressé à la nation
dans lequel on ne s'efforçât de l'imprimer dans son esprit.
« Ce n'est pas le moyen d'être agréable aux Américains que d'émettre
l'idée qu'après tout , il n'est pas impossible que, dans sai marche silen-
cieuse, le temps apporte un jour quelque modification à leur gouver-
nement adoré, et en vérité cependant ils auraient tort de concevoir
une pareille crainte. Aussi long-temps que par un commun accord ils
pourront tenir abaissée la prééminence attachée par la nature aux facul-
tés supérieures , et empêcher le respect et la considération de se fixer sur
l'élévation du génie, la noblesse des manières et la grandeur de la po-
sition sociale , ils peuvent être tranquilles ; leurs institutions subsis-
teront.
« On m'a dit qu'il y avait en Amérique des hommes qui verraient un
changement avec plaisir , des hommes qui ont assez de sagesse et de can-
deur pour désavouer une égalité dont ils sentent et la fausseté et l'im-
possibilité.
«Je ne sais si ces hommes existent, mais jamais de pareilles opinions ne
m'ont été communiquées ; tout ce que je puis dire, c'est que je serais
heureuse de voirie pouvoir passer dans de telles mains.
«Si cet événement airive un jour, si des idées plus libérales et des goûts
plus élégansse répandent en Amérique, si ses habitansconsentent enfin à
faire quelque sacrifice aux grâces, et à accorder quelque considération
aux sentimens plus délicatsdes nations policées, alors nous éprouverons
un double plaisir, celui de dire adieu à l'égalité américaine, et celui
d'accueillir dans la communauté européenne une des plus belles con-
Uées du monde. »
Th. Jouffroy.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
So scptcmlire iSivi.
Cette quinzaine dura bien été celle , sinon des grandes nouvelles , au
moins des grandes mystifications.
C'est d'abord Sa Majesté catholique que l'on a fait mourir lélégraplii-
quement. Là-dessus , tout le monde politique et financier de s'émouvoir ;
les spéculateurs de se lancer dans de savantes opérations de bourse,
et les publicistes dans de profondes discussions sur la loi salique. On
avait fait déjà bien des marchés à terme et bien des combinaisons de ré-
gence ; mais ne voilà-t-il pas que quatre jours après sa mort , Ferdi-
nand VII s'avise de ressusciter ! Voyez un peu quel désappointement
pour messieurs les publicistes et messieurs les spéculateurs ! Les pre-
miers en sont pour leurs prévisions , ce qui ne les ruine pas en somme ;
parmi les autres, beaucoup pour leurs fonds, ce qui leur coûtera da-
vantage , assurément.
Autre mystification :
On avait fait aussi grand bruit d'une guerre contre la Hollande. De
concert avec les Anglais , nous allions enfin attaquer le roi Guillaume
par terre et par mer ; nos troupes et nos vaisseaux se mettaient en
mouvement, et le maréchal Gérard était encore une fois parti pour
l'armée du Nord. En grossissant ainsi la voix et avec tout ce vacarme ,
voulait-on seulement effrayer le monarque néerlandais et lui arracher
par surprise une adhésion aux protocoles ? Je ne sais : mais nous n'a-
vons pas long-temps brandi nos sabres eu l'air ; les voici déjà pacifique-
ment rentrés dans leurs fourreaux; voici que nous nous sommes remis ,
comme auparavant , à promener nos patrouilles sur la frontière.
Quant au remaniement ministériel , c'est une tapisserie qui se fait
chaque jour et se défait chaque nuit.
Il y a surtout M. Dupin q'ii donne bien du fil à retordre aux doctri-
Io8 REVUt DtS DEUX MONDES.
naires , qui s'efforcent de le prendre au piège de leur ministère. M. Dupiiî
est à Paris. L'ordonnance qui lui inflige l'intérieur ou les sceaux est
signée : on croit le tenir ; oh bien oui ! M. Dupin est déjà parti. Voici
qu'il s'est réfugié dans la Nièvre; voici qu'il se cache dans sa terre de
Raffigny. Elles autres Dupin, savans ou non, de courir après leur
frère ; et 31. Persil , le procureur-général en personne, de se mettre en
campagne pour essayer de rattrapper le fuyard !
Une mort malheureusement trop certaine , et qui ne sera pas dé-
mentie comme celle du roi d'Espagne, c'est la mort de l'auteur de
JPaveiiey. Ainsi donc encore un puissant génie, encore un grand
poète, encore un grand homme frappé! Combien en quelques mois !..^
Cuvier, Goethe et puis Walter Scott ! Mais nous ne devons pas nous
plaindre , a dit un malin journal , il nous reste notre bibliophile Jacob.
Charles X a dû quitter Hoiy-Rood, et s'embarquer pour aller cher-
cher sur le continent un exil plus confortable. Qu'il aille en paix ! Il
n'y a rien à dire sur une pareille misère; il faut s'écrier, avec M. Victor
Hugo :
Pas d'outrage au vieillard qui s'éloigne à pas lents !
C'est une piété d'épargner les ruines.
La statue de James Watt , l'inventeur de la machine à vapeur, vient
d'être récemment placée à Westminster, dans la chapelle Saint-Paul :
c'est bien juste. Si les rois s'en vont, voici l'avènement de la machine
à vapeur, le grand levier du siècle, sa vraie divinité. A la machine à
vapeur donc les statues et les autels au Panthéon et à Westminster.
Le célèbre amiral Codringlon , appelé récemment en duel par un
jeune homme au sujet d'une discussion électorale , n'a répondu à cette
provocation que par l'offre d'un explication publique devant les élec-
teurs. Pour que la conduite de l'amiral, dans cette circonstance, fût
approuvée ainsi qu'elle l'a été généralement en Angleterre, il ne lui fal-
lait assurément pas moins que ses autécédens de Wavarin.
A Paris , le plus magnifique scandale de la quinzaine a été, sans con-
tredit, la Justification de M. Barthélémy.
— Mais de quoi donc , m'allez-vous demander, était accusé M. Bar-
thélémy, pour que lui , l'accusateur du siècle , se vît contraint de se
justifier ?
— Oh ! de peu de chose ; il va vous le dire lui-même. De méchantes
langues voulaient qu'il eût vendu son génie à la police de 22,000 fr. à
157,000 fr. : les calomniateurs n'étaient pas d'accord sur la somme.
Mal leur en a pris, en vérité , de cherclier querelle à 3L Barthélémy :
REVDE. CHRONIQUE. I OQ
s'ils ont oublié à quel homme ils avaient affaire , il a soin lui-même de
le leur rappeler. Rien que dans la préface de son plaidoyer, voyez un
peu comme il traite ces pauvres gens ! « Ah ! Curius des Saturnales !
s'écrie-t-il , vous venez attaquer sous son chaume l'indigent et solitaire
Juvénal ! eh bien ! Juvénal vous démolira. »
C'est bien lait, messieurs les Curius; ce sera pour vous une bonne
leçon. C'est votre faute aussi; que ne saviez-vous que nous avions un
Juvénal en iSSa !
Et puis, en 1832, créatures susceptibles que vous êtes, vous allez
parler vertu, morale et probité à ce Juvénal, lorsque tout craque de cor-
ruption , vous dit-il encore lui-même , lorsque tous les épidcrmes se dis-
solvent sous le Champagne et les robes de satin ! Yous choisissez bien
votre heure : Juvénal n'aurait jamais cru qu'on eût tant d'impudence à
Paris. Cet anachronisme de pudeur et cette fanfaronnade d'incorrupti-
bilité le changent en statue de sel.
Attendez quelques semaines , messieurs les Dentatus. Juvénal fondra
votre masque de cire avec le tison de ses vers. Yous avez voulu des hé-
mistiches personnels j eh bien! Juvénal vous en promet. II s'impose
aujourd'hui des limites décentes; vous n'aurez pour cette fois que sept
cents vers, ce qui fait bien, il est vrai, si je sais compter, quatorze
cents hémistiches , somme déjà fort raisonnable. Mais ce n'est rien en-
core , Juvénal ne se contente pas de si peu. Depuis le temps qu'il en fa-
brique de ces hémistiches , vous concevez qu'il ne regarde pas au nom-
bre ; cela ne lui coûte guère , voyez-vous ; il a un emporte-pièce avec
lequel ils se font tout seuls.
En attendant ces hémistiches qu'il vous promet , voyous cependant
ceux qu'il vous donne dès à présent.
Notre Juvénal s'adresse d'abord :
A ce public, juge équitable et sûr ,
Qui n'ose , sans raison , flétrir un homme pur.
Assurément, ce public-là n'aura garde de flétrir M. Barthélémy.
Il s'adresse encore :
A ceux dont jusqu'ici les deniers populaires
Ont acheté sa muse à cent mille exemplaires.
Les éditeurs de Rome à Paris savent sans doute à quoi s'en tenir sur
ces cent mille exemplaires; quant à nous, nous ne nions point que la
muse dont il s'agit n'ait été achetée avec les deniers du peuple.
iio KEVUL DiiS ni:v\ mondks.
Poursuivons. M. Bitrthélemy rappelle les grands Iravaux de sa vie,
celle époque aventureuse
où sa féconde rime
Fatiguait chaque mois le prote qui l'imprime.
Avez-vous oublié . s'écrie-t-il ,
.... Que d'une main ferme en stigmates marquans
J'imprimai le remords sur le Judas des camps.
Celait fort bien fait à vous , monsieur le Juvénal; au moins , grâce à
vous , ce Judas-là avait-il des remords : c'était quelque chose.
Après avoir énuraéré tous ses chefs-d'œuvre, depuis la J^Llltliadc
jusqu'à la Nemcsis et les douze Journées de la Révolution , lesquelles,
dit au bas de la page une note officieuse, se trouvent chez Perroïin ,
l'éditeur, rue des Filles-Saint-Thoraas , M. Barthélémy déclare modes-
tement qu'il prendra pour jurés
Ceux à qui furent chers ces efiforts sans rivaux.
En suite de cet exorde arrive l'argumentation. Laissons encore parler
M. Barthélémy :
Comme un coup de tam-tam un bruit inattendu,
En signalant mon nom , a dit : il est vendu !
«Fade calomnie! » s'écrie-t-il. Fade calomnie, en effet : qu'un
homme se vende en ce siècle oii tout craque de corruption , est-ce donc
là chose bien neuve et bien piquante ? Fade calomnie ! Le moyen d'ail-
leurs de croire que Juvénal se soit vendu ! Sachez , vous dit-il ,
Sachez que mes vers seuls , satire , ode ou poème ,
Me font les revenus du ministre lui-même.
Sachez que jamais
« Cléon , Damis, "Valère, Ergaste son ami,
N'ont conspué l'argent plus que Barthéltmy. »
Je n'ai jamais eu l'honneur de rencontrer ces messieurs Cléon , Du-
rais , Ergaste et Yalère , si ce n'est à la comédie , où , comme chacun
sait , on n'est point chiche de bourses pleines. Quoi qu'il en soit , il pa-
raît que M. Barthélémy n'est ni moins riche ni moins généreux que nos
amans de théâtre , et qu'il est en mesure de subventionner les ministres,
bien plutôt que de l'être par eux.
REVUE. CnaO.MQllK. III
Mais écoutons encore M. Barthélémy :
Si donc modifiant mes croyances p.issces ,
Je caresse aujourd'hui de nouvelles pensées ,
IVe dites pas que l'or, objet, de mon mépris ,
De ma route quittée a su payer le prix ;
Chez moi l'honneur est sauf et cela seul m'assiste ;
Je n'ai jamais brigué le nom de publiciste ,
Je ne suis qu'un poète , et ma changeante \'oix
Emprunte ses accords aux choses que je vois.
D'oii vient donc cet effet d'une clameur immense !
Quelle est de tous ces bruits la première .«^emence ?
D'où sort cette vapeur dont mon œil est noirci ?
Qui m'a fait si coupable à leurs yeux ? Le voici.
Paris saignait encor d'une scène tragique ,
Quand un écrit parut, qui, nerveux de logique,
Qui , bravant ceux à qui son courage déplut ,
Osa justifier une œuvre de salut.
Quel était donc cet écrit nerveux de logique ? La Justification de l'é-
tat de siège? Une seconde note de M. Barthélémy a la complaisance de
nous l'apprendre. « J'écrivis , dit-il , la justification de l'état de siège en
deux heures , le jour que la Cour de cassation donna tant de joie aux
Vendéens et à tous les hommes du drapeau blanc. J'ose dire que cette
brochure , où la conviction indépendante éclate à chaque ligne , a
ébranlé bien d'autres convictions; son succès a été immense. >>
M. Barthélémy ose dire cela !
Aviez-vous d'ailleurs , par hasard , ouï parler de ce succès immense ,
voire raèiue de la brochure ? Non pas moi , je vous assure.
C'est que nous ne savions pas vraiment tout ce que nous devons de re-
connaissance à M. Barthélémy ; nous ignorions encore, par exemple,
que tandis qu'on se battait au cloître Saint-Merry , quand Paris entier
allait périr, le poète s'est écrié :
Qu'on sauve cette ville !
A tout prix qu'on l'arrache à la guerre civile !
Qu'on donne le repos à mes conciioyens !
Ainsi M. Barthélémy cria le 6 juin : « Qu'on sauve cette ville !» et la
ville fut sauvée ; mais s'il n'eût pas crié cela , que serions-nous devenus,
dites? ne frémissez-vous pas, rien qu'en y songeant ?
1!2 REVUE DES DEUX MONDES.
Au surplus , c'est de cette grande époque que date la conversion de
M. Barthélémy. Alors, dit-il,
Alors j'ai ramolli mon ancien caractère.
Je n'ai plus regardé pour voir au ministère
Quels hommes ou quels noms secondant mon désir,
Nous avaient fait à tous un merveilleux loisir ;
Je n'ai pas recherché quelle arme défendue
Rendait à tout Paris sa liberté perdue ,
Ni quelle main lançait le bienheureux édit
Qui brûlait l'arsenal du Vendéen maudit.
J'ai pris la plume ; un feu qui dévorait ma tête
A brûlé cette fois ma prose de poète ;
Dites s'il vient du cœur ce style inattendu ,
Et si pareil écrit part d'un homme vendu.
Oui , dites cela , si vous en avez le front , messieurs; dites si ce style
n'était pas en effet bien inattendu; dites-le.
M. Barthélémy, qui, dans son prologue, avait promis de donner un
supplément à Sénèque, à La Bruyère et à La Rochefoucauld, nous a tenu
parole. Entr'aulres maximes et aphorismes de sa façon , en voici de fort
remarquables :
Le crime d'aujourd'hui sera vertu demain.
L'homme absurde est celui qui ne change jamais.
Le coupable est celui qui varie à toute heure.
Ainsi, selon la doctrine de M. Barthélémy, on peut changer tous les
jours, mais non pas à toute heure : à toute heure , ce serait trop , ce se-
rait fatigant; changer tous les jours , c'est bien assez, cela laisse une
latitude suffisante.
M. Barthélémy dit plus loin que du temps de la Nemc'sis on l'a sup-
plié bien souvent d'attaquer le roi , ce qu'il a prouvé , dit-on , irrécusa-
blement , par la communication des lettres signées que lui écrivaient les
provocateurs.
11 ajoute que le canon du 6 juin a brisé sa plume ; que
Quand la société s'écroule, les poètes ,
Pour avertir le monde, ont des muses secrètes.
qu'une comète a lui au fond de son âme.
Ayant ainsi, par toutes ces preuves, complété sa justification, il
REVUE. -^-CHRONIQUE. Il3
avertit ceux qu'elle ne satisferait point de se bien tenir. « Prenez garde , »
leur dit-il ,
Si vous portez la main aux cendres du foyer,
Je pourrai , moi fouillant de secrètes archives ,
Déployer contre vous mes armes corrosives.
« Allez, » déclare-t-il en terminant,
Allez, souvenez-vous que sans crainte j'agrafe
Son histoire à tout nom dont je sais l'ortliographe ,
Et que pour mettre un homme à l'infamant poteau.
J'ai conservé chez moi les clous et le marteau.
Au surplus, ne sera crucifié par M. BarthtUemy que qui le voudra
bien , car il annonce formellement dans l'une des notes de son poème
qu'il faudra désormais, pour qu'il se croie obligé de répondre, qu'on
lui adresse un plaidoyer de sept cents vers ; et , vraiment , il aurait une
furieuse envie d'être mis au poteau par M. Barthélémy , celui qui achè-
terait cette faveur moyennant une dépense de quatorze cents hémisti-
ches : ce serait la payer un peu cher.
Nous n'avons pas à nous occuper ici de la question morale que soulève
ce plaidoyer. Sur cette question, M. Barthélémy s'est renvoyé lui-même
devant MM. Carrel, Bert et Châtelain, qu'il a reconnus seuls pour ses
juges naturels ; et nul n'ignore quel arrêt ont rendu dans la cause
MM. Châtelain , Bert et Carrel.
En ce qui louche la question littéraire, également soulevée par la
Justification de M. Barthélémy, et sur laquelle nous nous déclarons
compétens , voici notre jugement motivé.
La Justification ne vaut ni plus ni moins que la Villéliade ,
que Napoléon en Egypte, que Némésis , que tous les autres poè-
mes précédemment publiés par le même ou les mêmes auteurs ; c'est
toujours la même pauvre et froide versification ; ce sont toujours des
lignes d'égale longueur, bien rabotées , rimées avec opulence , el forte-
ment clouées deux à deux comme deux planches. Les ouvriers qui fabri-
quent celle marchandise ne manquent pas d'une certaine habileté; ils
connaissent leur métier de rimeurs , et l'on conçoit aisément qu'ils aient
pu faire de celte façon une Némésis par semaine ; ils étaient hommes
à nous faire une feuille quotidienne, un Constitutionnel en vers. Ne leur
demandez d'ailleurs ni pensée , ni véritable verve , ni poésie ; tout cela
■n'est point de leur ressort.
Quant au succès réel qu'ont obtenu quelques - uns des innombrables
)l4 REVUK DES DEUX MONDES.
poèmes sorlis de la même maiiufaclure , c'est à l'esprit de parti, nulle-
ment à leur mérite, qu'il faut l'attribuer ; l'excessive indulgence de l'op-
position avait seule transformé en poêles les auteurs de la Villcliade et
de Neme'sis; la Jastificntion les fait l'cdescendre à leur rang.
Une autre brochure qui ne demandait assurément pas mieux que do
faire aussi son petit scandale, c'est le pamphlet intitulé : A Louis-
Philippe roi , Charles Maurice , homme de lettres. On a cependant
à peine parlé de cet écrit. Il est vrai qu'il n'y est guère question que
d'une querelle personnelle entre M. Charles Maurice et le roi! M. Charles
Maurice paraît avoir sauvé , non point la France, ni même Paris, comme
M. Barthélémy, mais seulement le Palais-Royal et tous les millions qui
s'y trouvaient le 28 juillet 1830. Il était bien naturel, en vérité, que
M. Charles Maurice comptât sur quelque reconnaissance de la part du
propriétaire ; mais , s'il faut en croire le plaignant , Louis-Philippe ne
se souvient pas des services rendus au duc d'Orléans. Non-seulement il
n'a point remercié M. Charles Maurice comme il convenait , mais il l'a
reçu à la cour plus que cavalièrement , et, ce qui est plus grave, il a
poussé l'impolitesse jusqu'à faire discontinuer lesabonnemensque prenait
autre fois la liste civile auCourrierdes Théâtres. — O ingratitude des rois !
Ces griefs de M. Charles Maurice sont , au surplus , racontés dans sa
brochure avec assez d'esprit et d'originalité, et surtout avec une naïveté
de journaliste fort divertissante.
Jetons maintenant un coup-d'œil sur nos théâtres, qui nous font pour
la saison d'hiver tant de magnifiques promesses.
Le Roi s'amuse , de M. Yictor Hugo , est aux Français en pleine répé-
tition. Cet ouvrage se monte, dit-on, avec le plus grand soin et le plus
grand luxe. Si, comme nous sommes fort disposés à le croire, il n'y a
point d'exagération dans les éloges qu'on lui accorde d'avance , il doit
nous dédommager amplement du succès de Clotilde.
A la porte Saint-Martin , M. Alexandre Dumas va faire jouer l'Echelle
de Femmes , en expiation du Fils de l'Emigré.
On parle aussi d'un nouveau drame de M. Alfred de Vigny, dont le
titre est encore un mystère, et dans lequel madame Dorval nous serait
enfin rendue. Vienne donc vite ce drame , el avec lui madame Dorval ;
que nous ayons encore cette double obligation à l'auteur de la Tilarc ■
chalc d'Ancre, qui nous a donné déjà tant de belles et bonnes choses!
L'Opéra vient aussi de publier un programme qui ne nous promet rien
moins pour cet hiver que deux opéras de MM. Scribe et Auber, deux
ballets de mademoiselle Taglioni, le Don Juan de Mozart, et enfin un
autre opéra \\\^\\x\[î\\ AliBaha ou les quarante Voleurs , dont la par
UEVL'i;. CHRONIQUE. l l5
tition est due à M. Clierubini , et sera probablement le dernier ouvrage
de ce compositeur.
Hàtez-vous donc , mesdames du faubourg Saint-Germain et de la
Chaussée-d'Antin. Si vous n'avez pas encore arrêté vos loges à l'Opéra ,
hâtez-vous, vous n'avez pas à perdre un moment; car chacun sait,
voyez-vous , qu'il n'en sera pas du programme de M. Véron comme de
celui de l'Hôtel-de-Ville.
Pour rOpéra-Italien , vous devez être assurément pourvues dès à pré-
sent , sinon c'est votre faute. M. Robert vous a bien prévenues que l'ou-
verture de son théâtre aurait lieu le 2 octobre ; et puis il vous a déclaré
qu'il vous donnerait, entre autres nouveautés, la Straniera deBellini,et
une Francesca diRimini, composée exprès à votre intention. Il a fait
aussi pour vous de nouvelles et bien précieuses acquisitions. Vous aurez
les deux demoiselles Grisi , madame Boccabadati et madame Ekerlin ,
toutes admirables personnes , dont les voix et la beauté sont , à ce que
l'on assure, également merveilleuses. Vous aurez encore Tamburini, le
Rubini des basses , et vous garderez Rubini lui-même, votre cher Ru-
bini, cet incontestable roi des ténors.
Donc , mesdames , si vous n'avez point profité de l'avis qui vous était
adressé ; si vous ne vous êtes point assuré pour cet hiver l'accès de la
salle Favart , en vérité , je vous plains de tout mon cœur j mais , je vous
le répète , c'est votre faute.
Quant à l'Opéra-Comique , si éminemment national dans la rue Saint-
Martin et la rue Saint-Denis ; l'Opéra-Comique , ce vieil enfant à l'ago-
nie , qui ne veut pas mourir et qui ne peut vivre , je ne vous en dirai
vraiment point de mal : ce serait trop cruel à moi d'empoisonner ainsi
ses derniers momens ; le pauvre malade sent bien , d'ailleurs , lui-même
sa position. Pour s'étourdir, il a beau chanter encore ses refrains d'autre-
fois ; il ne se peut plus dissimuler que son état est désespéré , et que tous
les médecins l'ont abandonné.
On raconte que récemment encore, lorsque ce triste Opéra-Comi-
que, ayant été contraint de fuir son désert de la rue Ventadour, faisait
restaurer pour son usage la salle des Nouveautés , plusieurs des anciens
sociétaires censuraient ces réparations, et que tous étaient d'avis que la
salle était trop petite; mais le bon Opéra-Comique s'écria douloureuse-
ment : € Plût à Dieu que telle qu'elle est , elle pût être pleine de vrais
amateurs ! »
Pour la morale de cet apologue , nous renvoyons à la fable de La
Fontaine.
: La Rî-viTE.
DES OEUVRES
DE
M. CHARLES NODIER. '
On <T souvent reproché à M. Charles Nodier de dépenser son talent
ïivec imprévoyance et prodigalité ; on a trouvé mauvais qu'il l'émieltât
«n prospectus, et l'éparpillàt à plaisir dans les journaux.
Lorsque paraissait cette nouvelle édition , assurément c'était une belle
occasion pour M. Charles Nodier de répondre à ces objections. Voici ,
pouvait-il dire, un choix que j'ai fait parmi mes œuvres. Ce sont les ti-
tres que je produis ; quand vous les aurez vérifiés et discutés , si
vous les avez jugés bons et valables , vous m'assignerez un rang selon
mes mérites. Qu'importent d'ailleurs les pages plus légères qu'a semées
en tout lieu ma fantaisie? Défendez-vous donc au riche d'employer à son
gré le superflu de son bien.
Ne vous imaginez pas cependant que M. Charles Nodier se soit avisé
de le prendre sur ce ton. Dans ses préfaces , anciennes ou nouvelles , il
adresse bien vraiment la parole à ses critiques et à ses lecteurs; mais ce
n'est que pour fuire amende honorable , et leur demander pardon d'avoir
écrit les livres qu'il publie. On n'a pas d'exemple d'une abnégation pa-
reille. Vous n'avez vu jamais de modestie si humble et si prosternée;
jamais écrivain ne s'est montré de beaucoup aussi ingénieux et fécond
à formuler les éloges qu'il se décernait, que M. Charles Nodier, le sar-
casme et le blâme qu'il s'inflige ; jamais auteur ne s'est ainsi livré , pieds
et poings liés , à la critique , et ne lui a tendu la gorge de si bonne
volonté.
' Chez Rerduel et Levavasscur, au l'alais-Royal.
«EVUK. CHRONIQUE. I I ij
Picndroiis-nous néanmoins cCs préfaces au mot? Et quand même il
serait bien prouvé que l'écrivain pense véritahlement de ses livres loul
le mal qu'il en dit, faudrait-il donc par courtoisie se ranger de son avis,
et ne le point contredire ?
A Dieu ne plaise ! Nous n'acceptons pas ainsi sans examen les
opinions de M. Charles Nodier , surtout quand il parle de lui-même.
Ne nous laissons donc pas influencer par ses préventions, et voyons si
quelque réparation n'est point due par nous à ces ouvrages que traite
si cavalièrement leur auteur.
Yoici d'abord le Peintre de Saltzboiirg. M. Cbarlcs Nodier avait
vingt ans quand il fit ce livre : aussi c'est bien vraiment un livre de
jeune homme, un livre quelque peu dcclamaloire, mais plein d'ardeur
et de poésie. Évidemment inspiré par le Werther de Goethe , au moins
venait-il l'un des premiers chez nous après l'ouvrage allemand. Si de-
puis la cohue des imitations a suivi ; si l'on nous a donne Werther con-
trefait et travesti de mille façons ; si récemment encore on nous en a
produit un soi-disant original et neuf , parce qu'il était plus horrible et
plus défiguré que les autres , qu'importe ? Le Peintre de Saltzbourg a
paru sous l'empire, à l'époque où florissaient Pigault-Lebrun , Ducray-
Duminil et madame de Genlis. C'est un titre brillant pour lui que sa
date. Et puis , si Charles Munster avait quelques-uns des traits de l'amant
de Charlotte , sa physionomie était cependant loin d'être la même. C'est
que les souffrances de ces malheureux ne sont pas non plus pareilles : ce
sont deux nuances bien diverses d'une semblable douleur. Les tourmens
qui déchirent Werther sont plus intimes peut-être, plus profondément
creusés, plus inexorables. Il semble qu'il y ait pour le Peintre de Saltz •
bourg quelque douceur, au milieu de ses angoisses, dans l'exaltation poé-
tique de sou ame et dans ses pleurs d'artiste.
Adèle, roman de la même famille , a moins de poésie peut-être, mais
on y trouve plus de détails naïfs, plus de tristesse vraie. Doit-on blâmer
les sorties philosophiques que s'y permet l'auteur contre rinfaillibilité
des vertus nobiliaires? Vraiment non. Il commet trop rarement de ces
péchés-là. Et puis , si ces sortes d'attaques ne sont aujourd'hui ni con-
venables ni généreuses, sous la restauration , quand parut la première
édition du livre, on les tenait pour mal séantes et téméraires. Ces illus-
tres préjugés auraient, au contraire, à présent grand besoin d'être se-
courus. M. Charles Nodier ne leur ferait pas faute à l'occasion; il sait
mieux que nous qu'en ces temps , où tout change si rapidement , il faut
changer aussi bien souvent de courage.
Thérèse Aubert est , parmi les ouvrages de l'auteur, l'un de ceux qu'il
TOME VIII. 8
1 l8 REVUE DES DEUX MONDES.
juge avec le moins de sévériti!' ; c'est aussi l'un de ceux que nous prête-
rons. Que de douceur et de cliarnie dans cette histoire si simple et si
touchante ! Que de passion aussi ! Y a-t-il rien de suave et de gracieux
comme la scène du départ au sommet de la colline , au bout du sentier
de la croix? Y a-t-il rien de chaste et de ravissant comme ces baisers
craintifs posés et recueillis sur des feuilles de rose ? et ce baiser d'adieu,
si timide encore, que les lèvres des amans n'osent se donner qu'à travers
le dernier débris de l'cglantine ? Ailleurs, au dénoûment du drame,
quelle autre situation déchirante et passionnée ! Lorsque Adolphe re-
trouve sa pauvre Thérèse aveugle et défigurée par la maladie, et la
presse avec amour toute mourante entre ses bras, comment le dé-
goût ne i'emporte-t-il point pourtant sur l'intérêt, et ne nous con-
traint-il pas à fermer le livre ? Oh ! c'est qu'au milieu de son agonie
cette jeune fille est plus belle encore; c'est qu'il semble que son ame
se montre à nous plus pure et plus céleste au travers des plaies et sous
les flétrissures de son corps; c'est que, comme son amant, nous vou-
drions retenir aussi dans nos bras cet ange qui ouvre les ailes et va
s'envoler.
Ce n'est point le même genre d'intérêt qu'il faut chercher dans Jean
Sbogar. Jean Sbogar est, selon nous, bien moins un roman qu'un poème ;
c'est un poème à la maniera de ceux de Walter Scott et de Byron, comme
Marmion , comme la Dame du Lac , comme le Corsaire. Ce ne sont
plus seulement les replis du cœur sondés et développés; ce ne sont plus
ses froissemens et ses souffrances , naïvement étudiés et décrits : ici le
drame domine ; l'action est pleine , rapide et pressée. On suit avec anxiété
. les personnages; on court avec eux au dénoûment, fasciné, comme la
pauvre Antonia , par le regard de celte sombre et mystérieuse figure de
Jean Sbogar, apparaissant de loin à loin , et entrainant irrésistiblement
la jeune fille à l'abîme. Il est k regretter que M. Charles Nodiei', qui pos-
sède si bien l'instrument poétique, n'ait point écrit cet ouvrage en vers ;
leur rhythme eût accusé mieux encore la beauté de ses proportions et de
ses contours.
Smarrn , dont Apulée avait fourni l'idée première, n'est , à propre-
ment parler, qu'une étude, mais c'estune étude philologique, bien savante
et bien profonde; ingénieuse et patiente restitution de la phraséologie
antique , heureuse importation de ses plus belles formes dans la nôtre ,
pensées habilement coulées dans les moules les plus purs de la construc-
tion grecque et latine;— il y a là vraiment d'inappréciables trésors de
style.
C'est aussi surtout par celte richesse et ce fini d'exécution que Trilby
Sfararc^
feEVCt. CHRONIQUE. " ll()
se recommande. Seulement, dans celle dcrnièie peinture , l'arlisle , que
ne préoccupe plus , comme dans l'autre , le soin de reproduire fidèlement
la manière cl les tons d'un ancien tableau , et qui ne demande de modèle
qu'à la nature et à son imagination, leur emprunte des couleurs encore
plus éblouissantes. Aussi le Lutin d'Jrgail, si léger qu'en soit le fond,
avec ses merveilleux détails , restera l'un de nos chefs-d'œuvre de grâce,
d'élégance et de délicatesse.
Parmi les contes et nouvelles , et autres morceaux de moindre éten-
due , qui ont été réimprimés dans celte nouvelle édition, il faut distin-
guer l'histoire d'Hélène Gillet. Ce drame pathétique est encore un clo-
quent plaidoyer contre la peine de mort. Non plus que M. Victor Hugo,
M. Charles Nodier n'a point voulu manquer à la défense de cette belle
cause ; il s'est hâté de venir appuyer de ses conclusions celles déjà prises
par son jeune confrère au barreau poétique.
Avant de parler de la Fe'e aux Miettes, nous exprimerons le regret de
ne point voir le Roi de Bohême figurer dans cette réimpression. Si ce
curieux livre, l'un des plus distingués qu'ait écrits son auteur, n'a guère
réussi que chez les artistes; je dirai mieux, si l'on ne s'est point ail-
leurs donné la peine de le comprendre et de le juger, c'est que vraiment
il s'est trouvé trop cher pour être acheté , et par conséquent pour être
lu. La faute en était surtout à l'éditeur , d'ailleurs si éclairé et si con-
sciencieux, qui l'avait publié. Il avait fait une édition de luxe , un riche
volume , magnifiquement imprimé , et dignement illustré par le crayon
si finement spirituel de Tony Johannot ; aussi l'a-t-il à peine vendu.
C'était donc le cas, ce me semble, de réimprimer le Roi de Bohême^
et de le donner au public à meilleur compte. Il se serait très-fort ac-
commodé , je vous assure , d'un bel ouvrage à bon marché.
Quoi qu'il en soit , voici la Fe'e aux Miettes , une reine aussi , quelque
peu sœur du Roi de Bohême.
L'histoire de la Fée aux Miettes est une folle histoire , racontée par
un fou dans un hospice de fous. Donnerons-nous l'analyse de ce joli
conte? Cela nous serait, en vérité , bien maiaisé. Comment analyser un
rêve? Nous vous dirons bien , si vous voulez, que dans celui-là toute
l'action se passe entre un jeune charpentier, nommé Michel, et une
petite vieille naine ; que cette petite vieille, mendiante etFce aux Miettes
de son état, est en outre pourvue de deux dents démesurément longues,
ce qui ne l'empêche point de toucher le cœur du jeuiic homme , et d'ob-
tenir de lui une promesse de mariage en forme. Nous vous dirons en-
core que ces deux amans, après s'être sauvé la vie mutuellement , je ne
sais plus combien de fois, finissent par s'épouser. Ne plaignez pas repen-
120 REVU£ OtS DEUX AiOJNDES.
liant trop fort M. Michel de ce mariage. Pour consoler son époux , la
vieille fée aux Miettes se métamorphose pendant les nuits en une jeune
et charmante princesse Belkiss ; et, lorsqu'il aura trouvé la mandragore
qui chante , la Fée aux Miettes, lout-à-fait désenchantée , sera pour lui
!a belle Belkiss, non-seulement la nuit (ce qui d'ailleurs était l'essentiel),
mais encore le jour.
Quelle folie! pensez-vous. Justement, c'est une folie. Ne vous ai-jc
pas prévenu ? C'est un fou qui fait ce récit ; c'est 31. Charles Nodier qui
l'écrit sous sa dictée. Et le secrétaire est bien pour quelque chose dans
l'histoire ; il y met bien un peu du sien. Aussi combien de ravissans
détails que n'eût point trouvés, j'en suis sur, M. Michel tout seul! Si
M. Nodier ne l'eût aidé de sa plume , ce pauvre lunatique nous eût-il
si merveilleusement décrit tant de jolies scènes de ses aventures? Au-
rions-nous pris tant de plaisir à la pèche aux coques et aux fées sur les
grèves de Saint-Michel? Nous serions-nous si fort divertis au bul des
sœurs de la Fée aux Miettes, et à voir danser ces quatre vingt-dix-neuf
petites poupées vivantes?
Oui, la Fée auxSIiettes est vraiment une folle histoire , mais non point
une histoire fantastique. Ou bien , si c'est là du fantastique , quoi qu'en
dise M. Charles Nodier,"dont je n'admets pas les théories sur ce point, ce
n'est assurément pas du fantastique plus vraisemblable que celui d'Hoff-
man. Tout au contraire, je n'accepte les rêveries de Michel que comme
la curieuse, mais impossible fantaisie d'un cerveau dérangé, tandis que
je crois aux contes d'Hoffman avec convictioii , comme il y croit lui-
même .
Au surplus, M. Nodier nous fait bon marché de sa théorie, car il
l'abandonne et la désavoue lui-même à la fin de sa prélace.
Dans les divers contes et romans que nous venons d'examiner, si l'au-
teur ne se montre pas précisément , au moins se laisse-t-il à peu près
voir, et l'on reconnaît aisément que c'est lui qui parle , la plupart du
temps , par la bouche de ses personnages. Jetons maintenant un coup-
d'œil sur ceux de ses ouvrages où il se met tout-à-fait en scène , et oii il
raconte en son propre nom.
Les Souvenirs de la Révolution nous offrent une galerie de portraits
d'après nature , sinon tous d'une parfaite ressemblance historique , au
moins tous peints de main de maître ! Parmi ces tableaux, que distinguent
surtout l'harmonie des tons et la suavité du coloris , il y a telles figures,
celle entre autres du colonel Oudet , que l'on ne saurait comparer qu'aux
merveilleuses têtes de Murillo , tant les nuances en sont chaleureusement
fondues , ainsi que dans les poétiques créations du peintre espagnol.
REVUE. CHRONIQUE. 12 1
M. Charles Nodier dit de ses Souvenirs de Jeunesse, dans Itur dédi-
cace à Lamartine , qu'ils sont le plus intime de ses livres , celui qui est
le plus sien, celui qu'il aime le mieux, et nous partageons bien cette
prédilection de l'auteur ; c'est que ce livre est pour nous comme le ré-
sumé de tous ses livres ; et puis, c'est là surtout qu'il faut étudier ces
premières impressions du poète , source brûlante où s'est colorée sa pen-
sée, où s'est trempé son style. Là , nous retrouvons révélées avec plus
de franchise et de naïveté ces situations personnelles qu'il avait prêtées
déjà aux personnages de ses autres ouvrages.. Enlin, c'est là qu'est le
liicmc qu'il a tant de fois depuis et si heureusement varié; et chacun sais,
combien de plaisir l'on éprouve à eufendre le simple motif d'un air
après s'être laissé d'abord ravir aux brillantes fantaisies qu'y a brodées
le musicien.
Les Souvenus de Jeunesse se composent de quatre nouvelles bien
distinctes.
Sc'raphine est plutôt un souvenir d'enfance que de jeunesse ; c'est
bien le premier amour , l'amour involontaire et qui s'ignore lui-même ,
celui dont le souvenir suffit à rajeunir encore une ame usée et flétrie.
Il y a là toute cette fraîcheur de la matinée qui embaume le cœur et
les sens , et dont le mi'li, si radieux et si doré qu'il soit^ ne fera jamais
oublier les timides parfums.
Dans Clémentine^ voici le jeune homme , le jeune homme inquiet et
tourmenté, le jeune homme avec sa fougue indomptable, avec sa joie
effrénée, avec ses larmes de feu. De quelle poésie passionnée, de quelle
fantastique exaltation est remplie cette nouvelle, et surtout la scène qui
la termine, cette dernière entrevue des amans à leurs croisées pendant
l'orage, à la lueur des éclairs , au bruit du tonnerre !
Dans Amélie, c'est le jeune homme encore , le jeune homme aimant
avec tout ce qui lui reste d'amour , mais abattu , mais découragé , mais
n'osant plus croire à l'avenir, désespérant du bonheur. C'est qu'en effet
son cœur, brisé déjà deux fois, va se briser de nouveau ; c'est que ces
deux premières femmes qu'il avait aimées sont mortes , et que la troi-
sième va lui mourir encore entre les bras. Séraphine , Clémentine , Amé-
lie , doux fantômes ! Avec quelle religieuse tristesse, avec quelle mélan-
colie profonde et touchante le poète évoque ces ombres chères , et les
fait apparaître et glisser devant nous si pâles et si belles , voilées de leurs
linceuls !
Mais pourquoi , quand nous avons pleuré de toutes nos larmes ces
trois jeunes tilles ; pourquoi , quand nos yeux sont tout mouillés encore,
pourquoi vouloir nous faire sourire? Ajtrès Séraphine , Amélie et Clé-
123 REVUE DES DEUX M051DES.
inentine, pourquoi Lucrèce et Jeannette? Après les plus purs el les plus
saints ravissemens de l'amour, après ses transes les plus poignantes et les
plus cruelles , après le deuil et le désespoir , pourquoi soudain l'oubli du
cœur et les grossières consolations des sens? La \ie est ainsi, direz-vous.
Oh ! oui , peut-être. Pourtant il faudrait ne pas l'avouer avec tant de
sincérité; il faudrait ne pas nous rappeler si hautement combien nous
sommes ingrats envers ceux qui nous ont aimés et oublieux de nos plus
chers souvenirs. J'aurais voulu que l'auteur ne se hâtât pas tellement
de sécher lui-même les pleurs qu'il nous avait arrachés.
Mademoiselle de Marsan, qui fait en quelque sorte suite aux Souve-
nirs de Jeunesse , est un livre beaucoup moins intime et beaucoup moins
vrai , selon nous. Ce n'est pas qu'il n'y faille reconnaître de bien remar-
quables morceaux , entre autres l'épisode de la Torre Maldctla , dans
lequel le supplice d'Ugolin et de ses enfans se trouve peint avec une si
effroyable vérité par l'écrivain qui en a subi lui-même toutes les an-
goisses, toutes celles du moins qu'il eu pouvait supporter sans mourir.
Mais , en somme , Mademoiselle de Marsan n'est guère qu'un roman de
l'école d'Anne Radcliffe, un roman criblé de trappes et de souterrains ,
écrit seulement comme écrit M. Charles INodier, d'un style auquel on
ne nous avait pas habitués dans ces sortes d'ouvrages. Considéré sous
ce point de vue, c'est un essai curieux et vraiment bien original.
he?, Rêveries , qui viennent clore la série des œuvres de M. Charles
JVodier , sont en général d'ingénieux et spirituels paradoxes, développés
avec une apparence de candeur et de conviction qui séduisent et en-
traînent irrésistiblement ; on se laisse aller soi-même aux caprices et
aux fantaisies d'imagination de l'écrivain , et l'on se surprend ensuite
bien étonné de tout le chemin qu'il vous a fait faire dans le pays des
rêves et des utopies. Impatienté que l'on est d'avoir été mené si loin ,
on se reproche parfois alors la docilité naïve avec laquelle on a suivi le
mystificateur , et l'on va jusqu'à malicieusement admirer combien dans
ces pages brillantes , que l'on avait lues d'abord de si bonne foi , la pué-
rilité du fond contraste souvent singulièrement avec la magnificence
de la forme.
Si nous considérons maintenant dans leur ensemble les divers ou-
vrages que nous avous rapidement passés en revue , il semble que ce qui
les caractérise principalement et les classe surtout à part , c'est d'abord
la profonde individualité dont ils sont empreints, et puis les qualités
éminentes de leur style.
M. Charles Nodier se Raconte et se révèle en effet lui-même , non-
seulement dans ses mémoires , dans ses souvenirs , mais bien aussi dans
REVUE. CHRONIQUE. t 23
SCS poèmes, dans ses romans et dans ses nouvelles : c'est lui que nous
reconnaissons dans tous ses personnages ; c'est lui toujours avec ses goûts
simples et naïfs , avec sa science aimable ; c'est lui partout avec son
amour des vieux livres et des fleurs. Ses héros et ses héroïnes sont tous
botanistes, biblioraanes ou philologues; ils sont conspirateurs; ils sont
proscrits; ils sont poètes; ils sont exaltés, mystiques; ils sont parïois
exagérés et visionnaires ; ils sont tous un peu ce qu'est ou ce que fut leur
auteur. En vérité , jamais écrivain ne s'est peint ainsi lui-même à cha-
cune des pages de ses livres.
Quant au style de M. Nodier, ce style tout à la fois si savant, si pur,
si élégant , si harmonieux , et dont l'étude ne saurait être trop recom-
mandée , qui voudrait y reprendre quelque chose n'y trouverait à bhlmer
peut-être qu'une excessive richesse et un peu de superflu dans sesorne-
mens. Il y a là tant d'or, de perles et de pierres précieuses, que l'étoffe
disparaît parfois sous la broderie, et que l'œil a peine alors à en retrouver
le tissu. Mais n'est-ce pas un très-pardonnable défaut qu'une semblable
opulence? JNe jette pas qui veut sur sa pensée un pareil manteau.
A. FONTANEV.
Dans un article du dix-septième numéro du Phalanstère , intitulé :
Obscurantisme au dix-neuvième siècle , M. Abel Transon, ex-saint-simo-
nien, se plaint amèrement que la Revue des Deux Mondes ait refusé d'in-
sérer un article de M. Yictor Considérant sur la doctrine de M. Fourier.
La Revue des Deux Mondes n'a fait aucune difficulté d'annoncer en son
temps le cours de M. Jules Lechevalier au sujet de cette même doctrine,
et elle se réserve d'examiner, sous un point de vue critique , le système
de M. Fôurier, dont elle observe avec intérêt le développement. La iîc-
vue des Deux Mondes est amie de toute publicité , et il est faux d'imputer
à ceux de ses rédacteurs dont les travaux ont un caractère spéciale-
ment philosophique, aucune exclusion aveugle, qui serait bien plutôt
le propre des sectaires et des fanatiques de tout genre. Mais, en même
temps, la Revue des Deux Mondes ne se croit nullement obligée, sous
peine d'obscurantisme , d'insérer les homélies de M. Transon , hier
saint-simonien et aujourd'hui fourie'ristc : elle n'a pas jugé à propos
d'insérer l'article de M. Yictor Considérant, parce que cet article de
M. Considérant et d'autres encore, pour lesquels la Revue a été solli-
citée, lui ont paru secs, sans critique, d'un jargon mathématique à la
fois et métaphorique, sentant le disciple d'une lieue; en un mot , parce
I2A REVUE DES DEUX MONDES.
que ces articles n'étaient point à la convenance de la Revue. Mais il
est permis à la Revue de ne pas insérer les articles de M. Victor Con-
sidérant et de n'être pourtant pas obscurantiste. Il serait possible aussi,
nous le croyons , aux jeunes et ardens philanthropes qui rédigent la
Phalanstère, de vouloir le Lien de l'humanité , de le proposer selon les
formes qui leur paraissent efficaces , et de n'être pourtant ni si âpres
ni si haineux envers des hommes qui tendent au même but , et dont
tout le tort est de ne pas admettre leur spécifique universel.
SOUVENIRS
D'UN COMMIS - VOYACxEUR
DANS
L'AMÉRIQUE DU SUD.
I.
ILh l^û^(^^m iS, (Ùhl^(B^^
Après ma moil, clicrs caniaraJos ,
Vous placerez sur mon tomhenii
Un petit broc de viii nouveau ,
Des œufs avec luic salaile ,
Vu pain iV quai' sous, un snucissou,
Four passer la barque à Caron.
La Barque à Caron était , il y a une quinzaine d'années , une
chanson des plus à la mode dans les rues de Paiis. Il n'y avait
pas un orgue de barbarie qui n'en répétât l'air, pas un carrefour
un peu fréquenté où l'on n'eu vendît les paroles imprimées dans
le vrai goût des ballades, c'est-à-dire sur une simple feuille
dont la vignette occupait le centre , tandis que le texte était re-
TOME VIII. Q
126 REVOE DES DEUX MONDES.
jeté sur les côtés en deux colonnes serrées. Le sujet de l'image
était on ne peut mieux choisi ; le graveur y avait représenté
« Un bon bourgeois dans sa maison
Le dos au feu, le ventre à table ;
Un bon bourgeois dans sa maison
Caressant un jeune tendron. »
C'était, tant pour la pensée que pour l'exe'cution , un joli mor-
ceau de calcographie ; aussi , quand la vogue fut passée pour
la chanson , on ne put se résoudre à détruire l'image , et , au lieu
d'envoyer le reste de l'édition au pilon, on le fit partir pour l'Amé-
rique espagnole. Là, notre bon bourgeois, se pre'sentant sous le nom
du mauuais riche de la parabole, eut accès dans maint oratoire,
et vint prendre place impudemment près de Notre-Dame de
Chiquinquira , la vierge des sept douleurs \
' Notre-Dame de Chiquinquira a pris sou nom du village dans lequel elle
est honorée, village situé à vingt lieues au nord de Bogota. On vient de
toutes les parties de la Nouvelle-Grenade implorer son intercession, et les
riches dons qui ornent son image, ainsi que les ex-voto appendus aux murs
de la chjpelle, témoignent assez de son crédit près du Père céleste. Les
prières qu'on lui adresse , quand elles sont exaucées , le sont à la lettre ,
de sorte que l'on doit bien peser ses paroles et se garder de toute demande
indiscrète. On en jugera par le fait suivant, qui est attesté aussi diîment
que le fut jamais un miracle.
Un pauvre Indien revenait un soir vers son village par un étroit che-
min , tracé le long d'un précipice. Il était gris comme tous les Indiens
le sont après un jour de fête, et .s'avançant imprudemment trop près du
bord , il sentit tout à coup la terre lui manquer sous les pieds. Voyant sa
chute inévitable , sa première idée fut pour un bonnet neuf qu'il avait acheté
le jour même à la ville. « Mon bonnet ! mon bonnet ! » s'écria-t-il en dis-
paraissant au milieu d'un tourbillon de poussière; « bonne sainte Vierge
« de Chiquinquira, sauvez mon bonnet! » Ses compagnons entendirent
distinctement la prière, et ne tardèrent pas à en voir l'accomplissement.
Lorsque le nuage de poudre se fut dissipé , ils aperçurent au fond du pré-
cipice le malheureux étendu sans mouvement et la tête fracassée; mais
le bonnet pour lequel la Vierge avait été invoquée , était préservé ; une
branche l'avait arrêté dans sa chute, et il y restait suspendu , aussi bril-
lant, aussi peu froissé que lorsqu'il était encore dans la boutique du mar-
chand.
LA BARQUE A CARON, 12']
Ce fut dans le petit village de Pie de Cuesta, dans un lieu où il
ne s'était peut-être jamais prononcé un mot de français, que je
rencontrai poui" la première fois mon Parisien établi comme je
viens de le dire. Les honneurs ne l'avaient point changé , et il sem-
blait rire lui-même des respects dont il était l'objet. A le voir
ainsi avec sa mine réjouie , je ne me doutais guère qu'il eût causé
la mort d'un homme et presque le soulèvement d'une province.
Je ne tardai pas à l'apprendre.
Poursuivant ma route vers Angostura où j'avais besoin d'ar-
river très-promptement , je me trouvai dès le second jour forcé
de Tn'arrêter à Pore, pour laisser reposer mes mules. Contrarié
de ce retard et ne sachant que faire de ma personne jusqu'à l'heure
où la chaleur du jour m'amènerait le sommeil, je me rendis sur
la place où étaient déjà deux officiers en apparence aussi désœu-
vrés que moi , et qui , pour passer le temps , s'amusaient à faire
battre des chiens. Je reconnus l'mi d'eux pour un Piémontais avec
lequel je m'étais trouvé l'année précédente à Guayaquil. Je n'a-
vais pas grande envie de renouer connaissance ; mais avant que
j'eusse pris mi parti, il m'aperçut, accourut vers moi les bras ou-
verts , et m'adressant la parole en français : Hé î monsieur Leca-
cheux, est-ce bien vous que je vois? quelles affaires peuvent
vous amener, cher ami , dans ce pays perdu?
— Mais j'y viens peut-être pour régler ce petit compte que
vous avez oublié de solder en partant.
— Fi donc! je le croirais si j'avais à faire à quelque porte-
balle écossais : vous êtes trop cauallero pour en agir ainsi; d'ailleurs
vous savez qu'il n'y a rien à perdre , et qu'aussitôt que la loi sur
les dotations militaires sera passée , vous serez le premier. . .
— Brisons-là , et dites-moi si ce n'est pas le commandant du
canton que vous venez de quitter.
— Non , c'est un officier qui n'est ici qu'en passant , le major
Hospina.
— Quoi ! celui qui a fait la guerre dans l'Apure, et dont j'ai en-
tendu conter tant de traits de bravoure !
— Lui-même ; mais vous êtes bien bon d'appeler cela de la
bravoure : c'est une brutalité poussée au point de ne pas voir même
le danger. Du reste je vous le donne pour l'animal le plus boufton
128 REVUE DES DEUX MONDES.
qui soit dans toute la république , vous allez en juger par vous-
même.
En disant cela et sans attendre ma réponse , Belmonte m'en-
traîna vers le major, qui était toujours à la même place, essayant
d'allumer son cigare avec un morceau de bouteille , comme il
avait vu son compagnon le faire avec une lentille.
La présentation faite , et mon introducteur se cbargeant du soin
de soutenir la conversation, je pus considérer à mon aise cet Hos-
pina qui avait été si long-temps dans le Bas-Orénoque la terreur
des Espagnols. C'était un homme de moyen âge, très-grand,
très-fortement charpenté , et avec une tournure de tambour-
major. Il avait la face basanée, ce qu'il devait en partie aux soleils
des Llanos, en partie au mélange d'un peu de sang africain , comme
l'indiquaient ses cheveux à demi crépus. Ses traits n'avaient rien
de trop dur, et même ils auraient pu passer pour agréables sans
un coup de sabre qui , lui éraillant l'œil droit , avait ramassé en
boule sur le bas de sa mâchoire toutes les chairs de la joue. Dans
ses manières on voyait l'intention d'être poh ; du reste , comme
il sentait bien ce qui lui manquait sous le rapport de l'éducation ,
il se tenait sur ses gardes , parlait peu, et je ne lui aurais entendu
dire aucune sottise, si Belmonte, avec un art perfide, ne l'eût en-
traîné à lâcher quelques grands mots qu'il appliqua à la vérité de
la manière la plus plaisante.
L'honnête Italien était dans un ravissement inexprimable d'avoir
pu me montrer son camarade sous un jour ridicule. — Vous voyez ,
me dit-il en français , que je n'ai pas été au-delà de la vérité ;
mais c'en est assez pour une première représentation , en atten-
dant la seconde, occupons-nous du dîner. J'ai reçu d'Angostura
des provisions fraîches , et je veux vous faire manger aujourd'hui
un fameux macaroni.
A peine ce mot était-il prononcé, que je vis apparaître, sur le
visage du colonel , une rougeur qui semblait provenir autant de
honte que décolère. — Capitaine Belmonte, s'écria-t-il brusque-
ment , qu'il ne soit plus question , je vous prie , du Caroni. Du
moins en ma présence , choisissez un autre sujet de plaisanterie.
Je ne devinais pas la cause de tout cet emportement , mais \eqiu-
proquo sevd était assez étrange pour que j'eusse quelque pciiie à
I.A BARQUE A CAROiN . 120
conserver mon sérieux. Pour Belmontc, il ne songea pas à se con-
traindre, et pendant cinq minutes il rit à s'en rompre les côtes,
répétant par intervalle les mots de Caroni et macaroni, qui à cha-
que fois étaient le signal d'une nouvelle explosion. Il paraissait
en avoir encore pour long-temps lorsqu'à un geste d'Hospina il
s'arrêta tout court, et d'un ton presque suppliant : — Non, colonel ,
non , dit-il , vous ne ferez pas usage de votre épée contre un com-
pagnon , contre un homme désarmé. Je vous jure que je ne par-
lais pas de la rivière Caroni , mais d'un mets de mon pays dont le
nom sonne presque de même.
— Jure tant que tu voudras, misérable bouffon, je ne t'en croi-
rai pas davantage. Si tu n'avais pas eu à dire du mal de moi, tu
eusses parlé mi langage chrétien , un langage que tout le monde
entend. Mais souviens-toi bien de ce cjue je te promets ici : la
première fois qu'eu ma présence tu te serviras de ton jargon d'hé-
rétique, je t'enverrai le parler aux diables d'enfer qui l'ont in-
venté.
Cela dit, le colonel tourna le dos et s'éloigna rapidement.
Belmonte, quand je l'avais connu dans le sud, ne jouissait pas
d'mie excellente réputation , mais personne du moins ne l'accusait
de manquer de bravoure , et j'avais tout lieu d'être surpris de la
mollesse qu'il venait de montrer. J'imaginais qu'après toutes les
choses dures qu'il s'était laissé dire en ma présence , il devait se
sentir mal à l'aise avec moi , et je me préparais à le laisser à ses
réflexions , lorsque devinant ce qui se passait dans mon esprit :
— Qu'avez-vous donc, dit-il, et pourquoi cet air embarrassé? je
crois , Dieu me pardonne , que vous êtes honteux pour moi de la
manière dont s'est terminée cette affaire.
— Si vous êtes satisfait vous-même, je ne vois pas pourquoi j'en
prendrais de souci.
— Oui, jjarbleu je suis satisfait et très-satisfait d'avoir pu me
tirer de ce mauvais pas. Quand je vois venir à moi un taureau
furieux , je me jette, s'il le faut, ventre à terre. N'avez-vous donc
pas remarqué que l'homme ne se connaissait plus et qu'il étendait
déjà la main vers la poignée de son vilain sabre? Pour un rien, il
me le passait tout au travers du coips. Monsieur Lecacheux ,
ajouta-t-il d'mi ton plus sérieux, songez bien que nous ne sommes
l3o REVUE DES DEUX MONDES.
pas en Europe , et qu'ici il ne s'agissait pas d'un duel. Ces gué-
rilleros entendent le point d'honneur tout autrement que nous,
et dans une querelle ils ne se feraient pas plus de scrupule de frap-
per un lîomaie sans armes , qu'à la guerre d'attaquer un convoi
séparé de son escorte. Hospina du. reste est un bon dialjle, qui n'a
point de rancune. S'il ne s'est pas grisé en nous quittant , ce soir
nous serons les meilleurs amis du monde. En attendant , allons
manger notre macaroni , et je vous expliquerai chemin faisantpour-
quoi ce mot l'a mis si fort en colère.
— Hospina a eu toute sa vie la main moins lente que l'esprit ,
et ce fut pour un mouvement de vivacité du genre de celui dont
vous venez d'être témoin, c]u'il se vit contraint, il y a cjuelques
années, à quitter son pays natal , l'île de Porto-Rico, après avoir
coupé le nez à un alcade. Il vint alors à la Terre-Ferme où
il n'avait rien à craindre des autorités espagnoles , et s'engagea
comme soldat dans les troupes cjue Miranda conduisait contre Va-
lence. Après la défaite des indépendans et le rétablissement du
régime royal sous Monteverde , il se retira vers les Llanos où des
débris de l'armée patriote s'étaient formées de petites guérillas,
d'abord insignifiantes , mais qui ne tardèrent pas à acquéi'ir de
l'importance. S'étant fait remarquer par diverses actions d'une
audace peu commune , il parvint à réunir autour delui une troupe
avec laquelle , pendant près de deux ans , il harcela incessamment
les royalistes. S'il avait eu quelques talens militaires, il aurait été
maître de tout le canton; mais il ne sut jamais profiter d'un avan-
tage , et il tomba dans toutes les embuscades qu'on voulut se don-
ner la peine de lui préparer.
Très-souvent battu, mais jamais découragé, il parvint à se
maintenir jusqu'à l'époque où Bolivar entrant avec les troupes
grenadines dans les provinces de Venezuela , y proclama la guerre
à mort.
Vous savez que du côté des républicains comme les munitions
étaient rares, au lieu de fusiller les prisonniers, on leur coupait
la tète. Chaque soldat au besoin servait d'exécuteur, et il n'était
pas rare de voir des officiers , surtout ceux qui appartenaient aux
anciennes guérillas, mettre eux- mêmes la main à l'œuvre. Vingt
LA BARQUE A CARON. l3{
fois il est arrivé à Hospina d'arracher le sabre à la inain mal assu-
rée d'un novice , et de se l'aire bourreau par compassion , car, je
vous le répète , il n'a dans le caractère rien de cruel.
Quand Morillo eut relevé dans ce pays l'étendard royal, Hos-
pina retourna à sa vie de guérillero, et servit utilement la cause
républicaine. Du reste, il refusa constamment de se joindre aux
autres chefs patriotes , qui , ayant des troupes plus nombreuses ,
prétendaient exercer une autorité supérieure. Il continua à faire
bande à part jusqu'à l'arrivée de Bolivar, pour qui il avait vme
profonde vénération , et aux ordres ducpvel il alla tout d'abord se
placer.
L'armée réunie sous les ordres du libérateur ne trouvait pas
pour subsister les mêmes facilités que les petits corps isolés qui
jusque-là avaient tenu la campagne. Les province:; de Casanare et
d'Apuré , théâtre d'une guerre longvie et destructive , n'oifraient
plus que de minces ressources , et il fallut songer à faire venir du
bétail des provinces situées sur la rive droite de l'Orénoque. Les
habitans, qui voyaient le paiement fort incertain , et qui d'ailleurs
étaient poussés sous main par les moines des missions , ne s'em-
pressaient pas de fournir leur contingent , de sorte que le général
en chef, afin d'activer un peu leur zèle , jugea convenable de leur
dépêcher Hospina.
Peu de jours avant le départ de notre ami , il était arrivé à An- •
gostura un bâtiment français avec une de ces cargaisons que vous
aviez alors l'insolence de nous envoyer. C'étaient de vieux habits
mis à neuf, des vins tournés , des huiles rances , des olives pourries,
et avec tout cela une édition complète du Guillaume -Tell de
Florian, traduit en espagnol , et deux ou trois ballots d'un certain
pont-neuf, la Barque à Caron. Toutes ces raretés furent enlevées
dans trois jours. Hospina, cjui venait d'être élevé au grade de ma-
jor, voulant avoir une tenue conforme à son rang, se donna un
équipement complet , et se couvrit de clinquantde la tête aux pieds.
Mais comme il ne songeait pas seulement à orner l'extérieur de sa
personne , il fit aussi emplette d'un Guillaume-Tell , et reçut par-
dessus le marché un exemplaire de la chanson. Un cuisinier fran-
çais qu'avait le général , lui traduisit le titre , et lui expliqua que
passer labarqueà Caron ou mourir, c'était justementla même chose.
l33 REVUE DES DEUX MONDES.
Notre lionime , ainsi initié aux métaphores des ponts neufs ,
partit pour remplir sa mission. Grâces à ces manières insinuantes
que vous lui connaissez , il y obtint de grands succès ; mais ce ne fut
pas sans peine , car ayant jusque-là borné ses excursions aux pro-
vinces de la rive gauche , le pays dans lequel il se trouvait mainte-
nant lui était presque complètement inconnu. Un beau soir , que
se croyant libre de tout soin jusques au lendemain , il pesait avec
une mûre attention les mérites relatifs d'un flacon de genièvre et
d'une bouteille de rhum , voilà qu'un estafette arrive du quartier-
ge'néral et lui remet une dépêche conçue à peu près en ces termes :
« Le libérateur est informé que dans le village de San-Luis ou dans
quelques fermes des environs , il se trouve maintenant un capu-
cin catalan , le frère Jean de Dieu , dont les desseins sont plus que
suspects , et dont les discours tendent à égarer l'opinion du peuple
en lui faisant croire à de prétendus succès obtenus parles Espagnols;
la présence de ce religieux dans mi canton peu aifectionné au régime
républicain pouvant entraùier de graves mconvéniens , le major
Hospina , aussitôt après la présente reçue ', fera saisir ledit capu-
cin et lui fera passer immédiatement le Caroni ^ . Sous aucun pré-
texte , il ne sera sursis à l'exécution de cet ordre. »
Le major n'avait jamais entendu prononcer le nom de la rivière
Caroni, mais il avait encore la mémoire toute fraîche delà barque
à Caron et de l'explication du cuisinier. — Ha ! ha ! se dit-il à lui-
même , le général jjarle en paraboles, c'est sans doute une précau-
tion pour le cas où on eût intercepté la dépêche ; d'ailleurs il sait
bien que ses paroles ne tombent pas dansl'oreille d'un sourd. Holà!
planton , qu'on me fasse venir l'alcade.
L'alcade arrive tout trembant d'être appelé à pareille heure.
— Monsieur l'alcade, vous allez me trouver un guide qui parte
ce soir même avec quatre hommes et un caporal, pour m'amenez
le capucin qui se cache dans les environs de San-Luis.
— Mais, monsieur le major, je n'ai pas connaissance...
— Silence ! combien y a-t-il d'ici à San-Luis ?
' Le Caroni est une rivière qui se jette dans l'Orénoque à trente lieues
environ au-dessous d'Angostura , et qui, anciennement, était une dos li-
mites du territoire des Missions des capucins catalans.
LA BARQUE A CARON. l33
— Quatre lieues et un bon bout. Mais , monsieur le major...
— Silence ! nos hommes devraient être ici avant midi, mais met-
tons jusqu'au soir. Si à l'angélus ils ne sont pas arrivés , il y aura
pour vous une amende de 3oo piastres , et vos vaches laitières me
répondront...
— Mais, monsieur le major..,
— Comment! chien de godo ' , manant, mal élevé, tu as l'audace de
m'interrompre ! Hé bien ! c'est toi-même qui serviras de guide , et
si demain avant midi tu n'es pas ici avec le moine , je te fais fusil-
ler. Allons, à cheval toutle monde, et qu'on m'attache ce gaillard-
là à la selle , de peur que le vent ne l'emporte.
Personne n'avait plus envie de faire d'observations, et en moins
d'mi quart d'heure , l'alcade , bien amarré et bien escorté , était en
route pour San-Lviis.
Le lendemain , Hospina en s'éveillant songea tout d'abord à la
dépêche de la veille. La commission dont il se voyait chargé le tra-
cassait, non qu'il eût le moindre doute sur le sens du message;
mais il n'était accoutumé à traiter ces sortes d'affaires qu'avec des
militaires , ou tout au plus avec des pékins , et ici il avait affaire à
un homme d'église. Les impressions reçues dans son enfance lui
revenaient alors , et il avait beau se dire que le moine était un
Espagnol , un godo , il ne parvenait pas à se mettre l'esprit en
repos.
— Diable d'idée qu'a eue le libérateur, disait-il en grommelant,
tandis qu'il parcourait sa chambre à grands pas. Je voudrais que la
chose fût finie et n'avoir plus à y songer. J'espère qu'enfin ils vont
arriver.
Alors il allait regarder à la porte ; puis par désœuvrement il al-
lumait un cigare ou avalait4in trait d'eau-de-vie , et recommen-
çait à se promener. •
Sur le midi enfin , il aperçut au loin dans le Llano la banderolle
tricolore des lances , et bientôt il vit paraître ses cavaliers , ayant
' Le mot de godo (Goth), en Colombie, est employé , depuis la révolu-
tion, pour désigner les Espagnols en tant qu'attachés aux intérêts de la mé-
tropole, et s'applique également aux créoles qui tenaient pour l'ancien ordre
de choses.
l34 REVUE DES DEUX MONDES.
au milieu d'eux le capucin. C'était par pur hasard qu'on l'avait
rencontré , car l'alcade , tout en étant bien loin de soupçonner
les desseins d'Hospina, était fermement résolu à ne pas découvrir
la retraite du révérend père, dès que celui-ci croyait avoir intérêt
à la tenir cachée. Prévoyant donc que de nouvelles représentations
ne seraient point écoutées, et sentant que toute résistance ouverte
serait folie , il s'était borné à garder un silence absolu , et depuis
l'instant du départ, ni les menaces ni les coups n'avaient pu lui arra-
cher le moindre renseignement. Pour le moine, il savait fort bien
que les républicains ne lui faisaient aucun tort en le considérant
comme un ennemi, et d'ordinaire il se tenait sur ses gardes; mais
il n'imaginait pas qu'on osât mettre la main sur lui un dimanche,
et ce fut ce qui le perdit. On le saisit lorsqu'il se rendait à l'église
où il devait prêcher un beau sermon contre les insurgés et leur»
alliés , les hérétiques anglais.
Hospina avait élé fort impatient de voir arriver le capucin, mais
dcuis ce moment il eût donné beaucoup pour que les soldats ne
l'eussent pas rencontré. Il se sentait à chaque instant plus irrésolu,
et déjà il songeait à envoyer directement à Bolivar le prisonnier,
lorsque celui-ci, sautant en bas de sa monture, comme eût pu. le
faire un cavalier de profession , et s'avançant à pas précipités , lui
demanda sans autre préambule depuis quand les religieux de St.-
François relevaient de l'autorité militaire?
— Il n'y a qu'un bandit comme toi , ajouta-t-il en s'échauffant ,
qui soit capable de troubler un prêtre dans l'exercice de son saint
ministère ; mais sois certain que j'en écrirai à tes chefs, et que je te
ferai casser ignominieusement.
— Pour ce qui est de mes chefs , repartit Hospina à qui le ton al—
tier du moine avait déjà rendu sa crémière résolution, pour ce
qui est de mes chefs, je suis tranquillei^ et je n'ai agi que sur l'ordre
exprès du libérateur.
— Le libérateur, le libérateur! dis le libertin , l'athép. Ce sont là
les titres qui conviennent à un homme traître à son roi comme à
son Dieu. Mais il n'en a pas pour long-temps encore à fouler les
honnêtes gens, et cette fois-ci il ne s'enfuira pas comme il a fait tant
d'autres. Il sera pendu, lui et tous les brigands qui l'entourent.
— Ce ne sera pas toi qui vivras pour le voir, moinaillon du diable ,
LA BARQUE A CARON. I 35
cria le major tout hors de lui eu entendant parler si irrévérencieu-
sement de Bolivar, car sur l'heure je te vais faire expédier ton
passeport pour l'autre monde.
Le capucin se croyait trop bien protégé par sa robe , pour sup-
poser que la menace fût sérieuse; aussi, après avoir jeté à son
interlocuteur un regard de mépris : — Va , dit-il , je sais bien que,
tout pervers que tu es, tu n'oserais faire tomber un cheveu de ma
tête ; ne pense donc pas m'effrayer , et garde pour tes pareils tes
grossières plaisanteries.
— Tu vas voir si je plaisante ; lanciers , emmenez le prisonnier
dans la cour... halte... Allons, père, as-tu recommandé ton ame
à Dieu?
Le moine , plein d'une folle confiance , se contenta de hausser
les épaules , et ne daigna pas même tourner la tête vers le major,
qui s'était placé derrière lui.
— Allons, père, regarde ton nombril.
Le père , peu familier avec l'argot des camps , ignorait que c'é-
tait là le mot d'usage pendant la guerre à mort pour avertir les
prisonniers de tendre le cou. Il s'imagina qu'on avait par dérision
attaché quelque chose à son cordon ; pour s'en assurer, il baissa la
tête, et dans le même instant un coup de sabre, porté par mie main
exercée , la fit voler loin du tronc.
La nouvelle de cette sanglante exécution se répandit prompte-
ment dans tout le pays , et y excita la plus vive indignation contre
le gouvernement, de qui on croyait l'ordre émané. Des murmures
on passa bientôt à un soulèvement déclaré , et pour commencer on
tomba de toutes parts sur les détachemens qu'Hospina tenait en
campagne. Lui-même, attaqué àl'improvisle, ne parvint à s'échap-
per qu'en sautant sur une cavallequi paissait par hasard devant sa
maison. Il fit ainsi sans selle ni bride une traite de plus de dix lieues,
aiguillonnant sa monture avec la pointe du poignard à défaut
d'éperons, et entendant presque toujours distinctement le bruit
des pas de ceux qui le poursuivaient.
En apprenant cette belle équipée et les suites qu'elle avait eues,
Bolivar entra dans une effroyable colère. Au premier moment, il
ne parlait de rien moins que de faire fusiller Hospina , et comme
alors la justice était fort expéditive, on ne peut dire quel aurait été
l36 REVUE DES DEUX MONDES.
le sort du pauvre diable, s'il se fût présenté inopine'ment. Mais ayant
un si mauvais compte à rendre du détachement qui lui avait été
confié, il n'était nullement pressé d'arriver, et il le fut bien moins
encore, lorsqu'ayant conté son aventure à un camarade, celui-ci
lui fit apercevoir l'étrange bévue qu'il avait commise.
Tout honteux de sa sottise , Hospina n'en continua pas moins sa
route vers Angostura , où le gardien des capucins se rendait égale-
ment pour demander justice de ce meurtre à Bolivar. Par un hasaixl
singulier, il arriva que tous deux entraient dans la salle d'audience
au même moment et par des portes opposées. En apercevant la
robe grise , Hospina crut avoir devant les yeux l'ombre du nioine
qu'il avait égorgé. Il recula de deux pas , poussa un faible cri
et tomba à terre , agité d'effrayantes convulsions. Il fallut l'em-
porter.
Cette scène inattendue divertit prodigieusement Bolivar. Il
était déjà fort adouci par les explications que lui avaient données
les amis du colonel , et il jugea que sa faute était suffisamment ex-
piée par la belle peur qu'il avait eue. Le gardien donc fut renvoyé
dans son couvent avec de belles paroles , et il ne fut plus question
de cette affaire.
Quelques jours après, le général, qui avait entièrement rendu
ses bonnes grâces à Hospina, voulut se faire conter l'aventure par
lui-même. Notre homme fit son récit avec un sang-froid imper-
turbable, au milieu des éclats de rire universels; puis, tirant
son sabre et le présentant par la poignée : Voilà , dit-il , mon gé-
néral, ce qui a servi à faire la barbe au pauvre capucin. Si j'osais
prier votre excellence de l'accepter....
— Pour le coup cela devient trop fort, s'écria Bolivar en sautant
de son hamac , il faut que la frayeur ait enlevé à cet animal le peu
de jugement qu'il avait... Homme de Dieu, me prends-tu donc
pour le bourreau , que tu veux me faire présent de ton odieux
tranche-tête ?
— Non , mon général , je sais bien que vous ne vous mêlez pas de
ces détails, comme nous autres pauvres officiers sommes quelque-
fois obligés de le faire ; mais vous ne m'avez pas laissé achever,
et il me reste encore à conter le plus plaisant de l'affaire.
Votre excellence saura donc que ce scélérat de moine portait
LA BARQUE A CARON. 187
autour du cou un paquet de linge comme un collier pour le goitre.
Mais que croyez-vous qu'il y avait dedans? du sel d'Antioquia,
de l'éponge brûlée? Pas du tout... Vingt-cinq bons doublons d'or,
mon général, que le brigand y avait cousus. Hé bien! cette mé-
chante lame , dont on ne donnerait pas deux quartillos , a coupé
le cou et les doublons comme elle eût fait d'une banane ; et pas
une brèche ! on peut le voir.
Lecacheux, commis-voyageur.
ORIGINE
DE
L'ÉPOPÉE CHEVALERESQUE
DU MOYEN AGE.
SIXIÈME JLBÇON. — III" ARTICLE. '
]â(DmiiSÎ^ 3>^(D^jSS!î<iiiI0^.
Les deux premières divisions de mon sujet ont été consacrées
à donner une ide'e générale de l'épopée chevaleresque du xii'' et
xiii' siècles, tant de celle qui roule dans le cycle carlovingien ,
que de celle comprise dans le cycle de la Table ronde. J'ai tâché,
dans ces essais , d'indiquer soit les caractères propres et parti-
cuUers de chacun de ces deux grands systèmes d'épopée , soit
leurs cai-actères commvms. Je me suis soigneusement abstenu de
toute prévention, de toute conjecture, de toute hypothèse ten-
dante à attribuer aux Provençaux la moindre influence sur la
ciéation ou la culture de ces deux grandes branches de l'épopée
du moyen-âge; je n'ai rien dit dans la vue de contester l'opinion
jusqu'à présent accréditée, suivaiît laquelle les fictions chevale-
resques des deux cycles seraient d'invention française ou nor-
mande, et dans l'un, comme dans l'autre cas, auraient été pri-
' Voyez les livraisons du i<' et du i5 septembre.
ROMANS PROVENÇAUX. 1 3q
mitivement rédigées en français. J'ai voulu uniquement noter
les particularités caractéristiques des fictions dont il s'agit, ab-
straction laite de leur origine , sauf à chercher plus tard si , de
l'idée générale que j'en aurais d'abord donnée, ne résulteraient
pas quelques lumières pour découvrir cette origine supposée
inconnue, et pour constater la part qu'y pourraient avoir les
Provençaux.
Le moment est venu, pour moi , de procéder à cette recher-
che , mais je crois bien faire de rappeler et d'examiner aupa-
ravant l'opinion généralement accréditée à ce sujet. En avoir
démontré l'étrange fausseté , ce sera déjà avoir fait un pas vers
la preuve de l'opinion contraire.
On ne s'est pas contenté de nier ou de méconnaître l'interven-
tion des Provençaux dans la culture de l'épopée chevaleresque :
on a avancé quelque chose de beaucoup plus absolu ; on a sou-
tenu qu'ils n'avaient jamais eu d'autre poésie que leur poésie
lyrique , qu'ils n'avaient jamais cultivé les genres épiques ; ce
qui impliquerait , de leur part , une sorte d'aversion ou d'inca-
pacité pour ces genres.
Ceux qui ont avancé les premiers une pareille assertion , ne se
sont probablement pas aperçus de tout ce qu'elle avait d'invrai-
semblable : ils n'ont pas eu l'air de soupçonner qu'ils affirmaient
un fait qui , s'il était vrai , serait des plus extraordinaires , et
même unique en son genre. Ce serait, en effet, un phénomène
inoui que celui de populations douées de facultés poétiques in-
contestables , et ayant une poésie à elles, qui n'eussent pas songé
à faire entrer dans cette poésie ce qui en était le thème le plus
naturel , le plus simple et le plus fécond , je veux dire le récit ,
sous une forme quelconcjue , des événemens locaux. Et l'omis-
sion serait ici d'autant plus singulière , que les événemens sur
lesquels elle aurait porté étaient de leur nature très-poétiques ,
très-propres à faire impression sur l'imagination vive et mobile
des peuples au milieu desquels ils se passaient. Chez tout peuple
fait pour avoir une poésie , c'est toujours par des tentatives pour
perpétuer le souvenir des événemens nationaux qu'elle com-
mence. La poésie lyrique supposant toujours un certain dévelop-
Î^O IREVUE DES DEUX MONDES.
pement de la réflexion , une certaine capacité de démêler et de
rendre les diverses nuances , les divers degrés d'un même senti-
ment, vient et se perfectionne d'ordinaire plus tard que l'épopée.
Encore une fois , si les Provençaux avaient fait exception à ce
fait naturel , cette exception serait un pliénomène à expliquer :
on aurait eu tort de n'en être pas frappé , d'autant mieux cpie la
surprise aurait probablement été bonne à quelque chose ; elle au-
rait mené à examiner de plus près une hypothèse contraire à la
marche ordinaire de l'esprit humain , et l'examen en aurait
bientôt fait reconnaître la fausseté. On se serait bientôt assuré que
les anciens Provençaux , même en les supposant étrangers à l'in-
vention et à la culture de l'épopée chevaleresque proprement
dite , n'en eurent pas moins beaucoup d'autres productions du
genre épique , et que leur littérature ne s'écarta jamais , à cet
égard, de la loi générale de toutes les littératures.
Il y a une grande légèreté à supposer , comme on le fait d'or-
dinaire , du moins implicitement , que ce fut seulement aux xii "
et xiii'= siècles , et seulement dans le nord de la France , que les
incidens de la longue lutte des chrétiens et des Arabes d'Espa-
gne , sur la frontière des Pyrénées , devinrent des sujets de poé-
sie populaire. Les populations du midi avaient été infiniment
plus intéressées que celles du nord aux chances de cette lutte ;
elles y avaient pris une beaucoup plus grande part ; et il est évi-
dent que si elle dut être quelque part , dans la Gaule , un thème
de poésie , ce dut être d'abord dans la Gaule méridionale. Voilà
ce que diraient le raisonnement et la vraisemblance, s'il n'y
avait des faits pour le dire encore plus haut.
Deux monumens très-curieux prouvent, de la manière la plus
incontestable , que déjà plusieurs siècles antérieurement à toutes
les épopées du cycle de Charlemagne aujourd'hui existantes , il
y avait , chez les peuples de langue provençale , des fictions ro-
manesques qui roulaient sur les guerres et les relations habi-
tuelles de ces peuples avec les Arabes d'Espagne , ou les Sarra-
sins , comme ils disaient.
Le premier de ces monumens est une e.spècc do légende, com-
posée dans la première moitié du ix" siècle , sur la fondation de
ROMANS PROVENÇAUX. X^l
la fameuse abbaye de Conques , dans le Rouergue. Cette légende
est une fiction très-originale et très-poétique , fondée en entier
sur riiypotlièse d'une guerre prolongée entre les Arabes et les
montagnards du Rouergue , guerre qui n'eut jamais lieu que
dans l'imagination du romancier légendiste.
Le second monument n'est pas aussi ancien que le précédent,
on ne peut pas lui assigner une date plus reculée qite loio ; mais,
à cette date , il est encore de près d'un siècle antérieur aux
troubadours. Du reste, le texte de ce monument est perdu : on
n'en a plus aujourd'bui qu'un extrait, mais cet extrait, si in-
complet et si désordonné qu'il soit , n'en est pas moins curieux
au-delà de toute expression.
Il ne s'agit , en effet , de rien moins que de l'histoire toute
romanesque d'un chevalier toulousain , histoiie dans laquelle
les pi'incipaux incidens de VOdj'ssée d'Homère sont entrelacés et
coordonnés avec des fictions romanesques originales dans les-
quelles il est expressément fait allusion à des faits de l'histoire
des Arabes d'Espagne , dont la date et les personnages sont con-
nus. Tout ce que l'on sait de cette fiction résultant de données si
disparates entre elles , autorise à supposer qu'elle était assez dé-
veloppée , très-populaire , et que l'intérêt en reposait , en grande
partie , sur la curiosité et l'admiration qu'inspiraient alors aux
populations du midi les Arabes d'Espagne , dont la culture et
la grandeur n'étaient point encore déchues.
Il est un troisième et dernier document poétique qui , sans
avoir l'importance des précédens , mérite néanmoins d'être rap-
pelé ici. C'est une légende en vers provençaux sur sainte Foy
d'Agen , vierge et martyre , particulièrement vénérée autrefois
dans tout le midi de la Gaule , et sujet de beaucoup de narra-
tions pieuses. Celle dont je veux parler fut , à ce qu'il parait ,
composée dans la seconde moitié du xi" siècle , et , dans ce cas ,
elle est antérieure à la période des troubadours. On n'en a plus
aujourd'hui que les vingt premiers vers, cités par le président Fau-
chet dans son ouvrage sur les Origines de la langue et de la poésie
françaises. Si court qu'il soit, ce fragment ne laisse pas d'être
d'un certain intérêt pour l'histoire littéraire du midi de la
TOME V!II. lO
1^1 REVUE DES DEUX iMONDES.
France. Il ne constate pas seulement qu'il y avait, au xi' siècle,
des It'igcndes provençales de foiine épique ou narrative ; il nous
apprend quelque chose de plus particulier : il nous apprend
qu'il existait dès lors une classe de jongleurs anibulans qui chan-
taient ces légendes de ville en ville dans les contrées de langue
provençale, et même, à ce qu'il paraît, au-delà des Pyrénées,
en Aragon et en Catalogne.
Ces faits auxquels je pourrais , au besoin, en ajouter plus d'un
autre , ne laissent , ce me semble , aucun doute sur la conclusion
très-générale que j'en veux tirer. Ils prouvent que, bien avant
le xiie siècle , où commence la période des troubadours , il y eut,
dans la littérature populaire du midi , diverses compositions de
forme épique , diverses fictions romanesques , les unes fondées
sur des traditions gallo-romaines , les autres tirées de légendes
de saints , plusieurs ayant rapport aux guerres et aux affaires des
chrétiens avec les Arabes d'outre les Pyrénées.
Assez peu importe ici la question du mérite poétique de ces
compositions : on peut toutefois observer que celles dont nous
pouvons juger, supposent , dans leurs auteurs et dans les popu-
lations parmi lesquelles elles circulaient , un sentiment épique
assez développé. Maintenant, pour ramener ces faits divers à la
question particulière qui nous occupe , ces populations proven-
çales qui, aux ix"", x'' et xi" siècles, avaient des légendes pieuses,
des fables héroïques entées eux des traditions nationales , des fic-
tions romanesques dans lescjuelles les Arabes jouaient un grand
rôle , ces populations perdiient-clles tout à coup , au xii'= siècle,
le goût et la capacité épiques dont elles avaient fait preuve au-
paravant ? Cessèrent-elles brusquement d'avoir besoin de fables ,
de fictions , de traditions historiques poétisées ? Ou bien les
poètes de l'époque , les troubadours , bien que d'ailleurs beau-
coup plus cultivés que leurs devanciers , n'avaient-ils plus la
faculté de satisfaire ce besoin?
Ces questions ne sont pas sans intérêt , et il n'est pas difficile
d'y répondre.
Il est vrai que les idées et les mœurs chevaleresques , qui , dès
le XII» siècle , commencèrent à régner dans le midi de la France ,
ROMANS PROVENÇAUX. 1^3
furent roccasion d'une grande révolution dans la poésie. — L'a-
mour étant devenu le principe aljsolu de toute moralité , de tout
mérite , et le culte des dames , le but idéal de tout homme qui vi-
sait à la renommée , la poésie, organe de ces sentimens nouveaux ,
de cet enthousiasme de galanterie devenu l'ame de la haute so-
ciété, prit de là de nouvelles tendances et un nouveau caractère.
L'expression délicate , ingénieuse , harmonieuse , élégante , de l'a-
mour devint le but le plus élevé de cette poésie, cjui , se repliant,
pour ainsi dire, du monde extérieur, sur le cœur humain , y cher-
cha et y émut des points qui n'avaient pas encore été touchés. Les
genres lyriques prirent dès-lors, dans le sentiment et le goût
des classes cultivées , une prépondérance décidée sur les genres
épiques. — Toutefois , ceux-ci ne furent point abandonnés , et
l'époque des troubadours n'eut pas seulement ses compositions
narratives , ses fictions romanesques , ses fables héroïques , ses
pieuses légendes , comme les époques précédentes ; elle les eut
avec quelques-uns des raffinemens et des perfectionnemens qui
s'étaient d'abord introduits dans les genres lyriques.
Le mouvement de la première croisade fut beaucoup plus gé-
néral et plus profond encore dans le midi de la France que nulle
autre part; et le génie épique eût-il jusque-là sommeillé dans
ce pays . il s'y serait éveillé au bruit d'mi pareil événement, d'un
événement qui ébranlait si fort toutes les imaginations.
Il y eut , en eft'et , en provençal , diverses tentatives poétiques
pour célébrer cet événement , pour en perpétuer la mémoire ; et
l'histoire a gardé le souvenir de quelques-unes de ces tentatives.
Je ne m'arrêterai point au poème dans lequel les historiens du
temps nous apprennent que Guillaume YIII , comte de Poitiers,
le plus ancien des troubadours connus , de retour de sa désas-
treuse expédition de i loi , en tourna les malheurs en ridicule. Il
n'est pas sûr que cette pièce de vers fût de forme narrative et
d'une cûtaine étendue. Ce n'était peut-être qu'une saillie toute
lyrique, d'humeur cynique et bouffonne , dans le goût de quelques
autres pièces qui nous restent de lui.
Mais il y eut , en provençal , un récit poétique des événemens
de la première croisade, infiniment plus regrettable que la pièce
1^4 UEVUIi DKS UEVK MONDES.
lie Guillaume de Poitiers , lyrique ou narrative: ce fut celui
de Bechada.
La plupart des historiens de la poésie française ont parlé d'un
Bechada de Tours en Touraine , auquel ils attribuent un poème
en langue française sur la première croisade , et qu'ils signalent
en conséquence comme le plus ancien poète français mentionné
par l'histoire.
Il y a dans ce témoignage des méprises grossières désormais
assez généralement reconnues. Le Bechada dont il s'agit était,
non pas de la ville de Tours en Touraine , mais de la bourgade
des Tours en Limousin. Il se nommait Grégoire des Tours, Be-
chada n'étant qu'un surnom, ou sobriquet de famille. Le prieur de
Vigeois , qui parle de lui dans son intéressante chronique , et qui
avait pu le voir , ou du moins en entendre parler par des honrmes
qui l'avaient vu, nous en apprend tout ce que nous en savons.
Il le donne pour un chevalier de beaucoup de talent naturel ,
et qui avait même quelque teinture des lettres latines. Il ne dit
point expressément cjue Grégoire ait été à la première croisade ;
mais l'ensemble de ses paroles semble implic[uer ce fait particu-
lier. Quoi qu'il en soit, frappé des grands événemens de cette expé-
dition, Grégoire voulut en célébrer la mémoire dans un récit
populaire, en vei's et dans sa langue maternelle. Jaloux de don-
ner à son travail toute la perfection possible , il y mit douze ans
entiers ; et l'on ne saurait douter que l'ouvrage ne fût très-con-
sidérable , puisque le chroniqueur qui en parle , le qualifie
d'énorme volume.
On ne sait pas si le récit de Bechada était purement et stric-
tement historique, ou entremêlé de fables et de particularités
merveilleuses. Cette dernière hypothèse est la plus probable.
Ce grand travail de Grégoire de Bechada des Tours embras-
sait l'ensemble des événemens de la première croisade; mais
d'autres poètes, doués d'un sentiment plus juste de la nature et
de la destination de l'épopée et des chants épiques, traitèrent
isolément les incidens les plus mémorables de la sainte expédi-
tion. Ainsi, par exemple, le siège d'Antioche, si remarquable
par les héroïques efforts qu'il coûta aux croisés, *''it chanté au
ROMANS PROVENÇAL I 4^
moins une fois el très-probablciuent plus d'une fois, par des ro-
manciers inconnus voisins de l'événement.
Un de ces chants, sans doute un des plus anciens, est implici-
tement désigné par un poète subséquent, et sous le titre de chro-
nique d'Antioche , comme l'un des modèles des ronians épiques
en tirades monorimes. — C'était de cette chronique, ou dequel-
qu'autre composition du même genre , que l'on avait tiré l'aven-
ture fausse ou vraie , mais célèbre au moyen âge , de Golfier de
Tours et de son lion. Ce Golfier, à peine connu des historiens,
est fameux chez les romanciers provençaux. Il rencontra , dit-on,
un jour un lion aux prises avec un énorme serpent enlacé au-
tour de lui, et qui était sur le point de l'étouffer. Il tua le serpent,
et le lion reconnaissant ne voulut plus le cjuitter , et lui tint plu-
sieurs années fidèle compagnie. A la fin, Golfier s'étant embar-
qué dans un vaisseau où l'on ne voulut pas recevoir son lion , le
pauvre animal se jeta à la nage dans la mer, pour suivre son li-
bérateur et se noya. Les romanciers attribuent à ce même Golfier
d'autres aventures et des exploits dont il n'est pas question dans
l'histoire ; ils en font un des héros de la conquête d'Antioche :
particularités qui semblent constater suffisamment le caractère
plus ou moins romanesque des chants épiques où il s'agissait de
lui, et du siège d'Antioche.
Ces récits , ces chants provençaux , relatifs à la première croi-
sade, n'étaient pas une nouveauté dans la littérature provençale
du xii^ siècle. Ils n'y étaient que la continuation naturelle de
ces autres chants, de ces autres récits plus anciens, destinés à rap-
peler aux populations méridionales de la France , leurs guerres ,
leurs démêlés avec les Sai'rasins d'Espagne.
Le mouvement de la première croisade une fois ralenti , ces
guerres et ces démêlés redevinrent, dans le midi, le principal
mobile des vertus et de la bravoure chevaleresques. Les seigneurs
du midi continuèrent à intervenir, comme ils y étaient accoutu-
més depuis long-temps, dans les expéditions des princes chrétiens
de la Péninsule contre les Arabes ou les Maures ; et ces expédi-
tions restèrent un des thèmes favoris de la poésie narrative , des
cliants épiques des Provençaux.
1^6 REVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi , par exemple , G uillauine VI , seigneur de Montpellier ,
ayant marché en 1 146, au secours d'Alphonse VII , roi de Cas-
tille , l'aida à prendre , sur les Arabes , la ville d'Almérie , et se
distingua fort dans le long siège que soutint cette ville. Ses ex-
ploits en cette occasion furent célébrés dans un poème provençal ,
dont Gariel , le plus ancien historien municipal de la ville de Mont-
pellier , qui avait eu ce poème sous les yeux , a seul parlé. Il en
dit à peine quelques mots, mais assez toutefois pour indiquer que
l'auteur de ce poème avait relevé le fond historique de son sujet
de traits et d'incidens romanesques. Il s'était, à ce cju'il paraît,
particulièrement évertué à décrire un combat singulier dans lequel
le brave Guillaume, après de grandes prouesses, avait à la fin vain-
cu un guerrier maure , espèce de Goliath pour la force et la taille,
et cjui, insolent comme tous les géans sarrasins, ses ancêtres et
ses pareils , avait grièvement insulté l'armée chrétienne par ses
bravades. Nul doute que diverses autres expéditions chevale-
resques des seigneurs provençaux contre les Maures, antérieures
ou postérieures à celles de Guillaume VI , n'aient été , comme
celle-ci , le sujet de divers poèmes également historiques pour le
fond, mais également entremêlés de circonstances fabuleuses.
Tous ces faits, fussent-ils les seuls à citer, pour prouver ^ue
la littérature provençale du xn' siècle, celle des troubadours
proprement dite , ne fut pas dépourvue de compositions narrati-
ves, le prouveraient assez : ils suffiraient pour démentir le phéno-
mène supposé d'un peuple exclusivement adonné à la poésie ly-
rique, au milieu des circonstances les plus favorables, je dirais
presque les plus urgentes , pour lui inspirer le goût de l'épopée.
Mais il y a d'autres preuves et des preuves plus directes , plus
irrécusables encore de ce que je veux dire. Je les trouve dans le
témoignage des troubadours : leur poésie lyrique fourmille de ci-
tations , d'allusions , de réminiscences , qui supposent nécessai-
rement, et par conséquent démontrent de la manière la plus
expresse la coexistence d'une poésie épique riche et variée. Je
n'ai point cherché à faire un relevé complet de ces allusions des
troubadours à des productions narratives, à des romans épiques
longs ou courts, tous signalés comme plus ou moins célèbres
ROMANS PllOVENÇAUX. 1 47
/lans les pays de langue provençale, comme journellement récités
ou lus dans les villes et les châteaux. J'ai pourtant tiré de celles
de ces allusions que j'ai recueillies une liste fort nombreuse de
compositions romanesques de divers genres , et les résultats de
cette liste étant d'un véritable intérêt dans la question actuelle,
je ne crains pas de m'y arrêter un instant.
Je dois d'abord prévenir que je ne comprendrai point, pour le
moment, dans cette liste , les romans carlovingiens et de la Table
ronde : je persiste à en supposer l'origine encore ignorée et en
litige. Je n'y admettrai c|ue des romans sur l'origine provençale
desquels il ne peut y avoir de contestation raisonnable , puisqu'il
n'en est question que dans des monuniens provençaux , et chez
des populations de cette langue. — Or, ainsi réduite , la liste que
j'ai dressée des productions romanesques connues et citées par
les troubadours est encore de plus de cent.
Il faut dire d'abord que , de ces cent romans , il y en a beau-
coup qui ne sont désignés que de la manière la plus vague , par
les simples noms des liéros , ou de quelqu'un des personnages c]ui
y figurent, personnages fantastiques , inconnus , dont le nom ne
dit rien. Je ne m'arrête point à des indices si fugitifs; il n'y a
aucun parti à en tirer.
Mais, à côté de ces allusions insignifiantes comme trop som-
maires , s'en trouvent d'autres intéressantes pour l'histoire de
l'épopée provençale , et même , comme nous le verrons un peu
plus tard, de l'épopée du moyen âge. Ces allusions désignent,
en eftet, les poèmes auxquels elles s'appliquent par des particu-
larités caractéristiques , qui les distinguent nettement les uns des
autres , qui enindic|uent parfois l'idée principale, la situation do-
minante, celle autour de laquelle se grouppent toutes les autres.
Le même roman revient plus ou moins fréquemment dans ces
allusions , ce qui fournit un indice de son plus' ou moins de célé-
brité. Enfin, les pièces lyriques dans lesquelles se rencontrent les
allusions dont il s'agit, appartenant, pour la plupart, à des trou-
badours dont l'époque est plus ou moins connue , on a les dates •
approximatives de ces allusions , et par là des dates auxquelles on
peut être sûr qu'existaient tléjà les romans désignés.
l48 REVUE DES DEUX MONDES.
Maintenant, ])our résumer en peu de mots les diverses consé-
quences de ces allusions , relativement à la question particulière
qui nous occupe, voici ce que je n'hésite pas à affirmer :
10 Parmi ces cent romans provençaux dont l'existence est dé-
montrée par les citations qu'en font les troubadours , il y en a au
moins une dizaine indiqués comme plus populaires , plus célèbres
que les auties, et que tout annonce avoir été composés dans la
première moitié du xïf siècle. De ce nombre étaient l'histoire
amoureuse de Landric et d'Aia , la belle d'Avignon ; celle de
Seguin et de Valence, et celle encore d'un certain André de
France , mort d'amour pour je ne sais cpielle reine du pays , et
fréquemment cité comme le plus parfait modèle des amans.
Outre ceux des cent romans cités qui roulaient ou semblaient
rouler sur des sujets de pure invention , il y en avait d'autres
ayant pour base des événemens tirés de l'histoire ou de la mytho-
logie grecques , de l'histoire romaine , delà Bible. Quelques-uns
peut-être se rattachaient à des traditions gauloises : tel, par
exemple , sendDlerait avoir été celui dans lequel il était raconté ,
dit le troubadour qui le cite, comment les Rémois chassèrent
Jules-César de leurs murs.
Plusieurs ont l'air de se rapporter à des événemens historiques
qu'il est malaisé de déterminer. Il en est un , par exemple , au-
cjuel Gancelm Faydit, troubadour distingué, fait allusion, et
même une allusion assez détaillée , et dont je ne sais point devi-
ner le sujet. — L'empereur, dit-il, ayant vaincu et pris le roi
allemand , le mit à traîner la charrette et le harnais ; et le captif,
regardant tourner la roue, chantait sa misère, et pleurait le soir
au manger.
Enfin , parmi tous ces romans perdus , il y en a quelques-uns
dont le motif et l'argument piquent plus particuhèrement la cu-
riosité , et font davantage regretter la perte. Yoici , par exemple,
sept vers assez curieux de Perdigon, autre troubadour connu.
Ces vers semblent faire allusion à quelque histoire romanesque
de saint Nicolas de Barri , le patron des nautonniers .
« Nicolas de Barri, s'il eût vécu long-temps, serait devenu un
savant honnne. Il était resté long-temps sur mer , entre les pois-
ROMANS PROVENÇAUX. 1 /^C)
sons, et savait qu'il y inourrail une fois ou l'autre. Il ne voulait
pas cependant revenir de ce côté, et s'il revint, il retourna bien
vite mourir là-bas sur la nier , sur la grande mer dont il ne put
plus sortir. »
Je n'insiste pas davantag'e sur les allusions signalées : j'y revien-
drai , pour en examiner et en préciser les conséquences relative-
ment à la question particulière que je me suis donnée à résoiulre.
Ce que j'en ai dit me paraît suffire pour démontrer d'une manière
vague et générale qu'il y eut, aux xii'' et xni° siècles, dans la
littérature des troubadours , des compositions romanesques , des
romans épiques.
Mais peut-être y a-t-il ici une difficulté, une objection à pré-
venir : peut-être la perte de tant d'ouvrages , répandus sur une
assez grande étendue de pays , et qui ne remontent pas à des temps
très-reculés , paraîtra-t-elle un fait ])eu vraisemblable , et peut-
être cette réflexion jettera- t-elle de l'incertitude ou de l'obscu-
rité sur la valeur historique des allusions relatives à ces ouvrages.
Il est facile de dissiper ce scrupule. D'abord , les romans de
tout genre diversement mentionnés par les troubadours n'ont
]>as tous péri; il s'en est conservé quelques-uns, assez pour ga-
rantir, si cela pouvait être nécessaire, la propriété et le sens bis-
torique des allusions qui s'y rapportent , et de toutes les allu-
sions de même espèce.
Quant à ceux des romans en question qui sont véritablement
perdus , il y a pour en expliquer la perte , autant de raisons que
l'on en peut convenablement exiger. — Je me bornerai ici à en
signaler rapidement quelques-unes.
La monstrueuse guerre des Albigeois , qui détruisit la civilisa-
tion du raidi , porta aussi un coup mortel à sa littérature. La do-
mination française s'étant établie dans le pays , les classes élevées
s'y trouvèrent bientôt dans la nécessité d'adopter le français pour
langue : le provençal , l'idiome des troubadours , idiome très-dé-
licat, et du système grammatical le plus raffmé, cessa d'être cul-
tivé , d'être une langue écrite ; il resta l'idiome des masses , dans
la bouche desquelles il devait se corrompre et se dénaturer de
plus en plus.
l5o REVUE DES DEUX MONDES.
L'abandon du provençal par les hautes classes de la société
était déjà une énorme chance de destruction pour les ouvrages
écrits en celte langue , pour les romans comme pour les autres.
Mais ce n'était pas la seule , ni même la plus grande. Sous les
auspices de la domination française , l'autorité pontificale prit un
grand pouvoir dans le midi : elle y trouva beaucoup à faire , et y
fit beaucoup , surtout au détriment de la littérature.
Indépendannnent de ce qu'il y avait, dans la poésie des trou-
badours , de nombreuses satires contre les papes , et une ten-
dance générale fort hostile à la cour de Rome , il existait, en pro-
vençal , une nudtitude de livres de croyance hétérodoxe , relatifs
à l'hérésie albigeoise ou à d'autres. On avait traduit en cette
langue des portions do la Bible , tout le nouveau testament , et
plusieurs des évangiles apocryphes , entr'autres celui de l'enfance
de Jésus-Christ. — Tout cela , au jugement des papes , était pire
encore que des satires. Ils essayèrent donc de se débarrasser de
tous ces livres qui leur déplaisaient, et entreprirent contie la
littérature déjà morte ou mourante à laquelle ils appartenaient,
une sorte de guerre systématic{ue , dont l'histoire de ces temps ,
si incomplète cju'elle soit, a gardé quelques vestiges.
On peut compter parmi les actes de cette guerre l'institution
d'une université à Toulouse, vers le miUeu du xiii^ siècle. Dans
la bulle de cette institution , le pape Honorius IV recommande
empliaticpiement aux étudians l'étude du latin, et l'abandon de
l'idiome vulgaire , de cet idiome proscrit , dont la liberté , la sa-
tire et l'hérésie avaient fait leur organe. — A l'instigation des
papes, diverses mesures furent prises par les autorités civiles,
pour la destruction de tous les livres hérétiques en langue vul-
gaire , et parmi ces livres , on comprenait les traductions de la
Bible et des Evangiles, et tout ce qui pouvait porter quelque at-
teinte à la considération de la cour romaine. On ne saurait éva-
luer ce qui se perdit de raonumens de l'ancienne littérature pro-
vençale , par suite de cette persécution inquisitoriale ; mais on
ne peut douter qu'il n'en périt un grand nombre. — Le temps ,
Tincurie , le vandalisme des guerres de religion au xvi*^ siècle ,
ont comblé ces pertes; et peut-être est- il plus étonnant d'avoii
KOMANS PROVENÇAUX. l5l
encore quelques ouvrages provençaux de tout genre, que d'en
avoir tant perdu ; et il n'y a certainement rien à conclure de ces
perles contre le fait que je veux établir, en affirmant que l'épo-
pée romanesque fut un des genres de poésie cultivés par les
troubadours.
Et l'assertion ne doit pas être restreinte aux principaux de
ces genres ; elle s'étend à tous, jusqu'aux plus petits, jusqu'à
ceux qui ont toujours passé sans contestation pour français d'o-
rigine et de caractère , je veux dire jusqu'à ces petits contes si
célèbres dans la vieille littérature française, sous le titre de
fabliaux.
Les troubadours aussi firent des fabliaux , et je ne balance
pas à croire qu'ils en donnèrent les modèles. — 11 en reste en-
core quelques-uns d'entiers , et de quelques autres des fragniens
qui font singulièrement regretter tout ce qui s'est perdu de l'an-
cienne littérature provençale en ce genre , comme dans tous les
autres. — Parmi ceux de ces contes que je connais, il y en a un
très-piquant de Yidal de Bezandun , troubadour qui vivait dans
la seconde moitié du xiii'= siècle. C'est l'histoire, peut-être vraie
au fond , d'un seigneur catalan , d'humeur très-jalouse , et qui
prend une femme , la plus belle , la plus aimable , la plus sage
du monde. Cette femme est disposée d'abord à l'aimer plus
qu'il ne mérite ; luais à la fin , piquée de se voir l'objet de
soupçons injurieux, elle se venge en écoutant un des nombreux
chevaliers qui lui font la cour , et se conduit si adroitement ,
qu'elle fait rouer son mari de coups par ses propres domes-
tiques , dans un moment critique où celui-ci s'était flatté de la
surprendre.
Un autre fabliau à tous égards plus intéressant encore que
celui-là , mais dont on n'a qu'un fragment , est attribué à Pierre
Vidal de Toulouse , l'un des troubadours célèbres de la seconde
moitié du xn'= siècle. C'est un récit allégorique , ou pour mieux
dire , mythologique , dans lequel l'auteur a mis en scène , et
décrit avec le plus grand détail les êtres fantastiques dans les-
quels les troubadours avaient personnifié leurs idées d'amour et
de galanterie. — Car, suivant un penchant naturel à l'humanité ,
l5?. REVUE DES DEUX MONDES.
ces poètes avaient traduit leurs doctrines en une sorte de mytho-
logie qui en était l'expression symbolique.
Une notion plus détaillée de ces contes ou fragmens de contes
serait ici liors de place , je ne voulais qu'en noter l'existence ; je
me contenterai, pour ine rapprocher de mon objet, d'ajouter
que l'élégance singulière , la légèreté , la grâce et la facilité mélo-
dieuse de ces petites compositions supposent nécessairement une
longue culture du genre auquel elles se rapportent.
Je pourrais me dispenser de citer un fait général et abstrait ,
en preuve d'une opinion que je viens d'établir sur des faits spé-
ciaux. Toutefois, ne sachant bien s'il peut y avoir des raisons
superflues contre des erreurs accréditées et invétérées , je citerai
aussi le fait dont je veux parler, d'autant mieux qu'il est par lui-
même d'un certain intérêt pour l'histoire de la littérature pro-
vençale.
Les petits contes galans , folâtres ou sérieux , étaient si bien
un des genres ordinaires de la poésie provençale des xii" et xiii*^
siècles , que les poètes qui les cultivaient formaient une classe à
part , distinguée par vin nom particulier des troubadours pi'opre-
meiit dits. Dans son acception rigoureuse, ce mot de trouba-
dour ( trohaire en provençal ) ne désignait que les poètes adon-
nés aux genres lyriques , et plus strictement ceux d'entre eux
qui composaient des chants d'amour. Quant aux poètes adon-
nés à la composition de petites pièces de forme narrative, on
leur donnait un nom équivalent à celui de noiwellislcs. C'est ce
qui résulte clairement d'une courte notice sur un poète proven-
çal assez obscur, nommé Elias Fonsalada de Bergerac, en Péri-
gord , qui fut , dit son vieux biographe , non pas un bon trouba-
dour {trohaire) , mais un {bon) faiseur de nouvelles {noellaire).
Après des preuves si diverses et si directes de la culture des
genres de poésie narrative par les troubadours, j'éprouve une
sorte d'embarras d'en avoir encore une à rapporter. Ce qui me
rassure un peu, c'est qu'elle est frappante et n'est pas longue.
J'ai déjà parlé des jongleurs, ou chanteurs ambulans des com-
positions poétiques des troubadours. Tout ce qu'un trouljadour
pouvait faire, un jongleur devait le chanter ou réciter en public.
ROMANS PROVENÇAUX. I 53
Ce que l'on sait de la variété des fonctions et des attributions du
jongleur est donc une donnée certaine pour évaluer la diversité
des compositions du troubadour. Or, il y a dans la poésie pro-
vençale diverses pièces et une multitude de passages isolés qui
constatent qvie la récitation de romans et de maintes autres com-
positions du genre narratif" était dans les attributions du jon-
gleur , et faisait une partie essentielle de son art. De tous ces
passages , je n'en citerai qu'un seul , qui a le double mérite d'être
court et précis. Je le tire d'une pièce de ce même Vidal de Be-
zandun, dont j'ai parlé plus baut, et cette pièce est une espèce
d'instruction ou de leçon en forme que Vidal est censé donner à
un jongleur qui, en se présentant à lui, s'est annoncé dans les
termes suivans :
u Je suis un bomme adonné à la jonglerie du chant, et je sais
« dire et conter des romans , maintes nouvelles et d'autres contes
« bons et gracieux répandus en tous lieux , aussi bien que des
« vers et des chansons d'amour de Giraud de Borneilh et d'au-
« très. »
Vous le voyez , s'il était vrai que les troubadours n'eussent été
pour rien dans la création et la culture de l'épopée chevaleresque,
ce ne serait du moins pas faute d'avoir connu , aimé et cultivé
beaucoup d'autres genres de narration et de fiction poétiques.
SEPTIEME XEÇON.
]a(î)EîûB^ îPia(D^yisB(|iiisi«
Je crois avoir prouvé maintenant qu'à dater du ix"^ siècle ^
époque à laquelle remontent les premiers essais de leur littéra-
ture, jusqu'à la période des troubadours inclusivement, les po-*
pulations provençales eurent des compositions narratives , des
romans épiques de divers genres. Il me faut maintenant aborder
la question plus restreinte , plus spéciale , et par là même plus
importante et plus scabreuse , dont celle déjà résolue n'était que
le préliminaire : il me faut prouver ce que je n'ai fait encore
qu'affirmer , que les Provençaux ont eu part à l'invention et à la
culture des romans épiques du cycle carlovingien et du cycle
breton.
Je suivrai , dans cette nouvelle discussion , le même ordre dans
lequel j'ai déjà parlé des romans chevaleresques. J'examinerai
l'influence provençale , d'abord sur ceux du cycle de Cliarlema-
gne , puis sur ceux du cycle breton; et, dans l'un et l'autre , je
suivrai les sous-divisions que j'y ai précédemment établies,
Ainsi, dans le cycle des romans carlovingiens , je considérerai,
en premier lieu, ceux qui ont rapport aux guerres des chrétiens
de la Gaule contre les Sarrasins ou les musulmans d'Espagne ; en
second lieu viendront ceux qui ont pour sujet des révoltes des
chefs de province contre les descendans de Charlemagne, ré-
voltes qui amenèrent la dislocation de la monarchie carlovin-
gienne.
Les premiers étant de beaucoup les plus nombreux , les ques-
ROMANS PKOVENÇAUX. l55
lions qui s'y lapportciU sont, naturellement les plus diHitiles
et les plus compliquées. Pour cberclier , autant qu'il est en moi ^
à les simplifier et aies préciser, je dois rappeler ici les divers
points de la grande fable liéroiquc qu'ils forment par leur liai-
son, leur suite et leur ensemble.
Les fictions les plus célèbres des romanciers carlovingiens ont
pour base quatre événemens , ou , pour mieux dire , quatre sé-
ries d'événemens capitaux :
1° L'enfance et la jeunesse de Charlemagne, dont les roman-
ciers et les poètes populaires s'emparèrent comme d'un tbème
mystérieux , qui leur était abandonné par les chroniqueurs , les-
quels n'en surent rien ou n'en voulurent rien dire ;
2° Des expéditions de tout point fabuleuses de Cbarlemagne
devenu roi , expéditions ayant pour objet la conquête des re-
liques de la passion de Jésus-Christ , d'abord sur les musulmans
de la Terre-Sainte , puis sur ceux de l'Espagne ;
3° L'expédition historicjue du même monarque contre ces
derniers , expédition terminée par le désastre fameux de Ronce-
vaux ;
4" Enfin , les guerres divei'ses à la suite desquelles les chré-
tiens de la Gaule conquirent sur les Sarrasins la Provence , la
Septimanie, Narbonne et la Catalogne ; guerres toutes attribuées,
par anachronisme , à Chailemagne et à Louis-le-Débonnaire.
Les romans dont les exploits des chrétiens dans ces der-
nières guerres ont fourni le sujet, ont été groupés ensemble, et
forment, dans le cycle général des romans carlovingiens, un
cycle particulier désigné par le nom de Guillaume-au-court-Nez.
Tous les héros de ce cycle ne composent qu'une seule et même
famille dont Aymeric de Narbonne est supposé le chef, et dont
Guillaume est le plus glorieux descendant.
Tel est , en résumé , le cercle dans lequel roulent les princi-
paux romans épiques carlovingiens encore aujourd'hui subsis-
tans , et dans l'invention et la culture desquels il s'agit de con-
stater l'intervention des Provençaux.
Il me faut , pour cela , revenir aux allusions fréquentes qu'ont
faites les troubadours , dans leurs chants lyriques , aux compo-
l56 REVUE DES DEUX MONDES.
sitions épiques qui foiinaient l'autre moitié de leur poésie. J'en
ai dé)à cité, et en grand nombre, qui constatent l'existence d'une
foule de compositions narratives de toute dimension et de tout
genre. Mais j'ai fait abstraction de beaucoup d'autres, et préci-
sément de celles qui prouvent qu'il y eut , en provençal , des ré-
cits romanesques sur tous les mêmes points de cette même fable
carlovingienne sur laquelle il existe encore des romans en vieux
français.
Je trouve au moins quinze troubadours qui ont fait mention
de romans provençaux sur les quatre séries d'événemens que j'ai
distingués tout à l'heure , comme thème des romans carlovin-
giens ; et chacun de ces quinze troubadours ayant fait plusieurs
fois allusion au même roman , ou une seule fois à plusieurs ro-
mans divers , il en résulte que la somme totale de ces allusions
est d'environ cinquante, et je ne les ai point toutes recueil-
lies ; je n'ai guère tenu compte c[ue de celles que j'ai rencontrées
un peu fortuitement , en cherchant autre chose .
De ces allusions , les unes , comme on doit s'y attendre , sont
vagues et fugitives , et il n'y a pas grand parti à en tirer pour l'his-
toire. On doit seulement en conclure que les romans auxquels
elles se rapportaient devaient être très-populaires et très-généra-
lement connus , puisque les plus légers indices suffisaient pour
les rappeler à l'imagination.
Mais plusieurs des allusions dont il s'agit sont , au contraire ,
assez précises et assez développées , pour constater que ceux des
romansi provençaux auxquels elles s'appliquaient , étaient , sinon
pour les détails et les accessoires , au moins pour l'ensemble et
le fond , tout-à-fait conformes à ceux que l'on a encore aujour-
d'hui sur les mêmes sujets.
Ainsi, par exemple, la fable singulière du séjour et des aven-
tures de Charlemagne encore adolescent à la cour de l'émir des
Arabes Andalousiens , est clairement indiquée dans le passage
suivant d'une chronique envers provençaux écrite vers 1220. C'est
un éloge de Charlemagne. « Lequel , dit le chroniqueur, vainquit
Aigolan , et enleva de la cour de Galafre , le courtois émir de la
terre d'Espagne, Galiane, la fdle du roi Bramant. » C'est là , e»
ROMANS PROVENÇAUX. 1 57
substance , l'histoire de la jeunesse de Charlemagne , développée
dans d'auties romans encore aujourd'hui existans, et Tindice
positif d'un roman provençal construit sur les mêmes données.
Je ne trouve , dans les poètes provençaux , qu'une ou deux al-
lusions rapides à l'expédition supposée de Charlemagne , contre
le géant Ferabras , pour reconquérir les reliques de la passion ,
que ce formidable géant sarrasin avait enlevées de Rome. Mais,
sur ce point , nous avons mieux que des allusions ; nous avons le
roman même, ou l'un des romans auxquels ces allusions se rap-
portent.
Quant aux passages des troubadours relatifs à la déroute de
Roncevaux , à la mort de Roland et des onze autres paladins , ils
sont nombreux , et tous plus ou moins expressifs. — Les uns ,
bien que fugitifs , ont quelque chose de solennel ou de passionné
fjui atteste tout à la fois et la renommée de l'événement, et la
grande popularité des romans auxquels il avait donné lieu.
D'autres, plus détaillés , retracent les principales circonstances
du fait, et font voir par là que les romanciers provençaux
avaient eu, pour matière de leurs récits , les mêmes fictions elles
mêmes traditions que les romanciers français.
Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de citer quelques-uns
de ces passages , tant des plus énergiques et des plus vifs , que des
plus circonstanciés. On jugera mieux par-là de leur caractère et
de leur portée.
« Chevaliers , souvenez-vous de Roland , qui fut vendu pour
de viles pièces de monnoie , » s'écrie Gavaudan-le-Vieux , trou-
l)adonr, auteur de quelques pièces remarquables.
Pierre Cardinal , le plus élégant et le plus ingénieux des trou-
badours satiriques , a rai3proché la trahison de Ganelon et celle
de Judas. — « Tous les deux , dit-il , trahirent en vendant: l'un
vendit le Christ, l'autre les paladins. »
Giraud de Cabroiras , dans une pièce très-curieuse , qui est une
instruction adressée à son jongleur , et dans laquelle il cite une
multitude de romans, grands et petits , que tout jongleur devait
être en état de réciter , poui' être réputé habile , parle aussi d'un
roman qu'il tiésigiie par le titre des grands gestes, ou de la grande
TOME vni. I I
]58 REVUE DES DEUX MONDES.
histoire de Charles , et dont il indique rapidement , en ces termes,
les circonstances principales : « (Là est laconté) comment Charles,
par sa valeur , entra de foice en Espagne ; comment , à Ronce-
vaux , les XII compagnons frappèrent force coups mortels , et pé-
rirent ensuite, injustement livrés par Ganelon le traître à l'émir
( d'Espagne ) et au bon roi Marsile. »
C'est là un résumé aussi fidèle qu'il peut l'être en si peu de
lignes, du roman français de Roncevaux.
Il me reste à signaler les allusions faites par les troubadours
aux compositions romanesques de leur littérature ayant pour su-
jet les exploits d'Aymeric de Narbonne et de Guillaume-au-court-
Nez contre les Sarrasins d'Espagne.
Il n'y a rien de particulier à en dire : il en est de celles-là
comme des précédentes. Elles sont assez nombreuses , assez va-
riées , assez précises , pour démontrer les plus grands rapports
entre les romans provençaux auxquels elles s'appliquaient , et
les romans français que nous connaissons sur les mêmes person-
nages. Elles témoignent hautement qu'Aymeric de Narbonne,
Arnaut de Berlande et surtout Guillaume-au-court-Nez furent
pour tout le midi de la France des héros presqu' aussi populai-
res que Roland lui-même. Il y est question du siège d'Orange
par les Sarrasins , de tout ce que le preux Guillaume eut à souf-
frir durant ce siège, du secours qu'il fut obligé d'aller deman-
der à Louis-le-Débonnaire , et à la tête duquel il revint battre
les infidèles ; en un mot , de tout ce qu'il y a de plus important
et de plus longuement développé dans le roman français de
Guillaume-au-court-Nez.
Personne, je le présume, ne se figurera que les romans aux-
quels les troubadours songeaient dans ces allusions , fussent des
romans français, ou en tout autre langue que le provençal : l'hy-
pothèse serait par trop aventurée. Les populations, les classes aux-
quelles s'adressaient les pièces de poésie qui contiennent ces al-
lusions , n'avaient , aux époques dont il s'agit , aucune connais-
sance du français , ni le moindre motif de le savoir. Ce serait
un fait inoui , inconcevable , que des allusions si fréquentes , si
familières , se rapportassent à des compositions en une autre langue
KOMANS PROVENÇAUX. \ 5q
t't d'une autre littérature que celles même auxquelles appar-
tenaient les chants lyriques où elles se rencontrent, et où elles
ligurent comme un accessoire, comme un ornement convenu.
Les romans dont ces allusions supposent et prouvent l'existence,
étaient indubitablement des romans en provençal, aussi bien que
tant d'autres dont j'ai déjà parlé , qui ont donné lieu à des allu-
sions de tout point semblables, et dont on ne peut douter qu'ils
ne fussent bien provençaux , la littérature provençale étant la
seule qui offre des vestiges de leur existence et de leur ancienne
renommée.
Je n'insiste pas davantage sur la réfutation directe d'une hy-
pothèse désespérée. Parmi les raisons et les faits qui vont suivre,
il n'y en aura pas un seul qui ne soit une démonstration nouvelle
de l'impossibilité d'une telle hypothèse.
Je reviens donc aux allusions citées des troubadours à des ro-
mans provençaux sur les guerres des chrétiens de la Gaule avec
les Sarrasins d'Espagne, pour essayer d'en préciser les résul-
lats historiques.
Les romans provençaux dont il s'agit pouvaient différer, par
les détails , par les accessoires , des romans français ou autres
aujourd'liui existans sur les mêmes sujets. Mais , par tout ce qu'il
y a de plus significatif dans les allusions citées , il est constaté
que les romans correspondans des deux langues reposaient sur le
mêjne fond , sur les mêmes données traditionnelles , historiques
ou fabuleuses ; que , dans les unes et dans les autres , les mêmes
actions et le même caractère étaient atti'ibués aux mêmes person-
nages; en un mot, qu'il ne poiivait guère y avoir , entre les uns
et les autres , que des variétés de rédaction.
Il y a donc ici une chose évidente : c'est que d'ouvrages ap-
partenant à deux littératures différentes , et ayant de tels rap-
ports entre eux , les uns devaient être les originaux, les modèles ;
les autres des imitations , des traductions. Mais lesquels, des ro-
mans provençaux ou des français, étaient les originaux , lesquels
étaient les copies ? \oilà la question importante.
Je suppose un moment cju'il n'y ait, pour résoudre cette ques-
tion , que des raisons générales de vraisemblance, raisons qui ,
iGo REVUE DES DEUX MONDES.
dans une question obscure et difficile, comme celle qui nous
occupe , ne sont pas tout-à-fait sans importance , et voyons en fa-
veur de qui , des Français ou des Provençaux , seraient ici ces
raisons.
Les populations de langue provençale ayant toujours été plus
directement intéressées que les Français aux guerres avec les
Arabes, y ayant toujours joué un plus p,rand rôle, chez leciuel
de ces deux peuples était-il le plus naturel que les traditions re-
latives à ces guerres devinssent un tlième de poésie ?
Les Provençaux eurent des compositions romanesques où les
Arabes d'Espagne étaient rais en scène , ils célébrèrent la pre-
mière expédition chrétienne contre les musulmans de Syrie, et
tout cela , à des époques où l'on ne voit encore , chez les Fran-
çais, rien qui puisse passer pour l'ombre ou le germe d'une lit-
térature.— Cela étant, auxquels, des Français ou des Proven-
çaux , y a-t-il plus de vraisemblance historique à attribuer l'in-
vention de compositions romanesques sur la lutte des chrétiens
de la Gaule avec les musulmans d'outre les Pyrénées ?
Enfin , pour abréger un peu , à l'époque à laquelle appartien-
nent les romans français du cycle carlovingien , les Français
avaient pris des Provençaux tout le système de leur poésie ly-
rique; ils en avaient tout adopté, les formes, le langage et les
idées. Gela reconnu , lequel des deux partis est le plus historique ,
le plus rationnel , de supposer que celui de deux peuples qui
avait devancé l'autre dans la carrière de la poésie , qui lui en
avait donné les types lyriques , lui en donna de même les types
épicpes ; ou de croire que les Provençaux , originaux et maîtres
dans un genre, furent, dans l'autre, copistes et imitateurs ser-
viles ?
Les faits précédens excluent rigoureusement cette dernière
hypothèse : nous avons trouvé chez les Provençaux diverses
compositions romanesques antérieures aux romans du cycle car-
lovingien , et qu'il n'y a ni moyen , ni prétexte de prendre pour
autre chose que pour un produit original , pour un dévelop-
pement spontané de la poésie provençale.
Il serait facile de donner plus de poids à ces raisons gêné-
KOMANS PROVENÇAUX. l6l
vales en les dévelop])ant davantage ; mais j'aime mieux essayer
d'en trouver de plus spéciales.
L'âge compaié des ronmns provençaux et français du cycle
carlovingien , si on le connaissait avec une certaine précision ,
donnerait la solution de la question établie. Malheureusement
on ne le sait ni des uns ni des autres. Il y a cependant des
motifs réels de regarder les provençaux comme les plus an-
ciens.
Parmi les divers troubadours qui y ont fait allusion , comme
nous avons vu , les cinq plus anciens soii»t Bertrand de Born ,
Arnaud Daniel , Raymbaud de Vaqvieiras , Airaeric de Pegul-
han et Gavaudan-le- Vieux. Ces cinq troubadours mourureiit ,
les uns avant la fin du xii*" siècle, les autres dans les dix ou
quinze premières années du xii^'. Presque toutes les pièces que
l'on a d'eux appartiennent au xii"^ siècle , et quelques-unes re-
montent , selon toute apparence , assez haut vers son milieu.
Or, ces pièces renfermant les allusions citées, elles en mar-
quent ainsi la date, sinon précise, du moins approximative. J'ai
la conviction de les faire plutôt trop récentes que trop anciennes
en les renfermant dans l'intervalle de 1 190 à 1200.
Mais les romans auxquels se rapportaient ces allusions étaient
nécessairement encore plus anciens. Il leur avait fallu un cer-
tain laps de temps pour acquérir la célébrité , en c|uelqp.ie sorte
proverbiale, dont ces allusions étaient la suite et la preuve. Je
supposerai ce laps de quinze à vingt ans, et c'est, ce me semble,
le faire aussi court que possible. Il y avait donc au moins quel-
cjues-uns des romans provençaux du cycle carlovingien dont la
composition devait remonter à 11 70.
Or , il est extrêmement douteux qu'à cette époque il y eût
déjà en français , je ne dis pas des compositions en vers , il y en
avait indubitablement , mais des compositions poétiques , des
chants d'amour et de bravoure chevaleresque, formant, par leurs
rapports et dans leur ensemble , un système de poésie. Chrétien
de Troies est le premier poète français dont on puisse rattacher
les ouvrages à des dates approximatives. Or, rien n'autorise à
en faire remonter aucun aussi haut que 1J70. D'ailleurs, les
j62 ni'.VtlE DES DEUX MO^fDES.
fît-on tous remonter à cette dernière époque ou plus liaut en-
core , ces ouvrages de Chrétien , loin de prouver l'initiative des
Français dans le genre épique , prouveraient bien plutôt et beau-
coup mieux celle des Provençaux. En effet, dans le roman
épique comme dans les cliants lyriques , il est certain , et il
serait facile de prouver , que Chrétien a subi l'influence des
troubadours , et n'a été , en plusieurs choses , que leur imita-
teur.
Les conjectures que l'on peut faire sur les époques respectives
des romans provençaux et français du cycle carlovingien favori-
sent donc l'opinion de l'antériorité et de l'originalité des pre-
miers. Mais il y a , dans la substance même et dans divers traits
de ces romans , d'autres raisons et des raisons plus intimes et plus
directes encore en faveur de leur origine provençale. J'en ai déjà
indiqué rapidement c|uelques-unes : j'y reviendrai ici d'une ma-
nière plus formelle.
J'ai parlé à plusieurs reprises de cette expédition fabuleuse
de Charlemagne en Espagne , entreprise dans la vue de recon-
quérir les reliques de la passion , que le géant Ferabras , fils de
l'émir arabe de l'Espagne, avait enlevées de Rome; et j'ai dit
tout à l'heure que l'on avait encoi'e, sur ce sujet, un roman
provençal, l'un de ceux que je dois vous faire connaître par la
suite. J'ajouterai ici que ce roman existe aussi en français : or, il
n'y a pas lieu de douter qu'il ne soit une version, je dirais piesque
un calque du premier; et là-dessus du moins, sur ce point par-
ticulier du cycle carlovingien , l'originalité du romancier pro-
vençal relativement au français peut être établie d'une manière
positive.
Mais il n'est pas , à beaucoup piès , si aisé de constater l'in-
fluence que peuvent et doivent avoir eue les romans carlovin-
giens provençaux aujourd'hui perdus sur les romans français du
même cycle encore subsistans. S'il est possible de reconnaître
l'origine provençale de ces derniers , ce n'est qu'autant qu'ils en
renferment en eux-mêmes des signes et des vestiges. Or, ces ves-
tiges ne sauraient être bien faciles à découvrir dans des ouvrages
de la nature de ceux dont il s'agit , c'est-à-dire dans des ouvrages
ROMANS PROVENÇAUX. 1 63
où le cosluine , la j^éoyrapliie et l'histoire sont violés avec une
licence souvent si gratuite , qu'elle a l'air d'être volontaire et
systématique .
Toutefois la chose n'est pas impossible. Il y a, par exemple ,
dans les romans français du cycle particulier de Guillaume-au-
court-Nez, des particularités qui témoignent clairement qu'ils
ont dû être , pour la plupart , primitivement composés dans le
midi et en provençal. Un aperçu de l'histoire de ces romans , si
incomplet qu'il doive être , tient de si près à la question pré-
sente, qu'il me paraît devoir l'éclaircir un peu.
Guillaume , surnommé le Pieux , fut , comme vous le savez
tous, un ancien chef, probablement de race franke , auquel
Charlemagne donna le commandement militaire du royaume
d'Aquitaine, en 783, dans un moment où ce royaume était
fortement menacé , d'un côté par les Arabes , de l'autre par les
populations basques, vraisemblablement alors alliées avec les
Arabes. Guillaume justifia {es espérances de Charlemagne et se
conduisit en héros. Il repoussa ou contint les Basques dans les
Pyrénées. Il perdit, il est vrai, contre les Arabes, la sanglante
bataille d'Orbiek , près de Narbonue ; mais il en eut plus tard
mainte revanche glorieuse , et finit par porter les armes aqui-
taines au-delà des Pyrénées. Il prit, à la suite d'un siège mé-
morable , l'importante ville de Barcelonne , dont la conquête
devait entraîner celle de la Catalogne entière.
Dans le cours rapide de ces guerres avec les Arabes, Guil-
laume se fit une renommée populaire de bravoure , et fut célébré
par toutes les populations voisines des Pyrénées , comme le
héros et le sauveur du pays. Cependant, bientôt dégoûté de la
gloire et du monde, il se retira, en 8o5, dans un désert des
Cévermes , où il fonda un monastère qui prit son nom , et dans
lequel il mourut , sous l'habit de moine , on ne sait bien à
quelle époque.
Les populations du midi composèrent sur les exploits, les
fatigues, les traverses et la retraite pieuse de ce brave chef, di-
vers chants épiques qui se conservèrent long-temps par tradition,
et qui, comme tous les chants de cette espèce, de vaguement
l64 REVUE DES DEUX MONDES.
et largement historiques qu'ils devaient être d'abord , devinrent
de plus en plus romanesques et fabuleux.
Ce n'est que par une sorte d'accident heureux pour l'histoire
de l'épopée cailovingienne , et plus strictement de l'épopée pio-
vençale , que l'on a des notions positives sur l'existence de ces
chants. C'est uu moine du monastère de Saint-Guillaume qui
en a parlé en termes formels , bien qu'un peu paraphrasés , dans
une vie latine de Guillaume-le-Pieux.
« Quelle est , dit l'agiographe , quelle est la danse de jeunes
« gens , l'assemblée de gens du peuple , ou d'hommes de guerre
« et de nobles , quelle est la vigile de sainte fête où l'on n'en-
« tende pas chanter doucement et en paroles modulées quel et
« combien grand fut Guillaume ? avec quelle gloire il servit
'<■ l'empereur Charles ? quelles victoires il remporta sur les infi-
« dèles , tout ce qu'il en souffrit, tout ce qu'il leur rendit ? »
Il était difficile de mieux attester la popularité des chants
épiques auxquels les exploits de Guillaume donnèrent lieu dans
les contrées qui en furent le théâtre. Quant à la date de ce témoi-
gnage , date qui implique celle des chants auxquels ils se rap-
porte, c'est une question plus douteuse. Une seule chose est
certaine , c'est que la biographie dont ce passage fait partie , est
antérieure au xi" siècle : elle est donc au moins du x'' : c'est donc
aussi l'âge des chants dont elle fait mention.
Oii s'aperçoit bien vite , en parcourant cette biographie , que
son auteur en avait emprunté plusieurs traits de ces mêmes chants
populaires dont il signale l'existence. Ainsi, par exemple, il sup-
pose tout le midi de la Gaule , la Provence et la Septimanie oc-
cupées pai- les Arabes , sous le commandement d'un émir , assez
étrangement nommé Thibaut. Il fait résider ce chef à Orange;
il fait assiéger et prendre cette ville par Guillaume. Tous ces faits,
inconnus aux historiens , sont longuement développés dans le ro-
man de Guillaume-au-court-Nez. Ils en font la base.
Or , les chants épiques , ces chants du x« siècle , dont ces faits
avaient été tirés , étaient indubitablement d'origine méridionale:
leur sujet , leur objet le disent assez, et le moine de St.-Guillem
l'altcslc. On ne petit donc guère douter que du moins les données
ROMANS PROVENÇAUX. 1 65
rondamentales , les matériaux primitifs du roman de Guillaumo-
au-court-Nez ne soient provençaux.
Maintenant, ce roman de Cluillaïune, tel qu'il existe aujour-
d'hui en français , présente une singularité que j'ai déjà notée
en passant, mais sur laquelle il importe de revenir d'une manière
plus expresse. A une époque qu'il ne s'agit pas encore de déter-
miner, toutes les traditions poétiques , tous les cliants épiques
sur les exploits du duc Guillaume-le-Pieux, ont été amalgamés avec
d'autres traditions , enveloppés et comme fondus dans d'autres
chants populaires , dans d'autres fables romanesques , relatifs à
d'autres incidens des guerres du midi contre les Arabes , relatifs
à la conquête de la Septimanie et de Narbonne. Cette conquête a
été attribuée à un comte , à un paladin du nom d'Aymeric , dont
on a fait la souche d'une nombreuse lignée de héros qui se si-
gnalent tous par de grands exploits contre les Sarrasins. On a fait
de Guillaume-le-Pieux un des fils de ce comte Aymeric : on lui a
donné pour frère le fameux Gérard de Roussillon. En un mot,
les personnages romanesques les plus célèbres du cycle carlovin-
gien ont été groupés autour d'Aymeric de Narbonne , comme ses
proches ou ses descendans ; toutes leurs prouesses ont été ratta-
chées aux siennes , et toutes les guerres postérieures à la con-
quête de Narbonne ont été considérées comme le complément
ou comme des épisodes de cette conquête. — Il ne faut pas
oublier de noter que cet Aymeric du roman de Guillaume-au-
court-Nez meurt de blessures reçues dans une grande bataille
contre les Sarrasins.
Il ne s'agit pas d'examiner ici jusqu'à quel point a été in-
génieuse ou heureuse cette tentative pour coordonner , dans un
seul et même ensemble , toutes les traditions poétiques , toutes les
fables romanesques relatives aux guerres des chrétiens de la Gaule
contre les Arabes d'Espagne. Je me borne à observer que cette
tentative était tout-à-fait dans la nature des choses , et l'on peut
être sur qu'elle ne fut faite que dans un pays où il y avait déjà
beaucoup de chants ou de romans épiques détachés sur les divers
incidens de l'événement général auquel ces chants et ces ro-
mans se rapportaient tous. Il n'est donc pas indifférent , dans la
lfir> REVUE DES DEUX MONDES.
question actuelle , de savoir où a été faite la tentative dont il s'agit :
si c'a été dans le noi'd ou dans le midi. Or, c'est sur quoi il
ne peut y avoir beaucoup d'incertitude.
Ce n'est pas sans motif que le nom d'Aymeric de Narbonne a
été donné à ce père prétendu de Guillaume-le-Pieux , à ce chef
imaginaire de toute la glorieuse lignée de héros chrétiens vain-
queurs des Maures. Plus l'application de ce nom était arbitraire ,
fausse et bizarre , et plus il est évident qu'elle avait un motif
privé et local. Nul doute que le romancier qui hasardait ce bap-
tême romanesque , n'eût en vue par là de flatter la vanité et de
rehausser la gloire des seigneurs de la maison de Narbonne. Il
y eut une multitude de romans chevaleresques inspirés par le
même motif, c'est un fait auquel j'ai déjà touché ailleurs, et
dont il serait aisé de donner beaucoup de preuves.
Cela étant , les époques où l'on trouve , dans la maison de
Narbonne , des seigneurs du nom d'Aymeric , doivent fournir des
données pour découvrir celle où ce nom fut employé comme une
espèce de lien poétique , pour unir et rapprocher des traditions ,
des fables romanesques jusque-là détachées.
Il y a deux Aymeric , que le romancier , auteur de cette fic-
tion, peut également avoir eu en vue. L'un est Aymeric I", déjà
vicomte de Narbonne en 107 i , et qui de i io3 à i io4 alla guer-
royer en Terre-Sainte, et y mourut au bout d'un ou de deux ans.
Aymeric II , son fils , lui succéda , et fut tué en 1 1 34 , en Cata-
logne , dans la sanglante bataille de Fraga, gagnée par les Arabes
sur les chrétiens.
Ce fut la fille d'Aymeric II qui lui succéda , cette même Er-
mengarde , célèbre dans l'histoire de la poésie provençale , et
dont la cour fut fréquentée par les troubadours les plus renom-
més du xii^ siècle. Tout autorise ou oblige à croire que ce fut
quelqu'un de ces troubadours qui , pour flatter Ermengarde , et
célébrer la gloire de son père et de son aïeul , morts tous les deux
en combattant les infidèles , donna leur nom à un premier con-
quérant de Narbonne , chef supposé de leur race, et vanta ainsi
leur bravoure et leurs exploits , dans la bravoure et les exploits
de ce dernier.
ROMANS PUOVENÇAUX. 167
Ainsi donc , ce n'est pas seulement le fond primitif du roman
actuel de Guillaïune-au-court-Nez, qui doit être réputé provençal,
c'est ce qu'il y a de plus caxactéristique dans sa composition ;
c'est la fiction qui lui donne une sorte d'unité , en en rapprochant
tous les personnages , en les faisant tous membres d'une seule et
même famille.
Ce n'est pas tout, et j'ajouterai qu'en dépit de toutes les mo-
difications , de toutes les altérations qu'il a dii subir pour arri-
ver à sa forme actuelle , ce même roman présente encore , dans
ses diverses parties , beaucoup de particularités qui confirment
les preuves générales de son origine provençale. Ainsi, par exeni-
ple , beaucoup de noms de lieux ou de personnes , qui sont si-
gnificatifs et forges , ont été évidemment forgés en provençal.
Il y a aussi çà et là , dans ce roman , à travers beaucoup de
géographie imaginaire et fabuleuse , comme dans toutes les com-
positions du même genre, quelques descriptions de lieux si
exactes , ou circonstanciées de telle sorte , qu'elles n'ont pu être
tracées que d'après nature et par des hommes qui avaient vu les
objets dont ils parlaient. Telles sont , par exemple , les descrip-
tions de Nîmes , d'Orange et de plusieurs localités voisines.
Enfin , on trouve , dans ce même roman , des incidens qui ne
sont que l'amplification de traits historiques connus de la cour-
toisie et des mœurs chevaleresques du midi. Un passage remar-
quable en ce genre est celui qui a rapport au mariage d'Ay-
meric de Narbonne avec une princesse , fille de Didier , roi des
Lombards ( à laquelle , par parenthèse , le romancier a donné le
nom d'Ermengarde). — Aymeric l'envoie demander à Pavie, par
une députa tion de ses plus braves chevaliers. Tout se passe selon
ses vœux , et la belle Ermengarde lui est accordée pour femme.
Mais la mission des chevaliers n'en a pas moins été un moment
sur le point de tourner fort mal : il y a eu entre eux et le roi de
Pavie un démêlé des plus étranges.
Le roi , pour faire preuve de magnificence et de générosité en-
vers les députés d'Aymeric , veut les conraicr richement , c'est-à-
dire leur fournir gratis tout ce qui peut leur être nécessaire ou
agréable. Mais, dans les mœurs provençales, ce qu'il était beau
l68 REVUE DES DEUX MONDES.
et chevaleresque d'offrir , il était beau et chevaleresque de le re-
fuser. Les chevaliers d'Aymeric déclarent donc qu'ils sont tous
de riches et puissans barons , et n'ont que faire de l'hospitalité
du roi. Le roi est piqué du refus ; mais il ne se tient pas pour
battu , il essaie de contraindre les chevaliers à accepter ses offres,
et voilà entre eux et lui une guerre d'un genre tout nouveau.
Il fait assembler les marchands de Pavie , et leur ordonne de
vendre toute chose à si haut prix , que les chevaliers étrangers,
n'y pouvant atteindre , soient réduits à tout accepter du roi. Les
marchands ne se le font pas dire deux fois : ils se mettent à ven-
dre leurs denrées à des prix extravagans. Mais les chevaliers
achètent et paient tout , sans daigner seulement prendre garde
que tout est un peu cher.
Le roi , de plus en plus blessé , fait alors publier dans Pavie
une défense rigoureuse de vendre à aucun prix aux chevaliers
d'Aymeric du bois pour leur cuisine. — Pour le coup , ceux-ci
sont un peu embarrassés. — Ils mangeraient bien de la chair crue,
plutôt que d'accepter la table du roi ; mais ils ont peur qu'une
telle action ne leur soit reprochée comme une action de sauvages.
Un des chevaliers propose d'aller tuer le roi au milieu de sa
cour. — Mais cet avis paraissant un peu hasardeux , ou du moins
prématuré , un autre en ouvre un meilleur qui est adopté. Les
chevaliers achètent un tas prodigieux de noix et de tasses , de
vases de bois de toute espèce ; ils font de tout cela un feu de cui-
sine à brûler tout Pavie , et continuent à faire si bonne chère ,
qu'ils finissent par affamer la ville. Le roi est forcé de s'avouer
vaincu ; et plein d'admiration pour les vainqueurs , il n'a dès ce
moment plus rien à leur refuser.
Je le répète , ces luttes de fierté , d'orgueil et d'ostentation de
magnificence étaient dans les mœurs provençales ; et le trait du
roman d'Aymeric qui vient d'être cité , n'est que la paraphrase
pure et simple d'une aventure racontée par le prieur du Yigeois ,
dans sa chronique , comme ayant eu lieu entre un vicomte de
Limoges et le fameux Guillaume VIII , comte de Poitiers. Or,
c'est dans les pays où elle était arrivée , et dans les mœurs des-
quels elle était , qu'une pareille aventure ilut naturellement en-
ROMANS PROVENÇAUX. I 6g
trer dans la poésie romanesque : il y a une invraisemblance
manifeste à la supposer racontée , pour la première fois , dans un
roman français.
Je ne pousserai pas plus loin ces sortes de preuves : il faudrait,
pour leur donner toute l'autorité dont elles sont susceptibles , en-
trer dans la discussion minutieuse de beaucoup de particularités
sur lesquelles je pourrai revenir plus convenablement, quand
j'en serai à l'analyse même des ouvrages où elles se font remar-
quer. Il me suffit de les avoir présentées ici d'une manière géné-
rale.
Maintenant, je reviens à l'hypothèse dans laquelle j'ai raisonné
et discuté jusqu'à présent , pour la rectifier un peu; car elle est
susceptible de l'être et en a besoin. Dans les limites où je l'ai
prise , elle ne serait point assez favorable à l'opinion que je tiens
pour la vérité. En effet , j'ai eu l'air de supposer jusqu'ici que
les Provençaux n'avaient eu , sur les guerres des chrétiens de la
Gaule avec les Arabes d'Espagne , que des romans , les mêmes ,
au moins pour le fond, que les romans français encore aujour-
d'hui existans sur les mêmes sujets. J'ai paru admettre que ,
dans les deux littératures , le cycle de l'épopée carlovingienne
était resté circonscrit dans les mêmes limites , avait roulé sur les
mêmes argumens historiques , sur les mêmes fictions , sur les
mêmes traditions populaires.
Il n'en est point ainsi : le cycle de l'épopée carlovingienne
fut, en provençal, plus étendu et plus varié qu'en français. Il
comprenait divers romans auxquels on ne connaît point de pen-
dans en français , et dont il n'y a , par conséquent , pas lieu de
révoquer en doute l'originalité. Ainsi donc , en admettant, contre
toute vraisemblance et contre des faits positifs , que les Proven-
çaux n'eurent aucune part à la création de ceux des romans car-
lovingiens dont il a été question jusqu'à présent , il n'en serait
pas moins constaté cju'ils en eurent d'autres. Les historiens en ci-
tent plusieurs , tous divers de ceux dont il a été parlé , et qui tous
firent partie d'un cycle carlovingien provençal.
Il existe une chronique sommaire des comtes de Toulouse ,
écrite au xive siècle. C'est une maigre et sèche notice des princi-
inO Hr.Vlir. DKS DEUX MONDES.
paux événeinens de la vie de chaque comte , à commencer par
Torsinus , qui est un personnage fabulevix , et sur le compte du-
quel le chroniqueur n'a eu , par conséquent , que des fables à
titer. — Il nous apprend lui-même qu'il avait tiré ces fables d'un
livre des conquêtes de Charlemagne. Or, ce livre était un roman
dans lequel il était amplement raconté comment Charlemagne ,
repassant les Pyrénées , après avoir conquis toute l'Espagne, vint
conquérir successivement , en Gaule , les villes de Bayonne , de
Narbonne , et toute la Provence. Torsinus ayant été son plus glo-
rieux soutien dans toutes ses conquêtes , ce fut en récompense
de ces seivices qu'il reçut le comté de Toulouse , où il continua
à faire bravement la guerre aux Sarrasins.
Chaque seigneur féodal un peu puissant trouvait aisément un
romancier pour faire remonter son lignage jusqu'à quelqu'un de
ces vieux héros qui avaient pris des villes ou gagné des batailles
sur les Sarrasins. — Je ne sais quel romancier flattait ici le comte
de Toulouse de la même manière que d'autres flattèrent les sei-
gneurs de Narbonne.
Je dis d'autres , car le roman de Guillaume-au-court-Nez n'é-
tait pas le seul où fussent célébrées les prouesses de ce premier
Aymeric de Narbonne , le prétendu auxiliaire de Charlemagne
dans ses conquêtes sur les Sairasins. Le savant Cattel possédait
une copie et cite quelques vers d'un second roman sur les exploits
de ce même Aymeric , roman qui avait été composé en 1212, par
un troubadour nommé Aubusson , de Gordon en Quercy.
Un troisième roman dont Aymeric est encore le héros , et qui
n'a rien de comnmn non plus avec celui de Guillaume-au-court-
Nez , c'est le roman de Philomena , qui subsiste encore dans le
texte provençal , et dans une version latine , récemment publiée
par le professeur Ciampi de Florence. Ce n'est qu'une plate lé-
fjende monacale, ayant pour sujet principal la fondation du mo-
nastère de la Grasse , près de Narbonne , et dans laquelle sont ra-
contés épisodiquement le siège de Narbonne et les batailles hvrées
par Charlemagne , durant ce siège , aux Sarrasins de la Septima-
nie et d'outre les Pyrénées.
Dans sa forme actuelle, ce roman ne remonte guère au-delà
ROMANS PROVKNÇAUX. 17I
du xiii" siècle. Mais il renferme diverses traditions historiques
qui semblent remonter Jusqu'à l'époque même de la domination
arabe en Septimanie. Il y est question , par exemple , d'émirs ou
de rois sarrasins de différentes villes de cette contrée , d'Uzès ,
de Nîmes , de Lodève , de Beziers , etc. , c'est-à-dire précisément
de toutes les villes où il est constaté que les dominateurs musul-
mans eurent des officiers civils et militaires. C'est à ma connais-
sance l'unique vestige qui existe, dans notre histoire , d'une statis-
tique de la Septimanie sous les Arabes.
Le président de Fontette cite , comme ayant appartenu à
M. de Galaup , noble Provençal qui avait formé un recueil inté-
ressant de curiosités littéraires , un roman épique , selon toute
apparence , beaucoup plus important que tous ceux dont je viens
de faire mention. Il roulait sur les guerres que Charlemagne était
supposé avoir faites contre les Arabes , en Provence , aux environs
d'Arles; et il paraît cjue l'un des principaux incidens de ces guerres
était le siège d'une ville de Fretta , fameuse dans les romans car-
lovingiens , et que l'on suppose être la même que celle de Saint-
Remy.
Enfin, les troubadours aussi font allusion à des romans épiques
en provençal , qui furent de même des extensions ou des variantes
de l'épopée carlovingienne. Ils font allusion , par exemple, à des
récits fabuleux sur la longue et dure captivité de Charlemagne en
Espagne.
Vous le voyez , et t'est un fait qu.'il n'y a pas moyen de mécon-
naître , le cycle de l'épopée carlovingienne a été plus large et plus
complexe dans la poésie provençale que dans la poésie française.
C'est dire, en d'autres termes, qu'il était plus original et plus an-
cien dans la première que dans celle-ci ; car c'est , en général ,
dans les contrées où les traditions et les fictions poétiques ont eu le
plus de développemens et de variantes, qu'il faut en chercher le
berceau.
Un fait particulier qui me paraît coïncider avec les faits litté-
raires , pour prouver que les romans héroïques du cycle carlo-
vingien furent plus répandus et plus populaires au midi qu'au
nord, c'est qu'il y eut, dans le premier, plus de monumens et
in2 REVUE DES DEUX MONDES.
de localités décorés des noms des héros de ces romans. Ce se-
rait une liste curieuse et assez longue , je crois , que celle des
tours, des cavernes, des rochers et des sites remarquables qui
portèrent, au moyen-âge, le nom de l'immortel paladin. Il n'y
eut pas jusqu'à des portions dé mer auxquelles ce nom ne fût
donné. Au douzième et au treizième siècle , par exemple , le golfe
de Lyon fut appelé la mer de Roland.
Et il ne faut pas croire que ce soit uniquement à dater de l'é-
poque des rouTans aujourd'hui connus sur le paladin , que l'on
trouve des localités remarquables illustrées de son nom. Le f;iil
remonte beaucoup plus haut ; il remonte à des temps où l'on peut
être sûr qu'il n'y avait guère sur Roland d'autres poésies que des
chants populaires fort simples et fort grossiers. Ainsi, par exem-
ple, dans un acte de donation de l'an 918, il est fait mention
d'un lieu nommé la roche de Roland ( roca orlanda , en latin
barbare) , dans le voisinage de Brioude , en Auvergne.
L'imposition de ces noms romanesques à des lieux , à des objets
que l'on vovdait signaler, est la preuve certaine de l'existence
d'une poésie populaire dans laquelle ces noms étaient célébrés .
C'était comme une traduction de cette même poésie dans une
langue plus solennelle et plus populaire encore que la sienne.
Dans tout ce que je viens de dire de l'influence des Provençaux
sur l'invention et la culture de l'épopée carlovingienne , j'ai eu
exclusivement en vue la portion de cette épopée qui roule sur les
guerres des clnétiens de la Gaule avec les Arabes d'Espagne. Je
n'ai point parlé de cette autre partie de la même épopée destinée à
célébrer les querelles des monarques carlovingiens avec leurs
chefs de province. Je n'ai point dit ce que les Provençaux avaient
fait ou pu faire pour celle-là. Mais là-dessus , je n'ai que peu de
mots à dire : il ne s'agit, pour moi , que d'appliquer rapidement
à ce côté de la question les faits précédemment établis , les obser-
vations déjà développées.
Et d'abord , quant au fait général sur lequel roulent les romans
épiques de cette seconde classe , c'est dans le midi qu'il se ma-
nifeste le plus tôt et avec le plus d'éclat. C'est là que se trouvent
les chefs entreprenans qui prennent les premiers les armes contre
ROMANS PROVENÇAUX. I-jS
leurs monarques. C'était donc aussi là que les entreprises et les
succès de ces chefs avaient naturellement le plus de chances de
devenir des thèmes d'épopée ; et tout annonce que la chose se
passa en effet de la sorte.
Les principaux romans carlovingiens de cette seconde classe
sont ceux de Gérard de Vienne ou de Roussillon , ceux d'Elie
de St-Gilles et de son fils Aiol, ceux de Renaud de Montauban
ou des quatre fils Aymon.
Or, les troubadours ont fait à tous ces divers romans des allu-
sions de la même nature et de la même valeur que celles qu'ils
ont prodigués à propos des romans sur les guerres des Sarrasins
et des chrétiens. Les nouvelles allusions dont il s'agit, sont des
mêmes troubadours que les autres , elles sont des mêmes dates :
elles assignent donc aux compositions auxquelles elles se rappor-
tent une ancienneté égale à celle des précédentes.
Enfin l'un des romans signalés par ces allusions , et l'un des
plus intéressans , existe encore dans son texte provençal ; c'est un
monument de plus pour justifier les allusions qui s'y rapportent
et par-là même toutes les allusions pareilles.
^A-OO-a
TOME VIII. 15-
HuxTinraz: IiEÇon.
ROMANS PROVENÇAUX.
Eu prouvant, comme je crois l'avoir fait, que les Provençaux
eurent des épopées originales sur les divers incidens historiques
ou fabuleux de la lutte des chrétiens des Gaules avec les Arabes
d'Espagne , je n'ai prouvé qu'une chose d'elle-même très-vrai-
semblable. Dès l'instant où il y avait dans la littérature de ces
peuples des épopées romanesques , il était parfaitement naturel
que quelques-unes au moins de ces épopées roulassent sur des
guerres importantes , et qui avaient été , durant près de deux
siècles , pour le midi , un motif constant d'inquiétudes religieuses
et politiques, et d'héroïques efforts.
Il n'en est plus de même quand il s'agit d'épopées dont le
sujet est ou a l'air d'être pris de l'histoire de quelques peu-
plades des Bretons insulaires du vi* siècle. — On ne découvre
pas si aisément quels motifs les populations méridionales de la
Gaule pouvaient avoir d'aller chercher des sujets de poésie roma-
nesque hors de chez elles , dans une histoire tout-à-fait étran-
gère à la leur, histoire qui n'avait d'ailleurs rien de frappant ,
rien de merveilleux , rien qui dût naturellement porter d'autres
peuples à s'en occuper, à la dénaturer par des fables. La natio-
nalité est, comme nous l'avons vu, une des conditions, un des
earactères de l'épopée primitive. Or, il n'y avait, pour les peu-
ples de langue provençale , rien de national dans les traditions
ROMANS PROVENÇAUX. I "J 5
historiques des Bretons insulaires , ni niême de ceux de la
Gaule.
Cette observation , je ne le dissimule point , est une difficulté
à résoudre dans l'histoire de l'épopée provençale. Mais ce n'est
point une difficulté insoluble , ni même aussi gi'ave qu'elle peut
le paraître au premier coup-d'œil. J'essaierai d'abord de constater
les faits , sans égard au plus ou moins de facilité qu'il peut y avoir
de les expliquer. La raison en fût-elle encore plus obscure, il
faudra bien les admettre, s'ils sont prouvés.
J'ai divisé les romans épiques de la Table ronde en deux
classes : la première , de ceux qui n'ont aucun rapport à l'histoire
du saint Graal ; la seconde, de ceux qui roulent sur cette histoire.
— Je suivrai cette division dans l'examen où je vais entrer de la
part qu'eurent les Provençaux à la composition des épopées de
la Table ronde , en commençant par celles de ces épopées qui ne
se rapportent point au saint Graal , et sont , selon toute appa-
rence , les plus anciennes de tout le cycle.
Pour préciser, autant que possible , l'objet de cette discussion,
je la bornei'ai d'abord à un point unique et spécial ; je la bor-
nerai à l'histoire d'un seul des romans de la Table ronde , mais
du plus célèbre de tous , et de l'un des plus anciens. Le résultat
de cette discussion particulière m'abrégera et me facilitera la
recherche d'un résultat plus général.
Le roman dont je veux parler est celui de Tristan. Il n'est pas
aisé aujourd'liui de se faire une idée du succès et de la renommée
<le cet ouvrage à l'époque de son apparition, et durant tout le
reste du moyen âge. — Il pénétra dans toutes les contrées de
l'Europe sans en excepter la Scandinavie et l'Islande : dans tou-
tes , il fut traduit , imité ou refait ; dans toutes , il fit les délices
de toutes les classes , mais particulièrement dés plus élevées ;
dans toutes , enfin , il fut pour les masses une source de chants
populaires. On ne citerait pas, depuis ce que l'on nomme la re-
naissance des lettres, une composition poétique qui ait eu la
même fortune.
Indépendamment des pures et sunples traductions de l'histoire
de Tristan , il y en a différentes versions , diverses rériactions qui
in& REVUE DES DEUX MONDES.
varient entre elles par les accessoires et les détails , mais roulant
toutes sur un même fond primitif , n'étant toutes que le déve-
loppement des mêmes situations principales.
Sans prétendre avoir fait un compte exact de ces différentes
rédactions , j'en puis indiquer sejit , dont les unes existent en-
core aujourd'hui en entier , tandis que l'on n'a des autres que
des fragmens plus ou moins longs. De ces rédactions soit entiè-
res, soit incomplètes, deux sont en prose et cinq en vers. Toutes
sont imprimées , les unes déjà dejDuis long - temps , les autres
depuis des époques récentes , de sorte qu'il n'y a aucune diffi-
culté particulière à se les procurer toutes pour les étudier et les
comparer. Voici, avant de passer outre, la liste de ces sept
différentes rédactions de la fable chevaleresc[ue de Tristan , avec
quelc|ues désignations suffisantes pour les distinguer entre elles.
I ° Une rédaction anglo - normande en prose , généralement
attribuée à Luce , seigneur de Gast , près de Salisbury .
2° Une abréviation allemande aussi en prose , qui parait avoir
eu pour base la rédaction précédente.
3° La rédaction en vers de Godefroy de Strasbourg , un des
minnesinger les plus distingués de son temps.
4° La rédaction écossaise de Thomas d'Erceldoim , en stances
symétriques de onze vers chacune.
Restent trois fragmens des trois autres rédactions en vers ,
toutes trois en français.
Deux de ces fragmens , dont le plus long est d'environ mille
vers , ont été tirés d'un manuscrit de M. Donce , savant Ecos-
sais, possesseur d'une bibliothèque riche en raretés.
Le troisième fragment , appartenant à une septième rédaction
du Tristan , a été publié d'après un manuscrit de la Bibliothèque
du roi , à Paris. — C'est le plus considérable des trois ; il a près
de quatre mille cincj cents vers.
Que ces sept diverses versions ou rédactions du roman de
Tristan ne soient pas les seules qui aient existé ou qui existent
]ieut-être encore , c'est ce cjue nous verrons mieux tout à l'heure.
Tenons-nous-en , pour le moment , aux sept que je viens d'in-
diquer. Aucune ne renferme en elle des particularités, des mar-
ROMANS PROVENÇAUX. inn
ques auxquelles on puisse la reconnaître pour le texte primitif
du roman, pour le fond original exploité et varié par les six
autres rédacteurs. Mais les dates relatives des sept rédactions
citées , si on les savait , fourniraient implicitement le même ré-
sultat; or, l'on peut essayer de coordonner ces dates, ou du
moins la plupart.
Des sept rédactions désignées de l'histoire de Tristan,' celle
de Thomas d'Erceldoune , en écossais , est aujourd'hui celle sur
laquelle on a le plus de lumières. C'est Walter Scott qui a pu-
blié cette rédaction , en l'accompagnant de diverses notices , tant
sur l'auteur que sur l'ouvrage ; notices qui ne laissent rien à
désirer au goût ni à la critique.
Il résulte de ses recherches sur Thomas d'Erceldoune , que ce
poète naquit vers l'an 1220, et mourut dans l'intervalle de 1286
à 1289. Si l'on suppose, comme il est naturel, qu'il écrivit son
poème dans la vigueur et la matuiité de l'âge , de trente à qua-
rante ans , par exemple , ce poème dut être composé de l'an t25o
à 1260. Mais on ne peut guère le faire plus ancien que le milieu
du siècle , et je le supposerai de cette époque.
Ce point convenu, il faut savoir lesquelles des six autres rédac-
tions sont antérieures, lesquelles postérieures à celle de Tliomas.
Or , il y en a deux sur lesquelles il ne peut y avoir doute à cet
égard. En effet , les auteurs de l'une et de l'autre citent également
un Thomas , qui , quand il s'agit d'un romancier , auteur d'une
histoire de Tristan, ne peut guère être un autre que Thomas
d'Erceldoune.
Les deux rédacteurs qui citent ce dernier comme leur devan-
cier , sont Godefroy de Strasbourg , et l'auteur anonyme de la
rédaction à laquelle appartient le premier fragment du manuscrit
de M. Donce. — Ces deux rédactions , à quelque époque précise
qu'elles appartiennent , sont donc certainement l'une et l'autre
postérieures à l'an i25o.
Le second fragment de manuscrit de M. Donce ne présente
aucune donnée d'après laquelle on puisse lui assigner une date ;
mais on s'assure aisément , à son caractère et à son objet , que le
Tristan dont il fit partie devait être postérieur , non-seulement
jrjQ KP.VUE DKS DEUX MONDES.
au Tristan de Thomas d'Erceldoune , mais à celui auquel ap-
partient le premier fragment déjà cité. En effet, ce second frag-
ment annonce un ouvrage ayant tous les caractères d'un abrégé ,
d'un résumé destiné à donner une idée vive et sommaire du
sujet longuement détaillé dans le premier.
Reste maintenant à décider si l'énorme Tristan en prose est
de même postérieur à celui de Thomas d'Erceldoune, ou si, au
contraire, il serait plus ancien, et lui aurait seni ou pu servir
d'original.
Pour ceux qui pensent que le Tristan en prose fut composé
par l'ordre du roi d'Angleterre Henri II, par conséquent de
1 152 à 1 188, la question est bientôt résolue. Mais j'ai déjà montré
ailleurs que cette opinion est de tout point gratuite. Il est vrai
qu'un chevalier Luce, seigneur d'un château de Gast, se dorme
pour l'auteur du grand Tristan en prose, et prétend l'avoir tra-
duit du latin, par l'ordre et pour l'amour d'un roi d'Angleterre
du nom de Henri. Mais il est vrai aussi que , dans le passage
du roman où il dit cela , messire Luce dit d'autres choses fausses
et absurdes ; mais il est vrai aussi que Walter Scott a énoncé
sur ce messire Luce des doutes fort graves et très-motivés. « Ce
Luce, dit-il, ce seigneur du château de Gast, semble tout aussi
fabuleux que 2on château et que l'original latin de son roman.
Pourquoi aurait-on composé au xui* siècle une histoire de Tris-
tan en latin? Pour qui cette histoire aurait-elle été une source
d'agrément ou d'instruction ? »
Il y aurait encore plus d'un pourquoi à ajouter à ceux de
Walter Scott; mais je veux, pour le moment, les laisser tous de
côté , et prendre Luce , seigneur de Gast , pour un personnage
réel qui dit quelque chose de vrai , en affirmant qu'il a travaillé
pour un roi du nom de Henri. Mais au moins ne dit-il pas que
ce soit pour Henri II, et c'est une invraisemblance de moins
dans son témoignage.
Le roi Henri III, qui dans sa majorité régna de 1227 à 1272,
patronisa beaucoup la littérature anglo-normande ; et ce fut ,
tout oblige à le croire , plutôt pour lui que pour Henri II , que
put être composé le roman de Tristan. Mais comme ce règne
ROMANS PROVENÇAUX. 179
comprend vingt-trois ans de la première moitié du xiii-^ siècle ,
il serait possible que le roman eh question eût été composé dans
le cours de ces vingt-trois ans , et par conséquent avant 1 25o ,
date convenue de celui de Thomas d'Erceldoune.
Ce n'est que sur le rapprochement et la comparaison des traits
caractéristiques des deux productions , que l'on peut asseoir une
opinion motivée sur leur ancienneté relative. Mais du moins le
résultat d'un pareil rapprochement est-il aussi clair et aussi cer-
tain que l'on puisse le désirer. — Le Tristan de Thomas d'Ercel-
doune est une fable en vers , courte, simple et claire. Le Tristan
attribué à Luce, seigneur de Gast, est une fable en prose, et
en prose souvent recherchée et maniérée ; c'est une fable d'une
longueur démesurée , où toutes les données de la précédente sont
ampUtiées , paraphrasées , compliquées , surchargées d'ornemens
accessoires. Elle lui est donc certainement postérieure, ce qui
du reste n'empêche nullement qu'elle n'ait été composée sous le
rôgTie d'un roi nommé Henri , pour la satisfaction de ceux qui
tiennent à cette particularité comme à une donnée historique
positive. De i25o, époque de la composition du Tristan de Tho-
mas , à 1272, année de la mort de Henri III, il y a un inter-
valle de vingt-deux ans , intervalle bien suffisant à la rédaction
du Tristan de Luce de Gast, tout colossal qu'il est, car messire
Luce nous apprend lui-même qu'il n'y mit que cinq ans.
Maintenant la rédaction de ce même roman en prose allemande
n'étant qu'une abréviation de celle en prose française , il s'ensuit
que cette rédaction allemande est comme son modèle , et plus
encore que son modèle , postérieure à celle de Thomas , en écos-
sais.
Sur- six versions de la fable chevaleresque de Tristan , en voilà
donc cinq que tout oblige à regarder comme postérieures à
l'an i25o, époque la plus ancienne où l'on puisse raisonnaljle-
ment mettre celle de Thomas , tandis que l'on pourrait , sans
invraisemblance , la mettre quinze ou vingt ans plus tard.
Il ne me reste plus à parler que de la sixième version , de celle
que représente le grand fragment du manuscrit de la Bibliothèque
du roi. — C'est celle dont il est le plus difficde de déterminer
l8o REVUE DES DEUX MONDES.
l'âge , relativement à celle de Thomas d'Erceldoune. Toutefois ,
même là-dessus , il y a des conjectures très-plausibles à faire.
L'histoire littéraire ne fait mention que d'une seule rédaction
de Tristan ;, que l'on puisse proprement et strictement qualifier
de française , c'est-à-dire ayant été composée en France et par
un Français. C'est celle de Chrétien de Troyes. — Il paraît cer-
tain que ce poète fécond composa aussi un Tristan ; il nous l'ap-
prend lui-même , et il n'y a aucune raison de suspecter son témoi-
gnage là-dessus.
Or, puisque l'on ne cite en français qu'une seule version de
Tristan et une version attribuée à Chrétien de Troyes , ce n'est
pas hasarder beaucoup que de regarder le fragment de la Biblio-
thèque du roi comme une partie de cette version , et la représen-
tant. Or , dans ce cas , bien que l'on n'ait aucun moyen de pré-
ciser la date de cette même version , on peut être sûr qu'elle est
antérieure à celle de Thomas d'Erceldoune. On peut la faire
remonter jusque vers 1190, époque à laquelle il y a lieu de
ci'oire que Chrétien commença à se faire connaître par ses ou-
vrages. Dans cette hypothèse , le Tristan de Chrétien de Troyes
aurait devancé de plus d'un demi-siècle celui de Thomas l'Ecos-
sais. Mais assez peu importe ici le plus ou le moins ; il suffit
d'êti'e sûr qu'il y eut une rédaction française de la fable de Tris-
tan , antérieure à laSo ; que cette rédaction fut l'œuvre de Chré-
tien de Troyes , et que le fragment cité de la Bibliothèque du roi
appartient vraisemblablement à cette rédaction.
Nous avons donc maintenant tiois termes , trois époques ap-
proximatives auxquelles rapporter sept des principales rédactions
de la fable chevaleresque de Tristan.
Une de ces rédactions peut être de la fin du xii" siècle ou du
commencement du xiii", de 1 190 à 1210. — Une autre est de laSo
au plus tôt. — Les cinq autres sont toutes plus ou moins posté-
rieures à cette dernière , mais toutes néanmoins dans les limites
du XI 11^ siècle.
Je l'ai déjà dit , et c'est ici le cas de le répéter plus formelle-
ment, les sept rédactions que j'ai citées de la fable de Tristan
ne sont très-probablement pas les seules qui aient existé dans
ROMANS PROVENÇAUX. l8l
l'intervalle de temps , et dans les pays avixquels appartiennent
celles dont j'ai parlé; mais ces dernières étant les seules qui sub-
sistent , sont aussi les seules dont on puisse déduire quelques
notions pour l'iiistoire de la fable célèbre sur laquelle elles rou-
lent toutes. — De tout ce que j'en ai dit jusqu'à présent , il
résulte que Chrétien de Troyes est le plus ancien de tous les ré-
dacteurs connus et désignés de cette même fable , et par consé-
quent celui d'entre eux auxquels on doit en attribuer l'inven-
tion, si l'on doit l'attribuer à l'un d'eux.
Mais il est une littérature dans laquelle personne n'a eu l'idée
de chercher l'origine , la rédaction première de la fable dont il
s'agit , littérature dans laquelle pourtant il est certain que cette
même fable fit plus de bruit , et plus tôt que dans aucune autre :
c'est la littérature provençale. Les résultats des allusions et des
témoignages des troubadours sur ce sujet sont d'un grand intérêt
dans la discussion actuelle , et je dois les indiquer nettement. Je
suivrai pour cela la même méthode dont j'ai fait usage pour
établir la part des Provençaux à la culture de l'épopée carlovin-
gienne.
Je trouve vingt - cinq troubadours qui ont fait , et plusieurs
d'entre eux plus d'une fois , allusion à l'histoire de Tristan ; et
leurs allusions sont , pour la plupart , précises et spéciales ; elles
se rapportent aux points les plus célèbres de la fable , à ses inci-
dens les plus caractéristiques , les plus minutieux , les plus déli-
cats , de sorte qu'il ne peut y avoir aucun doute sur l'identité
fondamentale de l'ouvrage auquel avaient trait ces allusions ,.
et de toutes les rédactions de Tristan aujourd'hui connues. On
pourrait, d'après tous ces passages de tant de troubadours, re-
construire un roman qui différei-ait assurément beaucoup , quant
à la rédaction et aux détails , des romans connus sur le sujet de
Tristan , mais qui s'accorderait pour le fond avec ceux-ci , qui
aurait le même nœud , le même dénouement , les mêmes aven-
tures principales , et les mêmes acteurs. — Il est évident, au nom-
bre , à la précision , à la variété de ces allusions , que la compo-
sition romanesque à laquelle elles avaient rapport, était te-
nue pour la plus célèbre de son genre , pour celle dont il était
,82 REVUE DES DEUX MONDES.
à la fois le plus agréable et le plus facile de réveiller le sou-
venir.
Maintenant cette composition si admirée , si répandue parmi
eux , les Provençaux l'avaient-ils prise de quelqu'une des rédac-
tions citées tout à l'heure ? C'est demander, en d'autres termes ,
à quelle date à peu près se rapportent les plus anciens passages
des troubadours qui y font allusion. Or, c'est là une question à
laquelle j'ai déjà répondu implicitement ailleurs, et il ne s'agit
guère ici que de répéter ma réponse.
Des vingt-cinq troubadours , auteurs des allusions citées , il
y en a dix au moins du xii" siècle , et morts ou ayant cessé de
faire des vers avant le xiir. Parmi ces dix , les cinq plus anciens
sont : Raymbaud d'Orange . Bernard de Ventadour , Ogier de
Vienne, Bertrand de Born , Arnaud de Marneilli.
Raymbaud d'Orange mourut vers 1 178 , à peine âgé de cin-
quante ans. Les pièces de poésie par lesquelles il se distingua
comme troubadour , sont des pièces d'amour , où il y a plus de
mauvais goût et de bizarrerie que de tendresse , et qu'il est beau-
coup plus naturel d'attribuer à sa jeunesse qu'à son âge avancé.
J'en supposerai les dernières seulement de dix ans antérieures
à l'épocpie de sa mort, et les supposerai toutes écrites de 11 55
à ii65. Or, c'est dans une de ces pièces cju'il fait allusion au
roman de Tristan , et une allusion qui se trouve être la plus dé-
taillée , la plus spéciale , la plus stricte de toutes. Il existait
donc , dans cet intervalle de n55 à 1 165 , un roman provençal
de Tristan , et il est même très - naturel de croire ce roman de
quelques années antérieur à une allusioji qui le suppose déjà
célèbre et populaire. On peut donc, sans exagération et sans
invraisemblance , l'admetti'e pour existant en 1 1 5o , époque où
Raymbaud d'Orange avait plus de vingt ans , et avait déjà fait
la plupart de ses vers.
Les mêmes rapprocliemens et les mômes calculs sur l'âge et
la date des pièces des quatre autres plus anciens troubadours qui
aient parlé de Tristan , confirmeraient tout le résultat que je
viens d'énoncer : ils prouveraient de même , et plus positivement
encore, que vers 1 i5o, il y avait dans la littérature provençale
ROMANS PROVENÇAUX. 1 83
un roiiiau célèbre intitulé Tristan, le même au fond quC les
autres romans connus sous le même titre.
Par la même méthode , et avec le même genre de preuves ,
il serait facile de démontrer de mêjne qu'il y eut en provençal ,
dans le cours du xii'= siècle , plusieurs autres romans de la Table
ronde presque aussi célèbres que le Tristan , et pour en nommer
quelques - uns , ceux de Gauvain , d'Erec et du roi Arthur. Ce
dernier surtout paraît avoir été très - fameux , puisqu'il donna
lieu à une des expressions proverbiales les plus fréquentes dans
les troubadours. D'après les romans composés sur ce roi, il n'é-
tait point mort ; il avait seulement mystérieusement disparu de
la Grande-Bretagne pour y revenir , un jour ou l'autre , régner
de nouveau, et en expulser les Saxons. Les Bretons, à ce que
l'on disait , s'attendaient chaqu^e jour et chaque année à le voir
reparaître , et déjà bien des jours et des ans s'étaient écoulés
dans cette attente toujours vive et toujours trompée. De là les
troubadours avaient nommé espéi'ance bretonne toute espé-
rance cjui se prolongeait de même indéfiniment sams se réaliser
jamais.
Maintenant, c'est d'une manière et par des raisons un peu
différentes, que je vais tâcher de montrer la part qu'ont eue les
Provençaux à ceux des romans de la Table ronde qui forment le
cycle particulier du Graal.
Je suis obligé , et je crois bien faire de rappeler en pevi de
mots quelques-unes des observations générales que j'ai eu déjà
l'occasion de faire sur ce cycle du Graal et sur les romans qui le
composent. J'ai dit qu'il était en quelque sorte double , l'un
anglo-normand ou breton ; l'autre, français ou gaulois. J'ai dit,
et je pei'siste à croire que ce dernier était le plus ancien des deux,
qu'il avait servi de base , de fond à l'autre, qui n'en était qu'une
énorme amplification. J'ai nommé , comme les trois principaux
et les plus anciens romans de ce cycle français du Graal , le Per-
cerai de Chrétien de Tioyes, le Percei^al et le Titiircl tie Wol-
fram d'Eschenbach , en allemand. Ainsi donc , la manière la plus
directe et la plus positive de constater et d'apprécier l'influence
des Provençaux sur les romans de ce cycle en général, serait de
l84 REVUE DES DEUX MONDES.
démontrer l'origine provençale de ces trois derniers , auxquels
semblent se rattacher tous les autres. Or, cela, n'est pas impos-
sible; je dirai plus, cela n'est pas difficile.
Mais il me faudra pour cela revenir par intervalles, et en aussi
peu de mots que je le pourrai , sur des choses que j'ai dites pré-
cédemment, quand j'ai voulu donner une idée générale de la
i'able du Graal. Ce sont les deux romans du Titurel et du Percerai
de Wolfram qui renferment les particularités caractéristiques , au
moyen desquelles il est possible d'arriver par degrés à la véritable
origine de cette étrange fable , ou du moins à sa première ré-
daction connue.
D'après ces romans, une race de princes héroïques, originaire
de l'Asie , fut prédestinée par le ciel même à la garde du
saint Graal. Perille fut le premier des chefs de cette race, cjui ,
s' étant converti au christianisme , passa en Europe sous l'empe-
reur Vespasien. 11 s'établit au nord-est de l'Espagne, dans cette
partie de la Péninsule nommée depuis la Catalogne et l'Aragon,
et tenta le premier de convertir les païens de Saragosse et de
Galice , auxquels il fit la guerre dans cette vue. Son fils , Titu-
rison, poursuivit cette guerre, et y obtint de nouveaux succès.
Mais c'était au fils de ce dernier, c'était à Titurel qu'était réservée
la gloire de soumettre les païens d'Espagne, et de conquérir leurs
divers royaumes , et entre autres celui de Grenade. — Il eut pour
auxiliaires, dans ces difféi-entes conquêtes, les Provençaux , les
peuples d'Arles et les Karlingues , par lesquels il semble qu'il
faille entendre les Franks ou les Gallo-Franks , sujets des princes
Carlovingiens.
Jusqu'ici l'histoire de la race des gardiens du Graal a exclusi-
vement pour théâtre la Catalogne et l'Espagne. Il ne s'agit, dans
cette histoire , que des guerres faites aux païens du pays avec le
secoui's des populations méridionales de la Gaule. La première
idée qui se piésente à propos d'une pareille histoire , et dès
l'instant où l'on veut supposer un motif et un lîut à son auteur,
c'est qu'elle a été composée pour célébrer la piété et l'héroïsme
de quelqu'une des races de princes clnétiens qui dominèrent en
Espagne, et s'y distinguèrent par des conquêtes sur les musul-
ROMANS PROVENÇAUX. I 85
inans , el l'idée des rois d'Aragon et des comtes de Barcelonne est
celle qui se présente ici le plus convenablement , comme suite et
complément de cette première hypothèse.
Cette hypothèse admise , une autre s'ensuit naturellement ,
c'est qu'une histoire fabuleuse comme celle-ci aura été plutôt
inventée par quelqu'un des poètes qui fréquentaient les cours
des rois d'Aragon et des comtes de Provence , que par tout autre
poète étranger. Or , il n'y avait , aux époques et dans les cours
dont il s'agit, d'autres poètes que les Provençaux,
Ce n'est encore là , je l'avoue , qu'une présomption assez va-
gue , mais qui prendra , je l'espère , peu à peu l'autorité d'un
fait , à mesure que nous entrerons davantage dans les données
caractéristiques et dans les motifs des singulières fictions dont je
voudrais découvrir l'origine. "Je reviens un moment à Titurel ,
pour vous rappeler sommairement ce que je vous en ai déjà dit.
C'est lui qui est représenté comme le fondateur du service et
du culte du Graal , et qui bâtit au saint vase le temple dans le-
quel il fut précieusement gardé. Ce temple réunissait tout ce que
l'on peut imaginer de merveilleux et de splendide ; il était con-
struit sur le plan du fameux temple de Salomon à Jérusalem.
Titurel choisit pour son emplacement une montagne qui se
trouve sur la route de Galice , entourée d'une immense forêt ,
nommée la forêt de Saweterre. Quant à la montagne elle-même .
l'auteur du Titurel et du Percerai la désigne presque indiffé-
remment par deux noms significatifs , dont le son est à peu près
le même , mais dont le sens est très-différent : il la nomme tantôt
Montsah'at^ qui signifie mont sauvé, mont préservé , tantôt itfo/î/-
sali'atge , c'est-à-dire mont sauvage.
Toutes ces désignations de localités , si on les prend dans leur
ensemble , et si l'on considère qu'elles coïncident avec l'indica-
tion de l'établissement de Titurel en Catalogne et en Aragon , ces
désignations , dis-je , se rapportent clairement aux Pyrénées ; et
si ces montagnes ne sont pas nommées par le romancier du
Graal , c'est cpie les romanciers ne nomment presque jamais un
lieu ou un pays par son propre et vrai nom.
Le temple du Graal une fois bâti dans les Pyrénées, Titurel
l86 REVUE DES DEUX MONDES.
institue pour sa défense et pour sa garde une milice , une cheva-
lerie spéciale , qui se nomme la chevalerie du Temple , et dont
les membres prennent le nom de Templiens ou de Templiers.
Ces chevaliers font vœu de chasteté , et sont tenus à une grande
pureté de sentimens et de conduite. — L'objet de leur vie, c'est
de défendre le Graal , ou pour mieux dire, la foi chrétienne,
dont ce vase est le symbole contre les infidèles.
Je l'ai déjà insinué , et je puis ici l'affirmer expressément , il y
a dans cette milice religieuse du Graal une allusion manifeste à
la miUce des Templiers. Le but, le caractère religieux, le nom,
tout se rapporte entre cette dernière chevalerie et la chevalerie
idéale du Graal; et l'on a quelque peine à comprendre la fic-
tion de celle-ci , si l'on fait abstraction de l'existence réelle de
l'autre.
Or, si l'on admet dans les romans cités une allusion à l'insti-
tution des Templiers , c'est une nouvelle raison pour croire ces
romans originairement composés dans le midi , et en langue
provençale.
Bientôt après son étabhssement à Jérusalem , cette milice reli-
gieuse se répandit dans le midi de la France et au nord-est de
l'Espagne , où elle ne tarda pas à devenir riche et puissante. Dès
l'an II 36, Roger III, comte de Foix, fonda dans ses états
une maison du temple , la première de celles qu'il y eut en Eu-
rope. Six ans après, en ii^^i, Raimond Bérenger IV, comte de
Barcelonne et roi d'Aragon , institua dans ses états , pour faire la
guerre aux Sarrasins d'Espagne , un autre corps de milice reli-
gieuse , à l'instar et sous la dépendance des Templiers. Il paraît
que , de ces deux succursales du temple de Jérusalem , la pre-
mière au moins fut fondée dans les Pyrénées , et qu'en peu d'années
les châteaux , les églises , les chapelles de Templiers se multi-
plièrent dans ces montagnes. Or, il n'y avait rien qui fut plus dans
l'esprit de la poésie provençale que de célébrer une chevalerie
guerrière qui se donnait pour tâche l'extermination des Sarrasins.
Les deux noms de Mont.mlvat et de Montsahmtge , donnés à la
montagne sur laquelle est bâti le temple du Graal , sont tous les
deux en pur provençal. Divers autres noms , soit de lieu soit de
ROMANS PROVENÇAUX. I 87
personne, qui sont arbitraires et forgés, ont été de même forgés en
provençal , tels que ceux de Floramia , à' Albajlora , de Flordwale.
Mais ce qui est remarquable en fait de noms et de langue ,
dans cette fable du Graal , c'est ce nom même de Graal donné au
vase merveilleux confié à la garde des Templiers. Il n'est pas in-
différent , pour découvrir l'origine de cette fal)le , d'examiner dans
quel pays elle a dû recevoir ce titre qui est indubitablement son
titre originel , qu'elle a gardé partout où elle a pénétré. Or, ce
titre, elle n'a pu le recevoir que dans des pays de langue pro-
vençale ; car c'est indubitablement à cette langue qu'appartienent
les termes de graal , gréai , formes particulières de celui de gra~
zal, qui signifie vase en général, et plus strictement écuelle.
Il y a une preuve certaine que les rédacteurs de l'histoire du
Graal , en français , ont adopté et transcrit ce mot de grazal ou
de graal, sans en connaître la signification , c'est l'étymologie et
l'explication qu'ils en donnent. Un de ces rédacteurs dit expres-
sément , en parlant du vase miraculeux , qu'il se nomme Graal ,
parce que nul ne le voit sans que la vue lui en agrée , parce qu'il
est pour tous une chose que tous agréent. Une pareille étymolo-
gie était, à ce qu'il semble, impossible dans des pays dans la
langue desquels le mot grazal ou graal était l'un des plus
familiers.
Ces diverses raisons pour prouver l'origine provençale des plus
anciens romans du Graal , raisons tirées de la substance même de
ces romans , fussent-elles les seules à alléguer en faveur de cette
origine , mériteraient de n'être pas dédaignées. Il se pourrait
qu'elles eussent à elles seules vme autorité supérieure à tel ou tel
témoignage historique particulier, qui y serait opposé. Mais ici,
non-seulement il n'y a pas de témoignage positif contraire à ces
raisons ; il y en a un pour et l'un des plus décisifs et des plus in-
téressâtes qu'il soit possible d'imaginer.
Lorsqu'au commencement du xiii* siècle. Wolfram de Eschen-
bach composa les deux romans épiques du Graal , auxquels j'ai
jusqu'à présent fait allusion, c'est-à-dire le Titurel et le Perceval ,
il existait déjà , bien que non encore terminé , un Perceval de
Chrétien de Troyes ; et Wolfram, qui le connaissait, aurait pu le
l88 ' REVUE DES DEUX MONDES.
prendre pour base , ou s'en aider de quelque façon pour la com-
position du sien. — Il ne le fit pas , et il nous en a dit lui-même
la raison. C'est qu'il connaissait un Perceval antérieur à celui de
Chrétien, et dont Chrétien avait fait usage, mais très-librement,
conservant certaines parties , en refaisant ou en modifiant beau-
coup d'autres. — Wolfram nous apprend que ce Perceval origi-
nal, ainsi altéré par Chrétien de Troyes, était l'œuvre d'un roman-
cier provençal , qu'il désigne par le nom de Kyot ou Guyot , nom
inconnu parmi ceux des troubadours. — Il réprimande sévère-
ment Chrétien de tous les changemens qu'il s'est permis de faire
à son modèle , prétendant qu'il a par-là gâté toute l'histoire
originale , et déclare hautement l'intention où il est , mettant cette
histoire en allemand ou en teuton , comme il dit , de suivre
exactement le rédacteur provençal , de préférence au français.
Il n'y a plus lieu, après un témoignage si exprès, si positif, de
la part d'un juge ou d'un témoin si compétent , de révoquer en
doute l'origine provençale de la fable du Graal. — Peut-être néan-
moins ce témoignage ne s'applique-t-ll qu'à la portion de cette
fable contenue dans le Perceval , et non à celle contenue dans le
Titurel. — C'est ce que je n'ai pu vérifier, ne connaissant ce der-
nier roman , encore inédit , c|ue par des extraits insuffisans. Mais
une réflexion bien simple sufilt pour démontrer que le Titurel peut
bien être d'un autre auteur que le Perceval , mais doit être de
même provençal. Cette réflexion , c'est que le Perceval n'est que
la suite , le complément du Titurel ; c'est que les deux romans ne
forment ensemble qu'un seul et même tableau d'un seul et même
sujet , que le premier renferme toutes les données du second. Or,
ce second étant provençal , il faut de toute nécessité que le pre-
mier le soit aussi.
Il y a plus : les vestiges , les indices intrinsèques d'une origine
provençale , sont plus marqués et plus nombreux encore daiis le
Titurel que dans le Perceval , et, s'il y avait lieu à disputer l'un
des deux aux Provençaux , ce serait plutôt celui-ci que le pre-
mier.
Mais , si l'on met de côté les subtilités et les subterfuges , et si
l'on a égard à l'excessive difficulté qu'il y a de constater avec une
ROMANS PROVENÇAUX. t8y
certaine précision les faits de l'histoire littéraire des xiie et xiii''
siècles , on conviendra qu'il ne peut guère y en avoir de mieux
])rouvé que celui que j'ai voulu prouver , savoir que la plus an-
cienne rédaction connue de la fable poétique du Graal , en tant
du moins que cette fable est renfermée dant les aventures de Ti-
turel et de Perceval , appartient aux poètes provençaux du xii^
siècle.
Je ne me figure pas que les preuves de ce fait puissent être con-
testées : je ne crois pas que le témoignage d'un minnesingcr très-
connu et très-distingué , se donnant sérieusement et à plusieurs
repi'ises pour le traducteur (au moins quant au fond des choses)
d'un poète provençal qu'il nonnne , ait besoin de confirmation.
Toutefois , je citerai encore un fait à son appui , et le citerai moins
pour le besoin de ce cas particulier , que pour mieux en faire ap-
précier la valeur dans tous les cas analogues.
Je reviens une fois encore aux allusions des troubadours à des
ouvrages épiques. Puisqu'il y a beaucoup de ces allusions qui se
rapportent à des romans aujourd'hui perdus du cycle carlovin-
gien ou de la partie profane du cycle breton , ce serait une sorte
de fatalité qu'il n'y en eût pas aussi quelques-unes relatives aux
romans religieux du Graal. Mais celles-là n'y manquent pas non
plus. J'en ai trouvé cinq ou six qui ont rapport au Perceval, et
qui , par une singularité peut-être assez frappante , comprennent
les cinq ou six situations les plus notables du roman , d'après la
rédaction de Wolfram d'Eschenbach. Ainsi donc , le témoignage
de Wolfram déclarant qu'il a composé son Perceval d'après un
modèle provençal , serait , s'il avait besoin de l'être , confirmé par
les allusions citées ; et le roman fournit , de son côté , une nou-
velle preuve que ces allusions disent bien , et en toute réalité , ce
qu'elles semblent dire.
Je ne pousserai pas plus loin cette discussion ; je crois en avoir
dit assez pour décider l'opinion du lecteur et justifier la mienne.
Il ne me reste plus qu'à présenter sommairement, et sous forme
de résumé historique, les principaux résultats de cette discussion
dégagés de l'attirail du raisonnement, des conjectures, des hypo-
thèses , des faits et des preuves de détail.
TOME vm. i3
iqo REVUE DES DEUX MONDES.
L'ancienne poésie provciirale ne fut point une poésie roinplète :
elle ne connut point les formes dramatiques , ou n'en connut que
les traits les plus grossiers , qu'elle n'essaya pas même de perfec-
tionner.
Quant aux formes lyriques , c'est un fait généralement convenu
qu'elle les eut très-développées et très-variées.
Je viens de prouver , je crois du moins de bonne foi avoir
prouvé, qu'elle ne fut guère moins riche en compositions du genre
épique.
De ces compositions épiques, les plus anciennes remontent aux
connnenceniens du ix*" siècle , et furent, suivant toute apparence ,
en latin barbare. Dès le x' siècle , il y en eut en roman méridio-
nal ou provençal. Elles roulèrent principalement sur les guerres
des Aquitains avec les Sarrasins , et ne furent généralement que
des espèces de chants populaires , simples , grossiers et peu dé-
veloppés.
De la fin du xi^ siècle au milieu du xii'' , il se fit, dans la poé-
sie provençale , une révolution de tout point correspondante à celle
qui s'opéra , durant le même intervalle , dans les hautes classes
de la société, par suite des institutions de la chevalerie. Cette
poésie devint l'expression raffinée , délicate, exaltée, mélodieuse
de l'amour chevaleresque ; ce fut une poésie toute nouvelle , une
poésie de cours et de châteaux , qui n'eut plus rien de conunun
avec la poésie de l'époque antérieure. Celle-ci resta ce cpi'elle
avait toujours été , celle des places publiques , celle du peuple,
expression franche, libre et grossière des sentimens naturels d'une
époque de semi-barbarie , tempérée pai^ des réminiscences de
l'antique civilisation gréco-iomaine.
Toutefois , la poésie nouvelle réagit sur l'ancienne , et plusieurs
des genres de celle-ci participèrent plus ou moins aux raffinc-
mens de la première. Les chants historiques, les fictions héroï-
ques , les histoires romanescjues sur les guerres des Sarrasins ,
qui faisaient un de ces genres, et l'un des principaux, furent un
peu plus développés , un peu plus ornés : on y mit un peu plus
d'amour et de merveilleux. Mais ces modifications n'allèrent
point jusqu'à changer le caractère primitif de ces vieilles compo-
ROMANS PROVENÇAUX. igt
sitions. Il y avait, dans la rudesse et la simplicité de leur ton,
quelque chose d'éminemnient populaire ; il y avait dans leur su-
jet un intérêt traditionnel, que les romanciers qui voulaient
plaire aux masses , étaient obligés de respecter et de ménager.
Ces compositions continuèrent donc à faire autant ou plus que ja-
mais les délices des classes inférieures de la société.
Mais elles ne pouvaient plus avoir le même charme pour les
classes supérieures , pour celles qui avaient piis au sérieux les
idées nouvelles et les réformes de répoc[ue actuelle. Les Olivier
et les Roland étaient des personnages trop rudes et trop simples ,
pour être désormais l'idéal poéticjue de la chevalerie , devenue le
culte des dames et la passion des aventures. C'étaient des person-
nages usés pour ceux auxquels il fallait du nouveau, pour les me-
neurs de la société.
Dans cet état de choses , les plus élégans d'entre les trouba-
dours , ceux qui avaient le plus à cœur le trioniphe de la cheva-
lerie , durent chercher et cherchèrent en effet des héros aux-
quels ils pussent prêter sans scrupule , et sans blesser les vieilles
admirations poétiques , le langage et les sentimens , les impulsions
et les actions chevaleresques : ces héros , ils les trouvèrent à la
cour d'Arthur, le dernier roi des Bretons insulaires.
Cette découverte suppose, dans les romanciers provençaux , une
certaine connaissance de l'histoire des Bretons , et une connais-
sance datant de la première moitié du xiie siècle , ce qni porte
à croire qu'ils la puisèrent dans de simples traditions orales , ou
dans des monumens aujourd'hui perdus , plutôt que dans la chro-
nique latine de Geoffroy de Montmouth , ou dans les traductions
galloises de cette chronique.
Mais de quelque manière et dans quelques documens qu'ils
l'eussent acquise , celte connaissance des traditions bretonnes se
réduisait , pour les romanciers provençaux , à celle de quelques
noms propres dépouillés de toute vie , de toute réalité histori-
que. — Les idées , les sentimens , les actes qu'ils ont prêtés aux
personnages désignés par ces noms , tout ce qu'il y a de caracté-
ristique dans les compositions romanesques où ils ont mis ces
personnages en action , tout cela , dis-je , est méridional et pro-
JÛ2 UEVUE DES DEUX MONDES.
vençal ; tout cela est une peinture de la chevalerie à sou plu9
haut point d'exaltation et de développement.
L'épopée chevaleresque provençale se divisa donc , dès le mi-
lieu du xii^ siècle , en deux branches parfaitement distinctes l'une
de l'autre par la forme , par le caractère poétique , par la destina-
tion , aussi bien que par le sujet. L'une fut l'épopée carlovin-
gienne , nationale , populaire , austère et rude , développement
spontané d'anciens chants historiques sur les guerres du pays
contre les Maures. L'autre fut l'épopée de la Table ronde , toute
d'un jet, toute d'invention, sentimentale, raffinée, principale-
ment faite pour les hautes classes de la société. — Ces deux bran-
ches d'épopée formaient le complément naturel et nécessaire de
la poésie lyrique des troubadours. Elles étaient, conjointement
avec celle-ci, l'expression poétique de la civilisation provençale.
Lorsqu'à dater de la seconde moitié du xii* siècle , de 1 1 60 à
1 200 , la poésie provençale pénétra dans les diverses contrées de
l'Europe , pour donner , dans chacune , le ton à la poésie locale ,
elle y pénétra toute entière, avec ses développemens épiques
comme avec ses développemens lyricjues : il n'y a pas moyen de
concevoir une division , une exclusion à cet égard. Il y a plus : les
gemes épiques provençaux durent être et furent, à tout prendre,
ceux qui eurent le plus d'influence et de popularité à l'étranger.
Partout où ils se trouvèrent en contact avec une épopée , ou avec
des traditions épiques indigènes , ils les modifièrent. — Partout
où ils ne trouvèrent point d'épopée nationale préexistante , ils en
tinrent lieu.
Or , de tous les pays où fut accueillie la poésie provençale , la
France était indubitablement celui où elle avait le plus de cliances
d'un succès complet. Le voisinage , les relations politiques , l'affi-
nité des idiomes, les souvenirs et les effets persistans de l'ancienne
unité gauloise , tout cela facilitait en France l'adoption , et l'a-
doption aussi entière que possible, du système poétique du midi.
De toutes les raisons qui y firent recevoir dans son intégrité la
poésie lyrique des troubadours , il n'y en avait pas une qui ne
dût faire adopter aussi leur épopée. Tout ce qui se passa relati-
vement à la première, dut se passer et se passa Indubitablement
ROMANS PROVENÇAUX. 1 g3
par rapport à la seconde. Par cela inèine qu'il y eut des trouvères
pour imiter les chants amoureux des troubadours , il dut y en
avoir aussi pour traduire et modifier leurs fictions romanesques,
pour en inventer d'autres sur les mêmes types. — - Prétendre que
les choses se passèrent autrement , serait vouloir nier la moitié
d'un fait de sa nature indivisible.
Telle est, messieurs, l'idée générale que j'ai pu me faire de
l'histoire de l'épopée provençale. S'il reste, dans cet aperçu,
quelques points obscurs, j'aurai naturellement plus d'une 'occa-
sion d'y revenir, et j'y reviendrai dans les cas qui me paraîtront
dignes de votre curiosité et de votre attention. Pour le moment,
il ne me reste plus que peu de mots à ajouter à cette discussion
plus longue et plus aride que je n'aurais voulu.
A propos des anciens romans épiques en provençal, aujour-
d'hui perdus, j'ai avancé qu'il en existe encore quelques-uns. Je
crois devoir en donner la liste : ce sera , s'il en est besoin , une
nouvelle preuve qu'il en a existé. Si peu nombreux qu'ils soient,
ils sont susceptibles d'être divisés en trois classes :
La première, de ceux qui subsistent dans leur texte pro-
vençal ;
La deuxième , de ceux qui n'existent plus que dans des tra-
ductions ou des imitations en un idiome étranger, et dont l'origine
provençale est attestée par des témoignages historiques ;
La troisième, de ceux qui n'existent de même que dans des imi-
tations étrangères , et dont l'origine provençale est attestée , non
par des témoignages historiques , mais par des preuves et des
raisons intrinsèques.
Cette dernière classe deviendrait aisément la plus nombreuse
des trois ; mais , comme elle exigerait des recherches longues ,
compliquées et subtiles , je n'y comprendrai que deux ou trois
des plus anciennes branches de Guillaume-au-court-Nez , le peti t
joman d'Aucassin et Nicole tte , et le Tristan , compositions in-
contestablement traduites ou imitées d'originaux provençaux.
Quant à la seconde classe, je n'y puis comprendre que trois
romans :
Le Titurel et le Perceval de Wolfram d'Eschenbach ;
iq/|. REVUE DES DEUX MONDES.
Un Lancelot du Lac, d'Arnaut Daniel, traduit vers 1 184, en
allemand, par un poète nommé Ulrich de Zachichoven.
La première classe , la plus importante , comprend les romans
de Ferabras , de Gérard de Roussillon , de Philomena , et une
vie très-curieuse de saint Honoré de Lérins, que l'auteur a ratta-
chée à diverses fables du cycle carlovingien provençal.
Quant aux lomans de la Table ronde , les deux seuls qui exis-
tent textuellement en provençal , sont Blandin de Cornouailles ,
Geoffroy et Brunissende , auxquels on peut joindie une histoire
romanesque de la destruction de Jérusalem par Vespasien , his-
toii'e qui se rattache à celle du Graal.
Parmi tous ces ouvrages , il y en a quelques-uns qui méritent
à peine que j'en parle, ou dont il suffira que je dise quelques
mots. Quant aux plus intéressans et aux plus curieux, j'en don-
nerai des analyses et des extraits détaillés dans les prochaines
leçons. '
Fauriel.
LE CLOU DE ZAllED,
HISTOIRE OlllENTALE.
Entre l'Arabie et la Perse , c'est-à-dire entre un désert de sa-
bles et un désert de montagnes , se déroule une immense contrée
illustrée par toutes les civilisations du monde ancien et du monde
moderne. Cette contrée appuie au nord sa tète montagneuse sur
l'Arménie , puis elle s'aplanit doucement et se coucbe dans les ro-
seaux , entre deux fleuves impétueux qui , après une course de
deux cents lieues , vont déboucher à ses pieds dans les eaux du
golfe Persique. Cette contrée, les Arabes l'appellent Al-Djézira,
c'est-à-dire l'Ile; les Grecs lui ont donné le nom de Mésopotamie ;
rÉcriture-Saintel'a nommée la Syrie des rivières. Ces rivières sont
l'Eupbratc et le Tigre. Elles virent autrefois fleurir sur leurs
bords Babylonc , Séleucie , Ctésipbon , et plus tard la riche et
populeuse Baghdad , qui fut le siège de la puissance des kalifes
Abassides.
Jamais Damas, où régnèrent les Ommiades , jamais le Kaire,
cette somptueuse capitale des soudans d'Egypte , jamais Bioussa,
le berceau de l'empire othoman , jamais Stamboul elle-même,
malgré sa gloire et ses splendeurs, n'atteignirent à ce degré de
puissance et de richesse où Baghdad s'éleva sous le règne des
Abassides. Baghdad était le comptoir de l'Inde, de l'Europe et de
l'Afrique. L'Euphrate et le Tigre suffisaient à peine au transport
des trésors que le monde entier venait chercher à Baghdad.
Les Talares Mongols , les Turcomans , et le trop célèbre Timour-
|q6 REVUt DliS DEUX MONDES.
Lenk , le dévastateur de l'Asie, fuient poui ropulente Bajjhdad ce
qu'avaient été pour Rome les barbares du Nord et Attila.
Plus de trésors, plus de commerce, plus d'arts, plus de luxe
maintenant à Baghdad , qui semble une fée décrépite dormant
au milieu des ruines de ses palais, sous la puissance d'un enchan-
tement. C'est à peine, aujourd'hui, si quelques pierres, qu'on
décore du nom de tombeau , vous rappellent le souvenir du kalife
Haroun. On a bâti plusieurs centaines de villes avec les ruines de
ces villes fameuses dont le cœvu- seul subsiste à présent, et qui
ont semé de leurs membres mutilés un désert silencieux , peuplé
de bitume et de roseaux. La seule végétation distingue ce désert
de ceux de l'Arabie. Des dattiers aux lètos chevelues, quelques
napcas , des salsolas au feuillage sombre , des pallasias qui conser-
vent toute leur fraîcheur , malgré les brûlures du soleil , varient
quelque peu la vue monotone de ces larges nappes de terre
blanche et grise , partout imprégnée de sel , où le bitume coule à
fleur de terre.
Il faut voir la nuit , avec ses clartés blafardes et ses terreurs , se
lever sur ces campagnes maudites. Il faut entendre les rauques
mugissemens do l'Euphrate et du Tigre, les seuls habitans de
cette contrée farouche. L'Euphrate et le Tigre sont deux enfans
des montagnes qui semblent se disputer le pays qu'ils parcourent.
L'Euphrate roule des sommets de l'Ahi-Dagh , près de Bayésid ,
dans l'Asie-Mineure. Il boit en passant la petite rivière de Mou-
rad-Siaï etleLycus, et se précipite en cataracte écuuianteà quel-
ques lieues de Samosat. Puis , le voilà qui se calme , le voilà qui
coule à pleins bords dans les plaines immenses de Sennar, comme
le sultan de ce plateau désert, où sa voix seule commande et re-
tentit. Mais bientôt il serpente , il frémit , il tourbillonne ; c'est
qu'il vient d'apercevoir son rival, le fleuve Tigre, le seul de tous
les fleuves de ces montagnes qui n'ait pas été perdre ses flots dans
le lit de l'Euphrate. Echappé des rochers du Diarbékir, le Tigre,
ce feudataire rebelle , bondit sur le revers de cette chaîne de ro-
chers, renversant tout sur son passage. Il traverse comme une
flèche la ville de Djesiré ; il baigne en passant l'opulente Mossoul
et les ruines de l'antique Ninive. Il reçoit le tribut de toutes les
rivières du Courdistan. Il traverse majestueusement Baghdad ,
I.K CLOi: 1)K ZAllKI). H)'J
puis il serpente à son tour, et semble s'arrêter un instant pour re-
prendre baleine , quand les niugissemens de l'Eupbrate viennent
lui révéler l'approcbe de son ennemi. Alors les deux fleuves s'ob-
servent et se guettent. Ils s'éloignent , connue effrayés l'un de
l'autre. L'Eu])lnate fuit dans la direction du sud , jusqu'à la yille
de Samaouai, où, comme indigné de lui-même, il tourne brus-
quement à l'est , et se précipite bravement sur son rival, à la bau-
teur de Korna. C'est alors un combat acliarné, des cris de rage.
Mais le Tigre, plus rapide et plus fort, entraîne bientôt son vieux
suzerain dans le lit qu'il a creusé pour lui-même ; il le force à
prossir ses Ilots majestueux et à lui faire cortège jusqu'au golfe
Persique , où tous deux s'abîment enfin , après avoir roulé quel-
que temps dans le mènic lit.
Voyageur, prenez garde ; car dans l'ombre de la nuit tout est un
piège ou une trabison dans les plaines du Djézira. L'iierbe est sil-
lonnée de reptiles venimeux ; les lions rugissent dans les roseaux ;
l'air est obscurci par des nuées de sauterelles ; le semoun souffle du
sud ; et cette blancbeur mouvante que vous apercevez au loin ,
c'est le bournous d'un Bédouin , autre bête féroce qui rôde pour
cbercber sa pâture. Votre cbeval lui-même ne pose qu'avec dé-
fiance ses pieds sur le sable , ses oreilles se coucbent sur sa tête ,
il flaire le sol avec terreur, et vous sentez sa peau trembler sous
la selle qui vous porte. Prenez garde , les lions de l'Euplirate sont
traîtres et affamés , mais le Bédouin est plus redoutable encore.
Au milieu d'une belle nuit de la lune de Zilcade , un bomme
s'avançait seul sur la côte occidentale du Tigre , à quelques nulles
de Baglidad. Il clieminait sans crainte , et laissait son cbeval arabe
longer d'un pas tranquille les sinuosités du fleuve. Les cris des
lions , leurs yeux étincelans dans la nuit , les bonds bruyans du
Tigre, ne paraissaient nullement préoccuper sa pensée. Les rayons
de la lune tombaient à plomb sur son bournous , dont les pliô
blancs et cotonneux l'enveloppaient de la tête aux pieds. Il pour-
suivit long-temps sa route , immobile , absorbé dans sa rêverie
profonde; son cbeval hennissait cependant , comme s'il eût senti
l'approcbe de quelque danger. Il quitta bientôt la direction du
fleuve et se mit à galopper à travers la plaine , sans que son maître
fit mine de diriger sa marche et son allure. Il restait enfermé
)q8 revue des deux mondes.
dans son manteau , silencieux , les yeux fixes , et ne donnant pas
plus signe de vie et de mouvement qu'un cadavre qu'on eût lié
sur une selle. Après une heure de marche environ, le cheval s'ar-
rêta de lui-même auprès d'un puits de pierre , et se mit à hennir
de nouveau. Le cavalier qui le montait tourna la tête de côté et
d'autre, comme s'il se fût réveillé d'un lourd sommeil, et rejetant
sur son épaule les vastes plis de son bournous , il mit pied à terre
et s'assit à la manière des Orientaux, laissant son cheval paître au-
près de lui quelques brins d'herbages et de roseaux. Puis il chargea
de tabac une pipe de bois de cerisier qui pendait à l'arçon de sa selle,
enfermée dans un étui de drap ; et s'adossant contre le puits , il
commença tranquillement à fumer.
Au bout de quelques iustans, le galop d'un cheval se fit en-
tendre , et un second cavalier mit pied à terre à quelques pas du
puits. L'Arabe , sans quitter sa pipe , passa sa main droite sous
son bournous , et fit retentir un léger craquement d'acier qui
ressemblait au son que produit en s'armant le chien d'un pistolet.
Le nouveau venu lui donna le selam la main étendue sur sa poi-
trine , salut de politesse musulmane que le fumeur lui rendit en
l'imitant. Puis les deux chevaux broutèrent de compagnie , la
bride sur le cou , et le second cavalier s'assit à côté du premier.
— Tu vois , Zahed , lui dit-il après avoir aussi allumé sa pipe,
tu vois si j'ai tenu parole. Me voici.
— Jusqu'ici, interrompit l'Arabe, tu as rempli ta promesse.
Voyons si tu la tiendras jusqu'au bout.
— Qui pourrait te faire douter de moi? Il y a trois jours ,
je te rencontrai à ce puits pour la pi'emière fois. Je t'entendis te
plaindre de ta pauvreté et faire des vœux pour devenir riche.
— Oui , dit Zahed , ma pauvreté est extrême. Je m'ennuie de
voir des gens opulens comme toi traverser Baghdad avec des
robes de soie brodées d'or , bâtir des sérails semés de jardins
pleins de verdure et d'eau fraîche , acheter au bazar de belles
esclaves blanches et vierges, moi qui ne trouve pas une com-
pagne parce que je suis pauvre et nu, moi qui possède pour tout
sérail, pour toute fraîcheur, pour toute verdure, les sables de
mon Arabie, et qui n'ai pour vêlement qu'une chemise de laine
et un mauvais bournous dont le temps me dépouillera bientôt.
I,K CLOU DE /.AHED. 1 QQ
— Tu voudrais donc devenir riche?
— Tu le sais , pour cela je donnerais mon ame.
— Et pour acquérir ces richesses, tu promets de m'obéir , tu
jures d'exécuter tout ce que je vais te commandei;?
— Tout, fût-ce de mettre le feu à Baghdad , ou de traverser
à pied le Sahara , de Baghdad à la Mecque.
— Eh bien donc! brave Zahed, réjouis-toi, car je te donnerai
de l'or pour avoir aussi des coursiers , des esclaves , des sérails I . .
Ecoute ! N'entends-tu pas le bruit de plusieurs chevaux qui hen-
nissent du côté, de l'Euphrate ?
— Non , c'est un lion qui passe dans les roseaux .
L'étranger reprit:
— Tu pourras alors abandonner ta vie errante , tu pourras
venir à Baghdad déployer ce luxe que tu hais dans les autres
hommes , tu pourras à ton tour exciter l'envie et disputer aux
pachas de Moussoul et de Bassorah la possession des belles
Mingréliennes que les marchands de Stamboul conduisent chaque
année dans les bazars de l'Irack-Arabi.
— Tais-toi , interrompit Zahed , ne fais pas briller à mes yeux
les perles du paradis , si tes paroles doivent s'envoler au vent ,
aussi légères et aussi vaines que cette poignée de sable , car alors ,
vois-tu, je serais capable det'ôter la vie. Tu as excité en moi une
fièvre qui me brûle jusqu'à la moelle des os; il me faut de l'or ou
du sang pour l'éteindre.
L'étranger sourit en jouant avec la poignée d'un sabre magni-
fique qui pendait à sa ceinture.
— Tu auras l'un et l'autre , brave Zahed , pour calmer ta fiè-
vre ; mais ce n'est pas sur ton bienfaiteur que tu dois prononcer
cet anathème. Un autre... Ecoute, cette fois je ne me trompe
pas , ce sont bien des voix d'hommes que j'entends. Remonte sur
ton cheval , prépare tes armes ; tu es brave et habile à manier les
armes. Prends ce fusil : il faut que cette foule de misérables es-
claves tombe sous nos coups et se disperse. Seulement fais en
sorte que cet homme à barbe blanche , que tu peux apercevoir
d'ici , reste vivant entre nos mains ; alors je tiendrai ma promesse.
C'est à toi maintenant de te montrer fidèle à la tienne.
— Je ne reculerai pas devant le sang, dit Zahed en sautant
200 REVUE DES DEUX MONDES.
(l'un Ijoud sur sa selle , mais songe que ce sang va devenir un ci-
ment qui liera ma fortune nouvelle à la tienne.
Le vieillard qui s'avançait paraissait , à la dignité de son main-
tien, à la richesse de ses vètemens , un personnage d'importance.
Une douzaine d'esclaves arme's le suivaient. Ils s'arrêtèrent lors-
qu'ils se rencontrèrent face à face avec Zalied et son compagnon.
— Allah! bas les armes, esclaves! cria le compagnon de l'Arabe
en faisant voler d'un coup de sabre la tète d'un des serviteurs du
vieillard.
— Bas les armes! répéta Zahed, et d'un coup de pommeau de
son pistolet il jeta sur le sable un autre des serviteurs du vieillard.
Le vieillard tira son sabre et se précipita sur Zahed, qui, évitant
le choc , le jeta lui-même en bas de son cheval. Dès que les servi-
teurs du vieillard virent leur maître entre les mains de leur en-
nemi , ils prirent lâchement la fuite après une inutile décharge de
leurs armes. L'étranger, accourant aussitôt près du prisonnier,
détacha son turban de mousseline, et lui lia les mains derrière
le dos. '
— ' Vieillard! tu me reconnais, n'est-ce pas? Tu reconnais
Hamdoun , l'amant de la fille. Maintenant, degré ou de force, il
me la faut donner !
— Que la volonté de Dieu soit faite, murmura le vieillard. Tu
as ma vie entre tes mains; prends ma vie, mais que le prophète
veille sur ma chère Ildiz !
— Tu me la refuses encore?
— Je te la refuserais quand l'ange Azraèl n'exigerait que ce
consentement pour m'assurer le rachat de mon ame.
— Eh bien ! prépare-toi donc à la mort.
— A mon âge on est toujours prêt.
— Ali-Ahmed, sais-tu bien que tes riches comptoirs de Damas,
de Mossoul et de Baghdad seront perdus pour toi si tu t'obs-
tines à me refuser ta fille. Toutes tes richesses ne te serviront de
rien; je te tuerai. Ton corps restera sans sépulture, et fei'a le
souper de quelque famille de vautours aux cous chauves. Ta fa-
mille , tes amis , ne sauront où t'aller pleurer ; et la fille , ta chère
Ildiz , ne pourra pas de ses mains blanches arroser, chaque matin.
LE CLOU DE /.AHCD. 20 1
de beaux rosiers fleuris autoui- de ton nionumeut funèbre. Ali-
Ahmed 9 voudras-tu mourir comme un chien ?
— Dieu sait distinguer partout les fidèles , répliqua le vieillard
en levant ses yeux au ciel.
— Vieillard inflexible î reprit l'étranger avec une visible émo-
tion, tu es toi-même ton bourreau; que ton sang ne retombe que
sur toi! Encore une fois, veux-tu me donner ta fille?
— Non , car tu es un infâme.
Un éclair de fureur brilla dans les yeux du jeune honune.
— Eh bien ! je ferai plus que de te tuer. Tu pousses mon amour
à bout; tu veux faire de moi un tigre implacable : sois satisfait ,
Ali-Ahmed. Ildiz, ta fille, est belle et brillante comme l'éloile
du ciel dont elle porte le nom. Je couvrirai cette étoile pure d'un
nuage sombre et rouge comme du sang. Je me vengerai de toi sur
ta fille. Je violerai ta fille, Ali-Ahmed; j'en fais le serment so-
lennel, et tu sais si je tiens mes sermens. Je la violerai, cette
vierge pudique , l'orgueil de tes vieux jours, et puis après, mon
poignard en fera justice.
— Oh ! rétracte ce cruel serment , jeune homme, dit le vieillard
en pâlissant ; tu as trouvé le seul côté par lequel la crainte puisse
entrer dans mon cœur. Jeune homme, aie pitié de ma fille , s'il
est vrai , comme tu le dis , que tu l'aimes ; elle est si belle , mon
Ildiz! elle est si pieuse dans son respect pour son père! Deman-
de-moi mes trésors, mes palais, mes esclaves; je t'abandonne
tout. Quelques dattes , un peu d'eau , une poignée de riz, suffi-
ront désormais , si tu le veux , à mon existence , mais laisse-moi
ma fille ; grâce! grâce! au moins pour ma fille.
Le vieillard était aux pieds de l'étranger, qui, enveloppé dans
son manteau , sa tète hâlée immobile dans son épais turban de
mousseline blanche, laissait tomber sur sa victime un regard
dédaigneux et cruel.
— Grâce! pitié! en ai- je trouvé, moi, dans tes dédains quand
tu me repoussais du pied, comme un chien impur, sans t'inquiéter
si je pourrais ou non guérir de mon amour? Apprends que la vie
m'est impossible sans ta fille ; qu'il me faut ta fille de gré ou de
force, morte ou vivante, dans un voile de noce ou dans un lin-
ceul. Pour l'honneur de ta fille , Ali-Ahmed , je te fais ce dernier
102 RliVUE DES DEUX MONDES.
appel. Doune-la-moi pour épouse, ou je l'aurai jîour maîtiesse.
Je porte à ma ceinture tout ce qu'il te faut pour écrire. La lune est
assez belle pour te servir de flambeau : écris ce que je vais te dire,
et signe ce papier de ton cachet; je me charge du reste.
Le vieillard prit en tremblant le calame que l'étranger lui pré-
senta , et il écrivit sous sa dictée une lettre à sa chère Ildiz , à la-
quelle il ordonnait d'épouser sans délai Hamdoun-Effendi, et sans
attendre pour cela son retour.
Hamdoun arracha la lettre des mains du vieillard.
— Ali-Ahmed , je suis content de toi; mais il n'est pas juste
que je sois seul à profiler de ta libéralité. Vois ce jeune homme,
ajouta-t-il en désignant Zahed . qui attendait avec la patience
d'un Arabe le résultat de cette scène. Tu vas le venger aussi des
rigueurs du sort , et lui faire un abandon écrit et signé de tout
l'argent que tes créatures gardent en ce moment dans ton comp-
toir de Baghdad.
Ali-Ahmed laissa tomber sur Hamdoun un regard de mépris et
de pitié; sans daigner lui répondre, il reprit le calame et l'écri-
toire des mains du jeune homme , et jeta devant lui la donation
qu'il lui avait demandée.
— Que le ciel te récompense comme tu le mérites, Hamdoun !
Est-ce là tout ce que tu veux de moi ?
— En effet , dit Hamdoun d'une voix sourde et terrible , il est
temps que nous nous séparions , mais ce n'est pas à Baghdad ni à
Damas que tu retourneras; je te l'ai dit, il faut te préparer à un
plus long voyage ; puisque tu fais des vœux pour mon bonheur, tu
dois bien deviner que ta mort est le premier, le plus cher de tous
mes souhaits. As-tu fait tes ablutions et ta prière à Dieu ?
En disant ces mots, Hamdoun tira son sabre hors du fourreau.
— Misérable ! cria le vieillard en posant ses deux mains sur sa
tête, en signe de miséricorde; oserais-tu bien encore m'assas-
siner?
— Veux-tu de l'eau, répéta Hamdoun, pour faire tes ablu-
tions ?
— Que le prophète m'assiste, murmura Ali-Ahmed! Adieu,
ma iille!
I.K Cl.OU 1)K /.AHll). 2o3
11 n'eut pas le temps d'achever : ou entendit un siftlenient aigu,
et la tête d'Ali-Ahmed roula sur le sable.
Zahed prêta le secours de son bras à sou compagnon , et ils je-
tèrent dans le puits ce cachivre et sa tète sanglante. Puis ils déra-
cinèrent un dattier pour retenir le cadavre au fond du puits.
— Maintenant, dit Hamdoun , brave Zahed, j'ai rempli ma
promesse. Retourne à Baghdad réclamer les trésors du vieillard;
je pars pour Damas. Ton chemin est au sud, le mien est au
nord : adieu , plaise au ciel que nous ne nous revoyons jamais !
Et les deux meurtriers se séparèrent.
Une année après le meurtre, on jeta les fondemens d'un palais
magnifique sur ce même emplacement qui venait d'être témoin de
cette horrible scène. Les vieilles ruines de Ctésiphon et de Baby-
lone furent remuées par des esclaves et des ouvriers. Elles émi-
grèrent sur le dos d'une troupe de chameaux pour- se transformer
en un palais arabe , immense , si merveilleux à voir, que Baghdad
n'en renfeiniait pas de plus somptueux. Les eaux du Tigre furent
détournées de leur lit pour arroser des jardins embaumés de cé-
drats, d'orangers et de lauriers roses. Les soies dorées de l'Inde et
de la Perse revêtirent les divans ; les tapis de Trébisonde et de
Constantinople couvrirent les parquets de cèdre ; les murs se ta-
pissèrent de fleurs peintes et d'arabesques entrecoupées de légen-
des du Koran, de ghazelles de Saadi et de Mésihi, écrites en lettres
d'or. Une foule d'esclaves noirs et blancs peuplèrent cette ravis-
sante demeure , où Zahed , qui avait changé son nom de Bédouin
pour le nom turc de Mohaunued-Ildérim-Tchélébi , fit transpor-
ter son harem , rempli des plus belles femmes de la Mingrélie et
de la Circassie. Les plus rares chevaux de l'Arabie firent retentir
de leurs sauvages hennissemens ce désert, naguère si triste et si
effrayant. La nuit, le jour, on n'entendait que des cris de joie et
de bonheur. On ne distinguait plus que par intervalles le sourd
mugissement des flots du Tigre, que des concerts d'instrumens
étouffaient dans des harmonies sans fin. Des nuées de convives ac-
couraient de Baghdad , et même de Mossoul et de Bassorah, pour
prendre part aux orgies délicieuses que le nouveau maître de ce
séjour enchanteur y faisait jaillir toujours nouvelles, comme les
eaux d'une source limpide. On eût dit que la baguette d'une fée
o:ol REVUE DES DEUX MONDES.
enfantait cliaque jour tous ces prodiges. Les caravanes qui ve-
naient de la Syrie ou du grand désert s'arrêtaient avec délices aux
liortes de ce palais magique; elles oubliaient leurs fatigues en
écoutant la voix des chanteurs et les mélodies des instruniens.
Zahed ou plutôt Mohammed-Ilderim-Tchélébi inventait chaque
jour de nouveaux plaisirs. Les vins de Schiraz et de l'Archipel cou-
laient nuit et jour dans les coupes d'or de ses convives, et alter-
naientavecle scherbetparfuméd'essencederose, de jasmin dePerse
et de musc de Tartarie. Il respirait sur la bouche de ses belles es-
claves des voluptés sans cesse renaissantes. Parmi ces belles filles
demi-nues , aux cheveux noirs , aux seins plus fermes et plus roses
que la chair savoureuse du melon d'eau, c'était à qui par ses grâces,
par ses voluptueuses caresses, fixeraitun instantramour du maître,
amour muable et changeant comme le reflet d'une robe de moire.
C'était à qui ferait le mieux valoir ses charmes , à qui peindrait le
mieux ses sourcils et le bord de ses paupières avec le suc du noir
surmé , à qui donnerait à ses ongles la plus brillante couleur de
pourpre , comme jadis l'aurore aux doigts de rose, tradition de
l'Olympe qui s'est perpétuée sur la terre d'Asie.
Maisl'ame de Zahed restait toujours sombre comme une nuée d'o-
rage au milieu de ses belles esclaves ; au milieu du parfum de l'air
et des fleurs, son œil cave démentait le sourire forcé de ses lèvres.
Quelquefois couché entre des fleurs et des femmes , il revoyait
dans son sommeil son lit de sable du Sahara , son bournous gros-
sier, son fusil arabe luisant comme un éclair et tonnant comme
la foudre. Il se réveillait en pleurant ; il cherchait au-dessus de sa
tête le dôme étoile du ciel que des lambris drapés d'or et de soie
lui cachaient toujours. C'est que l'envie, cette passion qui ronge
comme un cancer , n'est au fond qu'un désir creux et vide que
l'homme ne peut jamais remplir; c'est que l'envieux est ainsi fait
que le bien qu'il n'a pas prend seul de la valeur à ses yeux. Toutes
les richesses de Zahed lui étaient indifférentes depuis qu'il les
possédait. Sa passion n'attendait pour s'enflannner de nouveau
qu'une étincelle, c'est-à-dire un objet qui pût réveiller dans son
ame un désir, un souhait oublié.
Un soir , tandis que Zahed se livrait à la joie avec ses amis sous
les voûtes harmonieuses de son palais, un homme, enveloppé dans
LK CLOr DE ZAHED. 500
les plis d'un bounious et monté sur un cheval syrien du plus beau
sang, entra dans la première cour du sérail. Le tcliiaouch de
Zahed , c'est-à-dire son maître des cérémonies ou son huissier ,
lui demanda s'il était invité à !a fête que donnait ce soir-là son
maître.
Le Syrien répondit qu'il arrivait de sa patrie et qu'il voyait ce
palais pour la première fois. Pour la première fois aussi le nom
de Mohammed-Ilderim-Tchélébi venait frapper son oreille.
— Etranger, veux-tu que je t'annonce à mon maître ? tu es fati-
gué de ta route ; tu as peut-être faim et soif.
— Tchiaouch, je te remercie. J'ai devancé de quelques heures
la caravane qui va de Damas à Baghdad, et je dois continuer ma
route jusqu'au terme de mon voyage. Tiens, prend cette bourse
d'or qui te prouvera que je sais reconnaître les services. Ce palais
me plaît. Dis à ton maître que j'offre de lui acheter son palais pour
un million de piastres. Dans huit jours à pareille heure, je revien-
drai. Trouve-toi à cette même porte , tu me donnex'as une réponse,
et tu recevras de moi un pareil présent.
En disant ces mots , l'étranger lança son cheval au galop , et il
disparut dans la direction de Baghdad au milieu d'un nuage de
poussière.
Quand le tchiaouch vint rapporter à son maître les paroles du
Syrien , Zahed fronça le sourcil et parut humilié qu'un autre que
lui fut assez riche pour offrir de payer comptant une pareille somme.
— Un million de piastres I murmura-t-il en jouant avec les
tresses de cheveux blonds d'un jeune Grec qui lui versait à boire !
un million de piastres pour mon palais ! Il m'en a coûté plus du
double ! Quand tu reverras ce Syrien, tu lui donneras cette réponse.
Va-t'en, et toi, mon cher Odisseus, verse-moi de ce vieux Schiraz,
et prends place à mon côté dans l'angle du divan. Et vous autres
les chanteurs , les musiciens , les danseurs , les belles aimées aux
seins nus , allons, des concerts, du vin, de la joie ! que le jour pâ-
lisse demain devant nos flambeaux. Des cires! des résines ! des
parfums ! Enivrons-nous au milieu des femmes et des roses.
Dans la nuit du huitième jour qui suivit cette nuit-là , le tchia-
ouch de Zahed ne bougea pas de la première cour du palais où il
avait rencontré le Syrien. Les imans de Baghdad du haut de leurs
TOME VIII. i4
2o6 REVUE DES DEL'X MONDES.
minarets appelaient les iitlèles à la prière du matin , quand le pas
d'un cheval retentit sur le pavé de la cour, et le Syrien, enveloppé
dans son bournous , se présenta de nouveau aux regards du
tchiaouch. Celui-ci transmit à l'étranger la réponse de son maître
qui parut le contrarier vivement.
— Tchiaouch, prends cette autre bourse, elle est du double
plus grosse que la première, et va dire à ton maître que je veux
absolument qu'il me cède la possession de son palais. Offre-lui , en
mon nom, deux millions de piastres que je lui paierai sur l'heure,
et il y aura en outre vingt mille piastres pour toi, si le marché se
conclut. Dans huit autres jours je reviendrai de nouveau.
Lorsque Zahed connut les paroles du Syrien, il conçut une
jalousie mortelle contre cet homme qui était assez riche pour sa-
crifier une pareille somme à la satisfaction d'une fantaisie. Depuis
ce jour, il ne dormit plus. La magnificence du Syrien était pour lui
un poignard aigu qui, jour et nuit, lui perçait le cœur, son palais
ne lui paraissait plus digne d'être habité. Ses belles tapisseries de
Perse , ses beaux tissus de l'Inde , ses jardins si frais et si odorans
ne lui semblaient plus c|ue de vils amusemens , d'insignifians plai-
sirs , bons tout au plus pour distraire un planteur de coton ou un
marchand de dromadaires. Il lui tardait que le Syrien se présentât
de nouveau pour connaître enfin cet heureux mortel à qui l'or
coûtait si peu. La veille du jour que l'étranger avait indiqué au
tchiaouch, on vint avertir Zahed qu'une femme de condition ,
voilée , enfermée dans une magnifique litière , et suivie d'un nom-
bre considérable d'esclaves , demandait à lui parler. Il revêtit ses
plus riches habits , se fit arroser des plus exquis parfums , et des-
cendit dans ses jardins où la dame l'attendait. La dame, voilée de
ses yachmaks selon l'usage de l'Orient, et enveloppée d'un large
manteau qui cachait les contours de ses formes , descendit de sa
litière et vint s'asseoir en face de Zahed, sous l'ombrage odorant
d'un bosquet de lauriers roses et de jasmins sauvages. Elle fit signe
à sa suite de se retirer. Quand elle fut seule avec Zahed : — Très-
illustre effendi! que Dieu et le prophète soient avec vous! voilà
bientôt un mois que je suis arrivée de Damas à Baghdad avec mon
mari. Notre intention est d'abandonner la Syrie pour ce pays , et
de nous y fixer avec notre famille, nos esclaves, nos serviteurs qui
LE CLOU 1)K '/.AHED. 20^
sont fort nombreux , et nos richesses qui surpassent fout ce que
^ vous pouvez vous imaginer. En traversant cette route, mon mari
( que la faveur du ciel se répande sur lui comme la rosée du ma-
tin sur les palmiers deBaghdad ) , mon mari a vu votre palais, et
il a conçu aussitôt le plus violent désir de posséder ce palais. 11
vous a fait offrir en échange par votre tchiaouch la faible somme
d'un million de piastres. Pardonnez-lui, seigneur, pour un aussi
puissant et aussi opulent bey-zadé que vous êtes, un million de
piastres c'est sans doute fort peu de chose , surtout si nous consi-
dérons la magnificence de ce sérail et de ces kiosks , la beauté et
la fraîcheur de ces jardins que des eaux vives et des arbres précieux
coupent si merveilleusement. Il a compris son erreur involontaire,
et il est revenu à votre tchiaouch qu'il a chargé de vous proposer
deux millions de piastres en échange de votre palais. Vous allez
encore le refuser sans doute ; mais apprenez que mon mari a un
tel de'sir de posséder ce bien , et en même temps une crainte si
vive de ne pouvoir parvenir à son but, qu'il est tombé depuis huit
jours dans un chagrin mortel. Je ne sais quelle idée il attache à
cette possession , mais je tremble pour sa vie si son désir n'est pas
satisfait. Je viens donc vous supplier, ti ès-grâcieux eifendi, de fixer
vous-même le prix que vous mettez à la cession de votre palais. Je
vous serai éternellement reconnaissante de ce bienfait , puisque
vous aurez sauvé les jours de mon maii , et acquis de la sojte des
droits étei'nels à mon estime et à mon amitié.
La dame accompagna ces mots d'un coup d'oeil qui péne'tra
jusqu'au fond de l'ame de Zahed. Au même instant, le vent vint
à soulever les yachmaks ou les voiles de mousseline qui cachaient
son visage , et Zahed crut plonger im regard dans le paradis de
Mahomet : mie figure céleste , un cou plus blanc qu'un collier de
perles , des lèvres de rose embellies du plus doux sourire. Il de-
meura un instant immobile , comme subjugué par un enchante-
ment. Enfin, il promit tout, et la dame se leva pour prendre
congé de lui.
Zahed voulut connaître le nom de l'acque'reur qui se présentait.
— Mon mari se nomme Hamdoun-Effendi , continua la dame.
— Hamdoun! répéta Zahed en fronçant ses noirs sourcils. El
n'êtes-vous pas la belle Ildiz ?
2o8 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est mon nom.
■ — J'aurais dû le devinei- au doux éclal de vos beaux yeux.
Madame , disposez en tout de votre esclave , mon palais vous ap-
partient. Je n'ai qu'une condition à mettre à mon marché, mais
une condition à laquelle je tiens plus qu'à toute autre chose au
monde. Qui voudra posséder mon palais, doit jurer de remplir
fidèlement l'engagement que j'exigerai de lui à ce sujet. Dites à
votre mari, madame, que je l'attends pour passer le contrat.
A peine la belle Ildiz eût-elle repris le cliemiu de Baghdad,
accompagnée de ses serviteurs et de ses esclaves , que Zahed se re-
tira tout soucieux dans sa chambre. Ce jour-là ne fut marqué par
aucune fête. Les visiteurs et les convives reçurent, contre-ordre ;
pas une lumière ne brilla pendant la nuit aux fenêtres du palais
de Zahed ; pas une esclave n'obtint l'honneur de partagerla couche
de son maître. Zahed méditait quelque projet sinistre ; la beauté
de cette femme avait réveillé l'envie au fond de son ame. Dès lors
il n'avait d'amouv que pour la femme de Hamdoun , de son an-
cien complice dans le meurtre du vieux Ali-Ahmed. Maintenant
il lui enviait sa femme après lui avoir envié ses richesses. Il avait
résolu, même au prix de ces trésors qu'il avait tant souhaités,
même au prix de son sang , de posséder Ildiz , maintenant la seule
pensée de son ame, le seul but de sa vi<3.
Hamdoun ne fit pas attendre sa visite à Mohammed-lldérim-
Tclîélcbi. Pendant la conférence des deux effendis , la belle Ildiz ,
accompagnée de ses femmes et de quelques amies, se promenait
dans les jardins du palais, et visitait les merveilles de cette déli-
cieuse habitation. Bientôt Hamdoun vint rejoindre sa femme les
yeux rayonnans de joie, et il lui annonça que le contrat de vente
était passé par devant un cadi, et que désormais ce palais tant sou-
haité leur appartenait. Ildiz voulut connaître la condition que le
vendeur avait fait stipuler dans le contrat.
— C'est un enfantillage, dit Hamdoun , une bizarrerie à la-
quelle il m'a fallu consentir sous peine d'un refus positif. Vous
savez , m'a dit cet homme, que chacun a sa folie dans ce monde.
C'est à mon grand regret que je me défais de cette habitation char-
mante que j'ai bâtie et plantée moi-même, je ne consentirai
jamais à me considérer comme entièrement dépossédé de ce châ-
LE CLOU DE Z.AHED. 509
leau. J'exige , comme clause essentielle du contrat, qu'il y soit sti-
pulé que je conserve dans ce palais un clou , la place d'un clou ,
c'est bien peu de chose n'est-ce pas? mais je veux que cet espace,
si étroit qu'il puisse être, m'appartienne dans votre palais. Je n'ai
pu, tu penses bien, ma chère Ildiz, lui refusercette légère satis-
faction, qui m'était d'ailleurs imposée comme une condition du
contrat. J'ai signé.
— Mon ami , dit Ildiz en passant amoureusement ses bras autour
du cou de Hamdomi , pourquoi avez-vous consenti à cette clause?
Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous en repentir !
Comme ils rentraient dans le palais , les deux époux virent
quatre esclaves hisser à grande peine une longue boîte de plomb
sur le dos d'un dromadaire. Mohammed-Effendi , monté sur un
magnifique cheval richement caparaçonné , examinait leur travail
avec une attention particulière; Hamdoun s'approche de lui , et
lui dit:
— En prenant possession de ce palais, il est naturel que j'en
connaisse toutes les parties. Des gens de Baghdad m'ont assuré
qu'il y avait autrefois un puits célèbre par son antiquité sur l'em-
placement qu'occupe aujourd'hui le magnifique palais que vous
avez fait élever. Veuillez , seigneur , me montrer ce puits, si vous
l'avez conservé.
A ces mots, le visage triste et sévère de Zahed sembla rayonner
d'une joie infernale.
— J'ai fait combler ce puits, répondit-il.
— Et ne l'avez-vous point fouillé ? N'avez-vous point fait remuer
les décombres ?
— Dans quel but? et qu*aurais-je pu y trouver ? Quelque vau-
tour desséché? Quelque cadavre sans nom, que des assassins y
auraient jeté pour ensevelir leur crime et la vengeance des lois ?
— Des ossemens 1 un cadavre ! répéta Hamdoun, qui pâlit et re-
cula d'effroi.
— Qu'avez-vous , Hamdoun-Efléndi? interrompit Zahed. Il faut
que vous soyez un homme bien vertueux , pour qu'un seul mot
vous trouble ainsi et vous mette en émoi. Rassurez-vous, on n'a rien
retiré de ce puits , car je l'ai fait combler de pierres sans permettre
que mes esclaves portassent leurs regards indiscrets dans les en-
2rO REVUE DES DEUX MONDES.
trailles de la terre. Ce que Dieu a caché doit rester caché. Quand
ce serait le secret d'un crime , c'est à Dieu seul de le ramener à la
surface de la terre, sous les yeux des hommes, et d'en faire jaillir
la vengeance , si c'est l'arrêt de la destinée.
En disant ces mots, Zahed laissa pour adieu au pâle Hamdoun
un riie sardonique et plein d'amertume, puis il fit passer de-
vant son cheval le dromadaire chargé de la boîte de plomb , qui
ressemblait quelque peu à un cercueil , et il prit avec ses esclaves
le chemin de Baghdad.
— Mon ami, dit Udiz après qu'il fut parti, la joie de cet
homme me fait mal. Il y a dans son regard quelque chose qui me
glace.
— Je l'avoue , reprit Hamdoun , il y a quelque chose de surna-
turel dans les yeux de cet homme, que je crois d'ailleurs ne pas
voir ici pour la première fois.
— Cher Hamdoun, tu l'auras vu dans tes voyages avant notre
union, avant la mort de mon infortuné père, car je ne doute pas
que mon père ne soit mort dans ce grand voyage qu'il fit aux
Indes , au moment où il m'ordonna de t'épouseï-.
— Chère Ildiz , s'il a rempli sa destinée , devons-nous murmurer
contre Dieu? Ohl ne rappelle pas de si tristes souvenirs dans ce jour
qui doit être consacré au bonheur.
— Hamdoun, mon cher Hamdoun, interrompit Ildiz en pen-
chant voluptueusement sa tête sur le sein de son mari , tu as raison,
ne pensons qu'au bonheur de nous aimer, tout ici semble nous
présager le bonheur. Je vois le bonheur dans ce ciel pur comme ton
anie, jele vois dans ces flems tendres et délicates comme notre
amour. Un baiser, cher Hamdoun; viens, rentrons; car je t'aime,
et dans tes bras seulement j'oublie l'inquiétude que me cause la
trop longue absence de mon père.
Ils rentrèrent au palais. Hamdoun était pâle et soucieux.
Quelques jours après, il y eut une fête brillante au palais de
Hamdoun. On avait fait venir de Baghdad des chanteurs , des mu-
siciens et des danseuses. Les effendis les plus riches et les plus dis-
tingués de la contrée s'étaient hâtés de répondre à l'invitation de
l'opulent Syrien. Les femmes , voilées de leurs yachmaks , étaient
admises , selon l'usage oriental , à voir les danses , à entendre les
l,E CI.OU Dt Z,AHED. 211
chants du fond d'un salon voisin. Au milieu de la fêle, on vit en-
trer Zalied. Il salua gracieusement le maître du logis, et la main
armée d'un petit marteau d'acier, il enfonça dans la muraille un
clou long et aigu , auquel û suspendit un magnifique bouquet de
fleurs.
Quoique ce grossier clou de fer fut planté dans les plis d'une ma-
gnifique étoffe de Perse qui tapissait le mur du plus beau salon de
la maison , la galanterie de Zahed fut approuvée , et vantée surtout
par les femmes. Hamdoun vint le complimenter sur la manière dont
il disposait de la propriété qu'il avait conservée dans le palais.
Ildiz elle-même modifia quelque peu l'opinion qu'elle avait conçue
de cet homme à la première vue.
— Ilfaut, se disait-elle tout bas, se méfier de la première im-
pression. Cet homme, pour lequel j'éprouve, malgré moi, une ré-
pugnance invincible , est peut-être après tout un fort honorable
seigneur. Je dois attendre pour le juger.
Ce soir-là, Zahed déploya dans la conversation beaucoup d'esprit
et de gaîté. Hamdoun fut enchanté de lui : il ne regretta plus d'a-
voir inséré cette clause bizarre dans son contrat , et s'il eût cru se
rendre agréable à Zahed , il lui eût accordé la propriété d'un se-
cond clou dans son sérail.
Zahed continua pendant plusieurs semaines à venir visiter
chaque jour l'acquéreur de son palais, et chaque jour aussi les
fleurs les plus fraîches et les plus rares étaient suspendues par lui au
clou qu'il avait planté dans la muraille. Chaque jour, il entremêlait
ses fleurs de ghazelles et autres pièces de poésie écrites en langue
persanne , arabe et turque. Une pensée d'amour était toujours le
fond et le refrain de ces ghazelles , qui semblaient s'adresser [aux
étoiles du ciel. Mais le nom d'Ildiz , qui signifie étoile, en langue
turque, rendait l'allusion assez palpable pour que personne ne
pût s'y tromper. Les amis et les convives de Hamdoun lui rap-
portèrent les bruits injurieux qui couraient à ce sujet sur son
compte dans la ville de Baghdad. Hamdoun n'y fit d'abord au-
cune attention, mais les visites de Zahed devenant de plus en
plus longues et plus fréquentes , ses ghazelles à Ildiz ne daignant
plus même emprunter le voile de l'allégorie , Hamdoun s'en plai-
215! REVUE DES DEUX MOIN DES.
gnit anièieiiient à Zalied , qui promit qu'à l'avenir il supprimerait
les ghazelles et les vers.
Ce clou malencontreux était plante' par malheur dans le plus
beau salon du palais. C'était ce salon que Hamdoun avait choisi
à cause de sa fraîcheur et de sa magnifique situation pour y
passer avec sa femme les nuits brûlantes de l'été. Zahed tint
parole, et pendant plus de quinze jours, il ne suspendit à son
clou que des fleurs, et ses visites devinrent plus rares et plus
circonspectes.
Enfin, un soir, en entrant dans sa cliambre pour se coucher,
Hamdoun trouva sa femme tout en larmes. Il voulut connaître
le motif de son chagrin. Ildiz refusa d'abord de lui répondre ; il
insista ; Ildiz lui montra du doigt un rouleau de papier suspendu
au clou de Mohammed-Tchélébi. En déroulant ce papier, Ham-
doun resta pâle et nmet d'épouvante : c'était un dessin colorié
avec une finesse extrême; il représentait, dans une campagne nue
et déserte , auprès d'un puits, un vieillard, les yeux et les mains
levés au ciel , implorant la pitié de deux assassins , dont l'un tenait
son sabre levé sur sa tête. Les deux meurtriers étaient placés dans
l'ombre , et l'on ne pouvait distinguer leurs traits , mais la figure
du vieillard, illuminée par un rayon de la lune, offrait la jilus
parfaite ressemblance avec le père d'Ildiz, le vieil Ali-Ahmed.
Hamdoun consola sa femme en lui persuadant que cette pré-
tendue ressemblance n'était qu'un effet de son imagination, et
arrachant avec colère ce tableau accusateur , il le mit en pièces ,
et bientôt Ildiz s'endormit dans ses bras. Mais Hamdoun , lui ,
ne dormait pas ; ses yeux farouches luisaient dans l'obscurité
comme des charbons ardens, car la crainte du châtiment contras-
tait dans son cœur avec le désir d'assurer le secret de son meurtre.
Il ne pouvait plus douter que Mohammed-Ildérim-Tchélébi n'eût
connaissance de l'attentat horrible auquel il devait la possession
d'Ildiz, mais toutefois, le changement de nom de Zahed, les
traits hâlés du Bédouin , blanchis par la nonchalance et le repos ,
l'empêchaient de reconnaître, dans ce brillant Tchélébi, le pauvre
Arabe au bournous troué. Hamdoun résolut néanmoins de se
mettre sur ses gardes , et de chasser la crainte et le soupçon de
l'esprit de son Ildiz bien-aimée.
LE CLOU DE ZAHED. 2i3
Pendant quelques jours, Zahed ne mit pas les pieds au palais.
Mais le soir , en se couchant , les deux époux remarquèrent au
clou de Mohammed-Elïendi un voile épais de mousseline blanche
qui semblait envelopper et cacher quelque chose.
Hamdoun frémit involontairement , et colorant son effroi d'une
pensée de respect pour la propriété d'autrui , il défendit à sa
femme de chercher à connaître le secret de Mohammed-Effendi.
Cette défense rendit plus vive encore la curiosité d'Ildiz ; elle
entoura son mari de ses bras voluptueux , elle le couvrit de ses
baisers et de ses caresses , elle le pria de lui permettre de soulever
le voile qui cachait sans doute quelque nouvelle surprise; mais
Hamdoun fut inébranlable dans son obstination : il ne répondit
aux pressantes sollicitations de sa femme que par un refus formel.
Enfin il s'endormit dans ses bras, en formant mille projets pour se
mettre désormais à l'abri des persécutions de ce Mohammed-Ef-
fendi , qui , à n'en pas douter , était éperdument épris des charmes
de son Ildiz.
Mais qui peut se flatter de triompher de la curiosité d'une
femme? Quel homme peut dire : J'éteindrai cet incendie qui, sem-
blable au phosphore , brûle dans l'eau et ronge les obstacles? Le
désir allumé dans l'imagination d'Ildiz s'accroissait à chaque ins-
tant; ses beaux yeux, ouverts et fixés vers l'extrémité de la chambre,
dévoraient , au milieu du silence de la nuit, ce voile mystérieux ,
que la pâle lumière d'une lampe faisait vaciller dans l'ombre , ainsi
que l'ame d'un trépassé. Un affreux serrement de cœur lui disait en
secret que ce mystère ne pouvait être éclairci que pour son mal-
heur; mais la curiosité, plus poignante encore que la crainte , la
poussait, comme en dépit d'elle-même , à connaître ce secret, que
ses vagues pressentimens lui peignaient sous les couleurs les plus
sombres. Enfin , pendant le sommeil de Hamdoun , la tremblante
Ildiz se dégagea de ses bras , et , demi-nue , le sein haletant , re-
tenant le bruit de son haleine , elle posa ses pieds délicats sur le
parquet; puis , détachant la lampe qui se balançait doucement au
plafond , et faisant à la flamme un transparent abri de sa belle
main de rose, elle se glissa , pâle de crainte et, de désir , auprès de
ce voile mystérieux , dont les légers plis , agités par le vent de son
souffle, battaient silencieusement contre son visage , comme pour
2l4 UEVUE DES DEUX MONDES.
exciter sa main à les soulever. Ildiz céda à la tentation ; elle en-
leva le'fjèrenient le voile de mousseline.
Horreur ! Une tête d'homme , toute noire de sang , était accro-
chée au clou. Les cheveux blancs de cette tête se hérissaient
comme des flèches, ses yeux creux et sans éclat semblaient
chercher leur regard , et sa bouche s'ouvrait comme pour crier :
Vengeance !
Ildiz tomba pâmée sur le parquet. Elle venait de i-econnaître ,
dans cet horrible tronçon, la tète de son père. Cette tète, embaumée
selon l'ancienne coutume de l'Egypte , avait conservé sa couleur et
la dernière expression de ses traits. Au cri que poussa Ildiz, Ham-
doun se leva tout droit sur son lit, comme un fantôme. Son visage
demeura quelques instans immobile et blême, pareil à une figure
de marbre , en présence de cette effroyable dépouille , qu'il crut
échappée au charnier de l'enfer. Au gémissement d'Ildiz répondit
aussi une autre voix , une voix glapissante et ricaneuse comme la
voix d'un démon. Un pan de la tapisserie se déchira tout à coup ,
et vm Bédouin s'avança dans la chambre nuptiale, vêtu de son
bournous , et tenant à la main son sabre courbe , dont la lame nue
étincelatt dans l'ombre.
— Zahed! cria la voix effrayée de Hamdoun.
Et au même instant il se précipita sur ses armes.
— Peine inutile , murmura l'Arabe , en le faisant retomber
sur son lit , pâle , désarmé , et la terreur sur le front. Ham-
doun, reconnais-tu maintenant, ,sous cet ancien vêtement, le
Bédouin Zahed , qui t'aida , pendant une nuit splendide de la
lune de Zilcade, à verser le sang du père de ton Ildiz.
-^ Oh ! les monstres , les monstres ! murmura lajeune femme eu
arrachant ses beaux cheveux noirs qui retombaient autour d'elle
tremblante et nue, comme les plis d'un manteau de deuil.
— Oui, Zahed, je te reconnais ! murmura Hamdoun. Et sa main
convulsive semblait chercher un poignard à sa ceinture.
— Ainsi, parce que tu m'as donné de l'or pour du sang, poursuivit
Zahed, tu crois être quitte envers moi. Insensé! ne porté-je pas
un cœur aussi, moi., sous la mamelle gauche? Ce cœur, il est im-
mense, insatiable et vide comme le désert! Tous les trésors de
l'Inde , de la Perse et de l'Arabie ne rempliraient pas ce vide ! toi
LE CLOU DE ZAHED. 2l5
seul Ilviindoun , tu peux le combler! C'est mon bonlieur, c'est ma
vie que tu tiens entre tes mains! Hanidoun ! pour la dernière fois,
sois généreux envers moi , et je jure que tu n'auras rien à redouter
désormais. Autrefois j'enviais tes richesses, tes palais, ta vie de
luxe et de repos ; maintenant c'est ta femme que j'envie , c'est ton
lldiz aux yeux célestes , c'est elle qu'il me faut pour ne pas mou-
rir d'amour et de desespoir. Donne-la moi, et je me retire avec
elle sous latente des Arabes mes frères, et jamais tu ne me re-
verras venir troubler ton repos. Tu ne me réponds pas, le sourire
du mépris est sur ta bouche ! Hamdoun, livre-moi ta femme , ou
enfonce-lui ce poignard dans le sein. C'est mon dernier mot; choi-
sis, ou je te poignarde toi-même!
— Hamdoun ! cria la belle lldiz en se tramant sur ses genoux
meurtris auprès du lit nuptial ! Hamdoun , tue-moi plutôt que de
me livrera cet infâme!
— Eh bien ! dit Zahed en tirant son khandjiar de son fourreau
d'argent , Hamdoun as-tu choisi ?
— Donne , répondit froidement Hamdoun , en laissant tomber
un regard sur cette femme échevelée. lldiz ouvrit ses bras pour
serrer son mari contre son cœur; elle retomba dans une marre de
sang avec un poignard dans le sein.
— Es-tu satisfait, Zahed?
— Je le suis. Au moins tu ne la posséderas plus.
— Retire-toi donc , infâme !
— Je me retire , mais tu n'as pas oublié que ce cloum'appartient.
Et d'un coup de sabre le barbare trancha la belle tête d'Hdiz
qu'il suspendit au clou par les cheveux.
— Adieu maintenant , brave Hamdoun ! si tu en as le courage ,
reste dans cette chambre auprès de cette tête que tu as tant aimée.
Je te déclare que jusqu'au moment où l'air aura rongé ces chairs
mamtenant si fraîches et si rosées, jusqu'au moment où ces osse-
mens blanchis tomberont d'eux-mêmes en pourriture , cette tête
restera là . et tu la regarderas comme tu regardais tout à l'heure
la tète du vieillard, sinon je fais valoir notre contrat devant la
justice.
— Zahed ! interrompit Hamdoun , suffoqué par ses sanglots ,
Dieu m'a puni en me frappant avec ton bras. Ecoute , je te pro-
2l6 BEVUE DES DEUX MONDES.
pose maintenant un autre contrat. Tu viens de rompre le seul lien
de bonheur qui m'attachait à la vie. Veux-tu me rendre ce corps
et cette tête morte que tu ne m^envieras plus dans cet état? je
te donnerai en échange ce palais dont je t'ai déjà payé le prix , car
ce palais ne peut être à moi tant que tu y posséderas un clou. Ce-
lui qui possède un clou dans un palais , possède autant dans ce
palais que celui à qui appartient le palais tout entier. C'est pour-
quoi je ne t'aurais pas cédé même un cheveu de ma femme. Elle
sera moins morte pour moi maintenant enfermée dans le tombeau,
que vivante entre tes bras. C'est par amour pour elle que je l'ai
tuée. A moi le corps , à toi le palais !
Alphonse Royer.
LETTRES PHILOSOPHIQUES
ADRESSEES
A UN BERLINOIS.
IX.
DE L OPINION LEGITIMISTE. M. DE CHATEAUBRIAND
Paris , 3 octobre i83o.
S'il suffisait , monsieur , aux principes nouveaux de la civili-
sation moderne de paraître pour triompher, le monde serait plus
heureux , l'histoire plus courte , et l'homme moins grand. Mais
quand une vérité jusqu'alors inconnue commence à poindre ,
veut se familiariser avec les hommes , et se répandre parmi eux ,
elle trouve la place prise et depuis long-temps occupée. Les idées
anciennes sont en possession ; et la vérité sera contrainte à l'u-
surpation , pour peu qu'elle veuille s'établir et s'asseoir. Alors
commence la lutte : le génie novateur qui s'ignore lui - même ,
impatient de jeunesse , ivre de force et d'espérance , saisit la vic-
toire au vol avec cette rapidité étincelante contre laquelle il n'y
' Voyez les livraisons du i5 janvier, i5 février, i5 mars, i5 avril,
i^*" juin, i*"" juillet, i5 aoiit et j5 septembre.
ai 8 REVUE DES DEUX MONDES.
a pas de refuge. Les révolutions commencent toujours par un
coup de tonnerre. Le passé recule, il est épouvanté, il se sent
envahi : cependant la confusion se met parmi les novateurs ; les
rangs sont mal gardés ; les cris se contredisent ; les volontés se
heurtent ; la victoire n'est plus poursuivie avec cette unanimité
qui l'a conquise : ce changement n'échappe pas à l'œil des vain-
cus ; peu à peu ils reparaissent dans toutes les positions naguère
abandonnées ; ils rallient leurs phalanges et viennent à leur tour
offrir le combat. Alors la lutte recommence , elle n'est plus
étourdie , pétulante et courte ; des deux côtés elle est réfléchie ,
sombre et acharnée. D'une part, c'est l'anticiuité , tout ce qui a
autorité parmi les hommes par la possession et le temps , la
coutume , les trachtions héréditaires , les ci'oyances réputées
saintes , les idées estimées sages , les intéi'êts reconnus sacrés ;
enfin l'esprit du passé , déployant tout ce qui lui reste de prestige
et d'empire. De l'autre, c'est ce que l'esprit humain a de plus
jeune, de plus vif et de plus^ frais , l'innovation pleine d'audace
et de cœur, la pensée fière d'être libre, qui veut régner, quoique
récente ; l'intelligence qui fait pleuvoir les plus sanglans mépris
sur les puissances cjui ne relèvent pas d'elle , le génie des choses
inconnues , le démon de l'avenir qui anime ses soutiens, électrise
ses soldats et leur crie de mettre leur foi , leur religion , leur
poésie dans leurs espérances et non pas dans leurs souvenirs.
Voilà , monsieur , ce qui se passe en ce moment en France : vous
ne pouvez plus nous apercevoir qu'à travei'S les nuages et la
poudre de l'arène et du combat. Non , jamais chez aucun peuple,
jamais à aucune époque du monde , le duel du passé et de l'ave-
nir n'a été plus flagrant : tout est en présence ; tous les cœurs
sont à nu , toutes les passions sont hardies et sincères ; elle n'est
pas prête à se dissoudre, la société assez forte pour supporter ces
schismes douloureux.
En vous parlant , monsieur , des prétentions et des doctrines
des partisans de l'ancienne monarchie , je ne crois pas trop diftl-
cile d'être juste : plus je suis loin de ces opinions , mieux je puis
les découvrir et les voir , et l'on doit mieux compi'endre ses ad-
versaires à mesure qu'on s'en sépare davantage.
LETTRES PHILOSOPHIQUES. 2IC)
C'est une épreuve excellente pour les vérités dans lesquelles
on a foi , qu'une confrontation sincère avec les propositions qui
les contestent. Or le parti du passé a toujours professé que la ré-
volution française n'avait été ni nécessaire ni légitime. Ainsi, sans
nécessité, tout un siècle, le dix-huitième, aura rendu possibles et
inévitables des cliangeniens éclatans; sans nécessité un homme
d'état , Turgot , aura tenté dans l'état une réforme universelle ;
sans nécessité un grand peuple, les Français auront consenti à
démolir leur civilisation antique pour vivre quarante trois ans
sous la tente , et se porter l'avant-garde du monde dans la pour-
suite de destinées nouvelles ! Aveuglement ! illusion ! Mais la né-
cessité est la maîtresse des choses humaines ; à son geste , tout
obéit : tant qu'elle n'a pas parlé , tout demeure immobile : elle
proclame ses décrets par les actes du genre humain , et elle dé-
pose l'esprit de ses lois dans lesaccidens de l'histoire. C'est chez
certains esprits le signe d'une cécité déplorable et d'une pitoyable
faiblesse que la méconnaissance de la nécessité, les petites colères,
les malédictions furibondes vainement opposées aux envahisse-
mens invincibles de ce qui doit être. La nécessité est le langage
que Dieu parle à la terre ; c'est le voile transparent à travers le-
quel il se manifeste aux humains. Et où en serions-nous si nous
ne reconnaissions pas à ce qui est nécessaire un caractère sacré ?
mais alors pourquoi nos pères ont-ils vécu ? pourquoi vivre nous-
mêmes? En vérité si l'on perd la foi dans la nécessité progressive
qui est la vertu impulsive du monde , il faut dépouiller la vie ,
comme un vêtement inutile. Je consens à trouver isolémentles hom-
mes faibles et corrompus , je me résigne au spectacle et au con-
tact des vices et des misères qui entachent leurs qualités et leurs
vertus ; mais au moins laissez-moi croire à la dignité et à la for-
tune de l'humanité , et que les petitesses de chacun me soient ra-
chetées par la grandeur de tous. Or c'est nous insulter et nous
calomnier, nous France, nous genre humain, que de nier la né-
cessité de ce que nous faisons depuis environ un demi-siècle;
c'est nous mettre au ban de l'histoire ; la tête nous a donc tour-
né : ce n'est pas assez , si nous nous trompons , nous avons été
précédés nous-mêmes par une longue suite d'erreurs, et depuis la
22b REVUE DES DEUX MONDES.
fin du xiii^ siècle , époque où commence à être troublée l'o
béissance uniforme à i'autorité qui se dégrade insensiblement ,
tout extravague et tout s'égare. La révolution française est soli-
daire de toute l'histoire moderne ; il faut nous absoudre ou con-
damner le monde.
Mais , monsieur , si la révolution française , quelle que fût sa
nécessité , n'avait qu'un point de départ illégitime ; si par sa ma-
nière de se manifester , elle avait violé un principe éternel , savoir
que la révolte n'est jamais permise , si elle avait cessé d'être
juste le jour qu'elle devint insurrectionnelle Examinons.
C'est le christianisme qui a enseigné l'obéissance absolue aux
puissances, et a voulu en faire une vérité de tous les temps et de
tous les lieux. Avant lui , l'antiquité professait le respect aux lois
de la patrie , mais elle estimait sainte la résistance à la tyrannie ,
elle punissait par le bras de chaque citoyen la violation de la cité.
Si un usurpateur prenaitla place des lois, c'était bien de l'immoler.
La liberté antique , sortie de l'exaltation de la force morale , de-
mandait des vengeurs à cette même force : fondée par la justice
qui civilise , elle mettait le poignard aux mains de la justice qui
frappe. Quand Jésus-Christ vint prêcher les hommes, il leur
trouva la tête vide, le cœur corrompu et petit : il n'y avait plus
rien des vertus antiques ; l'homme ne vivait plus qu'au caprice
de ses appétits ; il fallait le purifier et le changer ; il ne s'agissait
plus de sacrifier des tyrans , le monde les méritait , d'évoquer la
liberté de Sparte ou de Brutus, morte, morte à jamais. C'était la
vérité morale qu'il fallait communiquer non pas au citoyen, mais
à l'homme , la résignation , la foi à l'immortalité , un immense
désir du ciel qu'il y avait à répandre dans les âmes. Aimez-vous,
méprisez la terre , supportez la vie comme un fardeau pesant ;
aimez les puissances bienfaisantes, supportez les puissances véné-
neuses comme des épreuves nécessaires. Cependant le monde est
changé, tout est chrétien depuis l'empereur jusqu'au serf; le spiri-
tualisme de l'Evangile , plein de profondeur et d'humilité , règne
dans tous les cœurs. Soyons attentifs ; comment vont marcher les
sociétés? J'observe qu'une fois la théocratie romaine et la féodalité
constituées, ni la féodalité ni la théocratie ne veulent s'améliorer
LETTRES PHILOSOPHIQUES. 2?. I
el se réformer. En vain les peuples leur montrent leurs plaies dou-
loureuses ; on leur répond en tirant la chaîne avec une dureté plus
impitoyable , on leur signifie que par le silence seul ils peuvent
obtenir une oppression stationnaire : que va donc devenir l'huma-
nité? Je convoque ici tous les sophistes de l'esprit rétrograde, je
les interpelle : qu'ils nous indiquent le remède ; les rois sont sourds,
le cœur est endurci , l'esprit hébété,; le saceidoce est complice; où
l'homme se réfugiera-t-il , si ce n'est dans sa force ? Je veux, par
une hypothèse, supprimer de l'histoire toutes les insurrections, et
je demande compte du genre humain. Où en serait la liberté poli-
tique sans la révolte des bourgeois et des communes? la liberté
religieuse, sans la protestation armée de la moitié de l'Europe ? Et
l'histoire ne nous offre pas seulement le fait énergicjue des résis-
tances légitimes : elle nous donne à lire la déclaration théorique
et solennelle du droit que se sent l'homme de secouer violem-
ment les violences de la tyrannie. Ce fut le 4 juillet 1 776 que dans
un monde nouveau, d'une civilisation récente, des hommes d'un
esprit di'oit et d'un cœur ferme prononcèrent ces paroles devant
leurs concitoyens et leurs semblables : <i Nous regardons comme
'< incontestables et évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes :
« que tous les hommes ont été créés égaux ; qu'ils ont été doués
« par le créateur de certains droits inaliénables : que parmi ces
« droits on doit placer au premier rang la vie , la liberté et la re-
« cherche du bonheur; que pour s'assurer la jouissance civile de
« ces droits , les hommes ont établi parmi eux des gouvernen.ons
« dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés ;
« que toutes les fois qu'une forme de gouvernement quelconciue
« devient destructive de ces fins pour lesquelles elle a été établie,
« le peuple a le droit de la changer et de l'abolir , et d'instituer
« un nouveau gouvernement en établissant ses fondemens sur les
« principes et en organisant ses pouvoirs dans la forme qui lui
. « paraîtront les plus propres à lui procurer la sûreté et le boii-
« heur. A la vérité, la prudence exige que l'on ne change pas,
« pour des motifs légers et pour des causes passagères, des gou-
« vernemens établis depuis long-temps. Aussi l'expérience de
« tous les siècles démontre-t-elle que les hommes sont plus dis-
« posés à souffrir tant que leurs maux sont supportables , quà se
ÏOME VIII. 1*3
222 REVUE DES DEUX MONDES.
« faire justice eux-mêmes en abolissant les formes de ^ouverne-
< ment auxquelles ils sont accoutumés. Mais , lorsqu'une longue
« suite d'abus et d'usurpations , tendant invariablement au même
« but , prouve évidemment le dessein d'e'craser un peuple sous
« le joug d'un despotisme absolu, alors il a le droit, c'est même
« un devoir pour lui , de renverser un pareil ordre de choses et de
« confier son avenir à d'autres mains '. « Il n'y a pas de sophis-
me qui puisse ébranler le bon sens de ces paroles; c'est la con-
science du peuple et du genre humain dans ce qu'elle a de plus
simple et de plus e'vident ; c'est le redressement de la théorie du
christianisme sur l'obéissance absolue ; c'est la déclaration écrite
des progrès de l'humanité. Il y a donc eu, depuis saint Paul jus-
qu'à Jefferson , un aggrandissement de l'esprit et du cœur de
l'homme; depuis l'enthousiaste de la route de Damas jusqu'au
fondateur de l'indépendance américaine , l'homme est devenu
successivement plus pur , plus profond , plus réfléchi , plus libre ,
plus intelligent. Ainsi donc il n'y a pas jusqu'aux propositions du
christianisme qui ne reçoivent du temps des commentaires plus
larges ou des corrections nécessaires ; autrement , c'est mettre
' Cette déclaration solennelle est suivie de la série des griefs des Etats-
Unis contre l'Angleterre , et se termine par ces mots : En conséquence,
t( nous représentans des Etats-Unis , assemblés en congrès général, <n ap-
te pelant au juge suprême de l'univers qui connaît la droiture de nos in-
« tentions , nous publions et déclarons solennellement, au nom et de l'au-
« torité du bon peuple de ces colonies , que ces colonies sont et ont droit
« d'être des états libres et indépendans ; qu'elles sont dégagées de toute
« obéissance envers la couronne de la Grande-Bretagne ; que toute union po-
« li tique entre elles et l'état de la Grande-Bretagne est et doit être enlière-
« ment rompue; et que, comme états libres et indépendans, elles ont
« pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix , de contracter des
« alliances, d'établir le commerce et de faire tous les autres actes ou
« choses que les états indépendans peuvent faire et ont droit de faire. Et
« pleins d'une ferme confiance dans la protection de la divine Providence,
« nous engageons mutuellement au soutien de cette déclaration notre vie,
« nos biens et notre honneur, qui nous est sacré. »
( Déclaration de l'indépendance par les représentans des Etats-Unis d'Amé-
rique, assemblés en congrès, le 4 juillet 1776)
LETTRES PHILOSOPHIQUES. 223
l'Evanfjile hors la loi de l'humanité, je ne veux pas prendre ma
part d'une pareille impiété.
L'écueil où viennent toujours se briser les soutiens du passé est
l'obligation où ils se trouvent d'injurier le présent et l'histoire de
la patrie depuis quai'ante années. Cette révolution, qui a fait l'ad-
miration et le salut du monde, n'a été ni nécessaire ni légitime ;
nos grands hommes, orateurs et guerriers, sont des factieux;
notre gloire est exceptionnelle ; on pourra la couvrir d'une am-
nistie à force de clémence : notre émancipation est une folie ; il
faudra retourner en 1788, relire les cahiers de nos pères, en ex-
traire quelques humbles vœux et les présenter au bon plaisir de la
légitimité triomphante.
Mais, disent les partisans de l'ancienne société, nous avons ab-
diqué le droit divin ; seulement nous sommes restés fidèles à
l'hérédité du pouvoir monarchique de mâle en mâle par ordre de
primogéniture ; ce principe est à nos yeux le fondement de l'an-
cien droit national français et doit vivre éternellement : voilà pour
nous quelle est la légitimité. Cette proposition, qui semble plus
modeste et plus laisonnable, n'a ni moins d'inconvéniens ni
plus de vérité que la théorie du droit divin ; c'est toujours la né-
gation des résultats de 1789 ; c'est toujours contester au peuple
français sa souveraineté ; c'est lui refuser l'omnipotence là où il
importe le plus qu'il la garde pour l'exercer au jour marqué. La
constitution de 1791 maintint la royauté, mais elle abaissa le
droit du trône devant le droit du peuple : elle lit du sceptre une
magistrature utile , un ministère public ; elle n'abolit pas la mo-
narchie, mais elle voulut la convertir et la tourner doucement en
démocratie. Dans cette œuvre, la Constituante obéit à l'impulsion
de son siècle et de la France : il n'y eut rien là d'arbitraii'e. De-
puis Louis XIV , le pouvoir royal avait constamment reculé de-
vant les progrès de la société , devant les agrandissemens d'un
peuple intelligent et laborieux. Voilà pourquoi aujourd'hui la
France, qui a commencé son histoire par l'aristocratie féodale ,
qui s'est ensuite affermie sous l'autorité d'une monarchie glo-
rieuse et forte , travaille à se développer et à s'asseoir dans les
formes nouvelles d'une démocratie constituée. Hors de ce point de
3.24 REVUE DES DEUX MONDES.
vue, l'histoire de notre patrie n'estplus qu'un cliaos, un labyrintlie
sans issue, un naufrage éternel.
Bossuet a dit qu'il n'y a pas de droit contre le droit- je m'em-
pare à mon tour de cet adage et je maintiens que rien, ni race ni
famille n'a un droit qui puisse en France primer le droit du pays.
Et si l'on déplore la fatalité qui bannit du trône un enfant qui
n'a rien fait , nous demanderons pourquoi il n'y aurait pas une
solidarité pour les dynasties, quand on en reconnaît une pour les
peuples, et pourquoi les nations au jour de leur justice ne s'ar-
meraient pas des sentences dont on a voulu les accabler? Le fils
de Napoléon s'est éteint dans l'exil ; pourquoi le fils d'un prince
sans gloire, dont la mort tragique fut la seule distinction , serait-
il plus Jiuereux ? Nous ne sommes pas acharnés contre un enfant ;
nous savons tout ce qui s'attache de charme douloureux , dans
l'ame des serviteurs fidèles , à une royale enfance qui commence
la vie par la proscription : mais est-ce notre faute à nous? D'ail-
leurs cette antique famille, qui depuis un siècle est stérile en hé-
ros et ne peut se recommander auprès de nous que d'Henri I\ et
de Louis XIY, a-t-elle bonne grâce à se plaindre? Dans ses pros-
pérités, a-t-elle eu pitié des vaincus ? a-t-elle eu pitié de nos
guerriers? a-t-elle eu pitié du grand empereur quand il se pro-
menait sur les grèves de Ste-Hélène? Qu'elle se rende justice;
que, rappelant un reste de fierté , elle ne veuille plus de nous
quand nous ne voulons plus d'elle , et qu'elle laisse la France
poursuivre en paix ses immortelles destinées.
En parcourant, il y a quelques jours, monsieur, la collection
du Conservateur^ j'y ai trouvé cette proposition : La révolution
française ne fera pas plus époque dans l'histoire générale, que les
jours d'ii'resse d'un homme du peuple ne font époque dans l'histoire
de sa vie (i). Vous reconnaîtrez l'aveuglement que je vous ai si-
gnalé : il vaut la peine de relire les pages de ce receuil célèbre ,
pour constater à quelles aberrations s'abandonnèrent les défen-
seurs de l'ancien ordre : à leurs yeux, la société est folle, im-
pie; la philosophie moderne est une philosophie essentiellement
' Tome 111, page 53fi.
LETTRES PHILOSOl'HIQUES. 225
alliée \ La France est perdue si elle ne remonte violeuînient le
cours de son histoire. Et la vérité est si ^grossièrement outragée ,
qu'on ne s'expliquerait pas l'influence exercée par cette feuille
loyaliste, sans l'intervention d'un lionnne, M. de Chateaubriand,
qui prit l'antique monarchie sous sa tutelle , et cacha quelque
temps sous les splendeurs de sa gloire les taches de la coiuonne
et les ruines du trône. Comment donc le premier écrivain de no-
tre âge se trouve-t-il dans d'autres rangs que les nôtres ? D'où
vient ce divorce entre les allures du génie et les mouvemens de
la liberté ?
C'est la Bretagne , une des plus illustres provinces de la France,
qui nous a donné M. de Chateaubriand. Dans les bruyères de
Combourg s'éleva son enfance et sa première jeunesse; il y était
le compagnon des vents et des flots, pour parler son langage ; il y
contracta l'amour de la solitude et de la nature , le besoin des
grands spectacles de la création , et par contre-coup des pathéti-
ques émotioTT? qu'impriment au cœur les ruines de l'histoire. Cette
enfance décida de sa vie ; elle éveilla cette imagination céleste qui
a fait ses tourmens et nos délices , don divin et douloureux , irré-
sistible enchanteresse qui ne commmiique ses secrets et sa jouis-
sance qu'en déchirant l'homme dont elle fait un poète sacre', une
lyre éternelle , un temple animé. Au printemps de 1791 , le jeune
François de Chateaubriand quitta sa mère et la France pour com-
mencer à voyager ; volontairement il se détourna du choc de la
révolution pour traverser les mers , pour visiter l'Amérique , pour
entamer cette course aventureuse qui se confond avec sa vie ,
qu'elle remplit presque tout entière , et dont elle est l'image.
Désormais le voyageur ne se reposera plus ; c'est peu pour lui
d'avoir serré la main de Washington , et contemplé les monumens
de rOhio; après avoir touché le sol de la patrie, il repart, et je
le vois dans Rome. Mais ce jeune homme est déjà rassasié dans
son cœur , ou plutôt il a tout dévoré : il a tourné la tète vers
rOrient, il aspire à Jérusalem , en prenant pour étapes Sparte et
Athènes; eh bien! ni Jérusalem, ni Lacédémone, ni les cités de
' Tome V, paijc 443.
220 REVUE DES DEUX MONDES.
Minerve et de Rémus ne le satisferont ; en vain le nomade Breton
a poursuivi tous les souvenirs ; en vain il s'est penché sur tous
les débris , il n'a rien trouvé qui pût combler le vide de cette
anie qui se dévore et s'alimente sans relâche. Cette ame dépasse
les proportions de tous les spectacles qu'il se donne , elle le fait
plus grand que toutes les grandeurs accumulées à ses pieds ; il
vêve au-delà d'elles; et mécontent de la terre qu'il a visitée, des
hommes qu'il craint et qu'il connaît peu, triste, ramené h Dieu
par cet ange de la mélancolie qui est sa muse , il n'a plus pour
tempérer l'amertume des jours qui pèsent sur lui, qu'à faire écla-
ter sur sa lyre ses douleurs et ses chants. Alors , à ces acceus nou-
veaux, les peuples s'arrêtent, les générations s'émeuvent au fond
de l'ame , on les dirait suspendues aux lèvres dujDoète pour boire
avec ivresse une si délectable harmonie : jamais, avant lui, on n'a-
vait entendu rien de si doux et de si magique ; il règne dans tous
les cœurs, surtout dans celui des fennnes et des adolescens. Eh !
qui n'a pas enchanté sa première jeunesse avec les tiistesses de
René? Il faut être Français, monsieur, pour comprendre entière-
ment le culte que chacun de nous a voué au chantre des Martyrs^
il a doté la France d'une poésie qu'on s'opiniâtrait à lui refuser;
il a innové sans l'altérer dans la langue de Bossuet et de Racine ;
c'est un harmonieux mélange des formes d'Homère et de Tacite ;
surtout c'est un poète divin ; je lui appliquerais volontiers ces
j)aroles c[ui lui appartiennent : « La vie des poètes est à la lois
« naïve et sublime , ils célèbrent les dieux avec une bouche d'or,
« et sont les plus simples des hommes ; ils causent comme des
« immortels ou comme de petits enfans ; ils expliquent les lois
" de l'univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus
« 'innocentes de la vie ; ils ont des idées merveilleuses de la mort,
<( et meurent sans s'eu apercevoir, comme des nouveau-nés. »
Aussi , monsieur, il n'y a pas de colère politic[ue dont les flots ne
doivent venir expirer aux pieds de notre poète : dans tous les
rangs il est révéré ; aussi la France s'est sovdevée de dégoût à l'as -
pect des alguazils qui ont violé l'asile du serviteur des Muses.
Toujours et partout où le génie jouira de ses franchises , sui-
tout en terre de France, M. de Chateaubriand est inviolable et
.sacré.
LETTRES PHILOSOPHIC^UES. 22^
Il n'y a pas de meilleur exercice pour l'esprit que d'étudier un
grand lionune ; tout sert de leçon , l'intelligence de ses dons les
plus brillans comme celle de ses faiblesses. Je me suis souvent
interi'ogé pour démêler la cause des sentimens contradictoires
que suscitait en mon cœur le génie de M. de Cliateaubriand.
D'abord une admiration ellrénee, des transports fougueux d'en-
thousiasme, puis des regrets, je dirai presque des remords d'a-
voir été mené si loin , un désabusement qui glaçait ma première
ardeur, des avertissemens sévères de la raison qui me répriman-
dait de mes fanatiques plaisirs. Pourquoi donc ces combats? Pour-
quoi ces décliiremens? I^'adoiation du vrai, du beau, doit -elle
donc porter dans l'ame tant de discordantes émotions ? Il y a là
quelque secret qu'il me faut percer; car, enfin, je suis de bonne
foi , je me suis exposé avec naïveté aux rayons du génie ; il faut
que le Dieu sous lequel je me débats porte en lui-même la cause
de mes tourmens ; son action n'est pas toute bienfaisante ; sa lu-
mière me brûle plus qu'elle ne m'éclaire : je suis fasciné, je ne
suis pas heureux. Pourquoi donc, quand je relis ces pages que j'ai
dévorées, ne subsiste-t-il guère dans moi que l'inébranlable ad-
miration de la langue? Mais la foi à la pensée même a disparu.
IManquerait-il quelque chose d'essentiel à M. de Chateaubriand ?
Serait-ce qu'il n'a pas assez de bon sens en proportion de son
génie? Serait-ce qu'à une imagination divine il n'a pu marier
qu'une raison légère ? En effet, suivez son esprit, il ne s'est rien,
proposé d'avance, il marche à l'aventure, au vent de l'occasion.
M. de Cliateaubriand n'a pas, comme Voltaire ou Goethe, conduit
et ])oussé son siècle dans les voies d'une éjnancipation qui s'agran-
dit toujours : il n'a pas comme eux épanché avec une majestueuse
persévérance les trésors salutaires d'une philo.sophie progressive;
il semble plus occupé de lui que du genre humain, de ses pas-
sions que des intérêts de tous ; et son esprit qui n'a rien de posé ,
de systématique, l'abandonne sans lest, sans résistance aux ca-
pricieuses impulsions de sa fantaisie. Quel enseignement sait-il
retirer de notre première révolution? Il n'y gagne qu'un ébran-
lement de tête qui lui inspire ton Essai sur les Réi'olutions, ou-
vrage où l'imprudent jeune homme se livre et trahit son secret.
C'est une imagination furieuse qui bouleverse le ciel et la terre,
228 REVUE DES DEUX MONDES.
débute par les jeux les plus bizarres, se permet les comparaisons
les plus disparates , les plus monstrueux accoupleniens : il prend
la révolution française pour une apparition fantastique , et il en
compose avec l'antiquité un mélange adultère. Cependant une
autre tentation le prend ; s'il chantait les autels relevés, le cliris-
tianisme rétabli ! Jamais ouvrage n'offrit plus que le Génie du
Christianisme le reflet de M. de Chateaubriand; descriptions
magnifiques de poétiques circonstances, de cérémonies religieuses,
des merveilles de la nature, résurrection oratoire et impétueuse
des vieux souvenirs, sentiment profond des sublimités de la Bible
et de Bossuet : mais où est la pensée de l'ouvrage ? Faut - il la
chercher dans la supériorité du passé sur le présent et l'avenir
du monde ? elle serait fausse ; mais non , ne demandons pas à cette
œuvre brillante une profondeur même erronée. M. de Chateau-
briand s'est proposé d'écrire admirablement sur un thème adopté;
voilà tout. C'est un habile orateur qui sacrifiera tout à un parti
pris ; dans son panégyrique du catholicisme, rien ne l'embarrasse.
La réforme, la philosophie , la révolution française , tout le mou-
vement de la rénovation moderne sera oublié ou flétri , et à force
de tableaux enchanteurs , de prétentions adroites , de poétiques
ornemens, le lecteur est saisi , entraîné jusqu'au bout. C'est bien :
mais aussi quand le temps a coulé, on expose ses ouvrages à de
cruels retours si on ne leur a pas donné pour appui le bon sens
du genre humain ; il ne suffit pas à la gloire d'être concédée une
fois , elle doit pouvoir soutenir le regard des générations qui arri-
vent, et sortir triomphante des révisions séculaires. Au Génie du
christianisme je préfère de beaucoup les Martyrs et Y Itinéraire
qui en sont comme les radieux corollaires. M. de Chateaubriand
s'y trouve plus à l'aise qu'ailleurs , il n'a qu'à chanter et à décrire ,
et il n'est nulle part plus excellent et plus pur que dans son
épopée et ses notes de voyageur : nouvelle preuve de l'originalité
presque exclusive qui marque au front ce favori des Muses : il a
été jeté sur la terre pour chanter, et ce n'est pas son affaire de
conclure ou d'agir. Vous avez lu . monsieur , le dernier ouvrage
de M. de Chateaubriand, ses Études historiques : tout ce qui est
descriptions et tableaux resplendit d'un éclat incomparable ; mais
dès que l'auteur veut se montrer philosophe , historien grave, dès
LETTRES PHILOSOPHIQUES. 22^
qu'il affecte les généralités de la pensée , ses aperçus sont faibles ,
courts, ses distinctions arbitraires, ses considérations presque
puériles. M. de Chateaubriand sera emporté au temple de Mé-
moire sur ses ailes de poète : le chantre des Marljrs, des Nalchcz,
de René, à^Alala, trouvera bon accueil auprès d'Homère, de
Milton et du Tasse ; mais qu'ensuite il ne veuille pas passer du
côté de Montesquieu , de Rousseau , de Voltaire ; il n'a ni la rai-
son assez haute , ni le bon sens assez populaire ; il faut qu'il se
tienne content avec la société de Racine et de Virgile.
Vous trouverez naturel , monsieur, que l'auteur des Martyrs
ait porté dans la politique le même tempérament que dans la lit-
térature. Ce sont les mêmes caprices et les mêmes inconstances
du génie , c'est la même vocation à contredire et à s'opposer ; ce
sont les mêmes incohérences , d'où sortent des effets et des posi-
tions dramatiques. Mais au milieu de ces singularités s'élève et
subsiste une grandeur d'ame peu commune; M. de Chateaubriand
peut être inconséquent, mais il est toujours noble. Poursuivant
intrépide de la gloire , il peut quelquefois la chercher mal , mais
au moins il la cherche toujours : il n'a jamais laissé la fierté de
son cœur échouer contre les petites convoitises et les cupidités
ignominieuses. Si la révolution française le trouva pour elle sans
amour et sans intelligence , il ne pouvait du moins échapper à
l'empire qu'exerçait sur tous les hommes Napoléon. Il y a des
affinités entre les diversités de la grandeur humaine. L'enthou-
siasme qu'inspirait le premier consul à M. de Chateaubriand ,
leçut une vive atteinte des mêmes coups qui frappèrent le duc
d'Enghien : l'écriveiin refusa courageusement de servir davantage
1 homme terrible qui, pour se sauver du parallèle avec Monk,
s'était permis du sang. Plus tard, il se laissa ramener au pied du
trône impérial , mais il ne put résister long-temps à la tentation
périlleuse de le braver encore ; et le poète était contre le héros ,
en opposition ouverte , quand sur les débris de notre fortune les
Bourbons reparurent.
Je relis à l'instant même , nionsieur, la brochure de Buojiaparte
et des Bourbons : j'avais oublié les violences de ce pamphlet ; ja-
mais la vérité n'a été plus éloquernment trahie ; dans cefactum .
23o REVUE DES DEUX MONDES.
le mensonge coule abondamment ; il y règne avec une éclatante
effronterie ; sciemment l'écrivain est injuste , inique, sans pudeur
et sans frein; sa plume n'est plus qu'une arme furieuse avec la-
quelle il veut achever un adversaire abattu. Il envenime les plaies
de la France , il les élargit, sans doute pour y faire entrer plus à
l'aise cette main royale qui devait nous guérir de nos douleurs
comme des écrouelles. Que de fois M. de Chateaubriand a dû
gémir sur cette orgie du talent dont il a souillé ses œuvres pour
des indignes et des ingrats ! Il est triste d'avoir calomnié le génie
et la patrie , quand le génie abdiquait et quand la patrie était
mourante.
Dès que commence la carrière politique du célèbre auteur avec
le règne de Louis XVIII, conmience aussi pour lui une situation
perplexe et compliquée , fertile en embarras et en contradictions.
M. de Chateaubriand se propose une illustration nouvelle , il
veut être homme politique comme écrivain et comme ministre ;
il a devant les yeux Montesquieu, Fox et Pitt. Voilà son but :
quel est sou point de départ? Il est l'espoir et l'orgueil des roya-
listes et des soutiens du passé ; ils le considèrent comme l'adver-
saire de la révoluîion française , comme le chantre et le fondateur
dans l'esprit des peuples de la légitimité, connne l'instrument de
leurs passions , comme le ministre de leurs intérêts ; ils le suivront
s'il veut leur obéir. Mais le génie de M. de Chateaubriand le dis-
pute aux préoccupations folles de son pai'ti , û n'est qu'à moitié
dans l'erreur; en dépit de ses engagemens , des amitiés et des
séductions qui l'entourent, il est attiré vers cette France jeune
dont il attend la confirmation de sa gloire ; il n'est pas dans son
humeur de se brouiller sans retour avec les grandeurs et les
maximes de notre révolution ; il aimerait mieux , en y réfléchis-
sant , être auprès de la postérité l'historien de Napoléon que son
fléau littéraire; et cet homme formé par la nature pour tout ce
qui est grand et vrai , qui , placé dans une situation simple , pou-
vait être aussi utile à sa patrie qu'il avait été brillant, consumera
quinze ans de sa vie, cette maturité précieuse qui sépare la jeunesse
du tombeau , dans une suite d'avortemens et de mécomptes : trop
hbéral pour les royalistes, trop royaliste pour les libéraux, ré-
puté impie par les gens d'église, raillé comme cagot par les phi-
LETTRES PHILOSOPHIQUES. 23 l
losopliej, gentilhomme républicain, démocrate amoureux des
vanités de l'étiquette , et quelquefois le plus petit des hommes ,
s'il n'était pas , depuis la mort de Rousseau , le plus grand de
nos écrivains.
Après avoir publié ses Réflexions politiques , en 1814, opuscule
oîi il s'elïorçait de faire^accepter aux royalistes un peu de liberté,
M. de Chateaubriand voulut , dans un ouvrage important , consi-
gner sa politique et se mêler à l'élite des publicistes. La Monar-
chie selon la Charte ne me paraît pas mériter la prédilection
particulière que lui a vouée son auteur , et sans le style qui cepen-
dant reproduit trop le calque et les habitudes de Montesquieu, la
lecture en serait soutenable à peine ; c'est un assemblage de quel-
ques principes constitutionnels, de futilités nobiliaires et de fu-
reurs royalistes. M. de Chateaubriand dit vouloir fonder la li-
berté , mais en même temps il veut écraser les principes et les
intérêts de la révolution française. Rien n'accuse mieux que la
RJ anarchie selon la Charte , l'insuffisance politique de cet espril
toujours dupe et toujours léger.
Mais relevons, en passant, une inconséquence honorable pour
M. de Chateaubriand. Dès i8i5, il se déclarait le partisan de la
liberté de la presse, il U revendiquait avec de singulières res-
trictions', j'en conviens, mais enfin il maintenait les droits delà
pensée , stipulant pour lui , et ne consentant à servir le trône que
si on lui laissait à lui-même son sceptre , sa plume. Le génie
même , au milieu de ses plus désolantes aberrations , garde tou-
jours quelque chose d'excellent et revient , à la vérité par quel-
que endroit.
Cependant le moment est arrivé où M. de Chateavibriand se
servira, pour lui-même et pour son parti , de sa puissance; puis-
qu'on leur refuse obstinément le pouvoir, ils le raviront , el 1<î
demanderont, non plus au roi , mais à l'opinion. Quelle conces-
sion au siècle 1 M. de Chateaubriand illustra de son nom le Con-
sen>ateur, l'anima de sa verve et le revêtit de son éclat : il fut le
général de cette croisade de gentilshommes qui se servaient de la
liberté par vengeance et par ambition : tout était nouveau dans
' Il (U'mnnduit une loi rcpii'ssivc (jisi lût inunanis.
•7.3.2 REVUL DES DEUX MONDES.
cette entreprise; et la France , sans être convaincue, lisait avec
curiosité le manifeste de cette démagogie aristocratique.
La légitimité a eu deux soutiens, M. de Villèle et M. de Cha-
teaubriand , elle a commis la faute de les désunir et de sacrifier le
poète à celui qui était plus qu'un homme d'affaires sans être un
grand honmie d'état, M. de Villèle avait l'avantage de ne pas
partager les superstitions de son parti ; il ne croyait qu'au pou-
voir et à l'argent ; il répugnait à la Charte , parce qu'elle lui
pai-aissait gêner l'autorité royale ; cependant il s'y était résigné
dans l'espoir d'un budget plus facile et plus opulent. Mais s'il
était sans fanatisme , il était aussi sans conscience ; les calculs du
financier finirent par étouffer tous les sentimens du royaliste. Il
ne prenait plus fort à cœur les traditions et les croyances du mys-
ticisme monarchique , mais il alla trop loin dans ses mépris , et
son ame qui était vide égara son esprit qui était fin. On ne fait rien,
surtout on ne gouverne pas les hommes sans quelque grandeur
et quelque sincérité dans le cœur ; et les ressources de l'habileté
la plus déliée ne valent pas, en de certains jours, les grossières
hardiesses de la conviction. En face de M. de Chateaubriand,
M. de Yillèle, ayant pour complicesles antipathies de Louis XVIII,
se montra petit, ingrat, mal élevé , et il l'outragea pour s'en dé-
livrer irrévocablement.
C'en est fait, Coriolan passe chez les Volsques , et changera les
destinées ; si l'injure fut sanglante, la vengeance sera vive; elle
dépassera les espérances, et peu s'en faut qu'elle n'excite la pitié
des plus cruels ennemis de la monarchie : elle en meurt , la vieille
dynastie , holocauste offert à l'amour-propre blessé ; elle expire
sous le genou et sous le fer de celui qu'elle a renié. Mais arrête,
implacable tribun! suspends tes derniers coups; grâce pour l'ou-
vrage de tes mains ; souviens-toi de toute ta vie ; retrouve-toi
sujet fidèle aux pieds de ton roi ; pardonne l'outrage , redeviens
chrétien . Impossible : le vieillard à la tête grise ' n'entend plus rien :
il s'est poussé impétueusement à la tête des générations nou-
velles ; il a fait passer à sa suite, sous les drapeaux du siècle et de la
liberté, une défection qui laisse un vide funeste dans les rangs op-
' Expression de M. de Cliateaubriand.
r.ETTKES PHILOSOPHIQUES. 3.33
posés. Il célèbre , d'un tonde triouiplie, les funérailles de la mo-
tiarchie ; nous ne sommes pas rois , s'écrie-t-il , ce n'est pas pour
nous que nous parlons; il est enivré; pour la première fois , il se
trouve populaire ; enfin , il n'est tiré de son inexplicable aveugle-
ment que par le canon des barricades.
Si quelqu'un, monsieur, a précipité, par son impulsion person-
nelle, la chute de la maison de Bourbon, c'est M. de Chateau-
briand ; il a perdu ce qu'il avait élevé. Jamais polémique ne fit plus
de ravage. Grâce à lui , personne de quelque sens et de quelque
consistance n'osa plus s'avouer royaliste ; chacun briguait, sous sa
conduite, les honneurs de la désertion, et passait à l'ennemi sous
le fracas des applaudissemens publics.
Mais ne voilà-t-il pas que , par une péripétie nouvelle , celui qui
s'est vengé, se lamente sur sa victoire ; après avoir donné quelques
jours et quelques paroles à l'admiration de l'héroïsme populaire,
il retourne au culte des débris de la légitimité : cela peut-être fort
chevaleresque, mais cela n'est pas raisoiniable; car enfin, que veut
M. de Chateaubriand? S'il désire sincèrement le développement des
destinées du monde , s'il veut être l'agent de l'humanité et non pas
d'une race de rois, comment ne comprend-t-il pas que la rup-
ture avec l'ancien ordre est , pour nous , un progrès nécessaire ,
le seul , à vrai dire , que nous ayons fait? C'est abuser de l'autorité
du génie que de nous présenter la légitimité monarchique comme
une vérité sociale de tous les temps ; et nous offrir Henri V
comme l'unique ressource de la France , voilà qui est fort ridi-
cule. Que M. de Chateaubriand ne se méprenne pas à l'éclat de
ses derniers pamphlets : s'il a satisfait la conscience de notre
honneur par l'éloquente réprobation de la politique poltronne
qui nous abaisse aux yeux de l'Europe , il a contristé tous ceux
qui estimaient le moment , arrivé pour lui , de donner à sa bril-
lante renommée la sanction du bons sens et de la solidité.
En vérité, M. de Chateaubriand s'est placé dans une situation
comique entre les générations nouvelles et le parti rétrograde.
Aux premières, il déclare accepter toutes les possibilités et toutes
les aventures de l'avenir , il ne fait pas difliculté d'écrire : Et
pourquoi donc la république serait-elle une chimère? Mais aussitôt
il se sent ressaisi par *es vieilles habitudes , et il fait entendre le
■>,34 r.EVUE DES DEUX MONDES.
cri de Montjuie et Saint-Denis : de cette façon, il est en règle
avec tout le monde; prophète de l'ordre nouveau , gardien fidèle
du royal oriflamme.
On n'échappe pas à la fatalité de son caractère. M. de Cha-
teaubriand est né pour ébranler l'imagination de ses contempo-
rains , mais non pas pour éclairer leur raison , mais non pas pour
exercer sur les affaires publiques une influence utile : c'est un
poète incorrigible. Il a poursuivi la gloire de l'homme d'état , il
n'a pu trouver que celle de l'écrivain, et, par un singuher con-
traste , il s'est approprié avec bonheur les formes du style poli-
tique , sans être davantage un homme politique. Il a été de sa
destinée de se trouver spectateur impuissant de nos deux révolu-
tions: en 1789, il est trop jeune et trop sauvage; en i83o, il est
trop vieux et trop engagé; dans l'intervalle , en i8i4, il travaille
à la restauration de la vieille couronne; de iSaS à i83o, il la
brise; aujourd'hui, il la pleure; toujours inconséquent, toujours
chimérique, puissant dans l'opposition et l'invective, incapable
d'asseoir les choses et de gouverner les hommes.
Harmonieux vieillard , repose-toi ; c'est assez de fatigu.es , d'é-
preuves et de contradictions , le temps est venu pour toi d'entrer
dans la majesté du silence : ou si tu veux encore distraire la renom-
mée , illumine et colore de graves sujets avec les dernières lueurs
de ton génie ; occupe-toi de l'humanité , parle-nous de Dieu, mais
ne courtise plus les petites occasions et les circonstances frivoles ;
ne te fais plus l'auxiliaire et l'apologiste des manèges d'ime cour qui
ne te pardonnera jamais d'avoir besoin de ton patronage, et que
tu n'as jamais aimée, même en la servant : ne songe plus qu'à la
postérité , il importe que ta gloire fasse son salut ; pour cela, elle
a besoin d'un retour irrévocable à l'autel de la liberté.
Pourquoi faut-il que tant de dissensions divisent encore les Fran-
çais ? avoir passé quarante années de discordes civiles , pour se
retrouver encore en présence et dans l'attente de déchiremens
nouveaux! Le parti du passé ne souscrira-t-il jamais à la marche
du temps? Je conçois tout ce qu'en 1 789 a pu avoir de saisissant,
d'amer , et de désespérant pour les royalistes , cette insurrection
subite qui peu à peu devint furieuse ; ils durent tomber dans le
LETTRES PHILOSOPHIQUES. 235
même étonncment et la même douleur que les catholiques au
xvi^ siècle devant la réforme de Lutlier, Mais depuis, n'ont-ils
rien appris? prennent-ils encore notre jjlorieuse révolution pour
une émeute ? Graml Dieu ! que leur faut -il donc pour leur dessiller
les yeux? L'iiistoire n'est donc pas assez claire, assez vive? que
gagnent-ils à déclarer impuissant et coupable le principe révolu-
tionnaire , qui est le principe vital de la Fiance ?
Napoléon a dit un mot sévère et juste : la démocratie a des en-
trailles, r aristocratie n'en a pas. Mais au moins l'aristocratie a
toujours eu delà fierté, elle a de la grandeur dans son égoïsme,
et quand elle a obéi à son génie , elle n'a jamais servi que sa
propi'e cause en paraissant servir celle des rois. Eh bien ! puis-
que le trône antique s'est écroulé , et puisc{u'elle n'a pu le sauver,
qu'elle ne songe plus qu'à elle , à sa propre dignité. Que tout ce
qui reste de noblesse française se jette à corps perdu dans la li-
berté. Il était difficile d'être à la fois plus brave et plus ignorant
que nos gentilshommes : cju'ils se montrent aujourd'hui éclairés,
intelligens , citoyens. Pourquoi ne pas consentir et ne pas se for-
mer à la vie politique ? pourquoi ne vivraient-ils pas avec orgueil
et plaisir dans un état démocratiquement libre, où la liberté
serait générale , la naissance inutile, le talent nécessaire? Les co-
mices et la tribune les attendent : qu'ils y viennent défendre leurs
principes et leurs droits , qu'ils fondent , s'ils le peuvent, une
nouvelle aristocratie cjui ait vme autre base que des mottes de terre.
Dans toute démocratie vraiment constituée, les intérêts conser-
vateurs doivent former un contre-poids à la mobilité envahis-
sante des nouveaux intérêts qu'enfante chaque jour l'activité de
l'homme : en ce sens , il y a toujours une aristocratie dans la
société la plus nivelée ; et cette aristocratie concourt à l'harmonie
du corps social.
Mais que peuvent espérer les partisans de l'ancien ordre , en
s'obstinant dans la méconnaissance de leur siècle , en nous fati-
guant par les pratiques de la guerre civile et de la conspiration ?
Imprudens! par pitié pour vous-mêmes, ne prenez pas, dans la
' Trayez la cinquième lettre : Qu'exl-re qu'une résolution ?
v3(> KF.VUE DES DEUX MONDES.
iiiarclic de l'espril nouveau, un moment d'incertitude pour une
insuffisance dont votis pourriez triompher ! Le p,énie de la révo-
lution française ne craint ni les champs de bataille , ni la tribune:
il ira partout où l'appellera sa fortune ; il consentira à remettre
ses destinées, autant de fois que le voudront ses ennemis, à la dis-
crétion des combats et des suffrages : il écartera tous les obstacles
pour arriver à son but ; car il est appelé à fonder un ordre aussi
positif , une société aussi glorieuse que la monarchie de Louis XIV.
Lerminier,
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
i4 octobre i832.
Enfin nous tenons un ministère ! Enfin un ministère nous est né !
Certes ce n'a pas été sans peine! L'accouchement a été laborieux et
difficile. Plusieurs mois ont à peine suffi à cet enfantement ; qu'importe ,
au surplus? Le temps fait-il rien à l'affaire? Ce ministère introuvable ,
il est enfin trouvé ! Enfin le voici mis au monde et venu à terme !
— Mais est-il né viable ? Vivra-t-il ?
— Oh ! patience , attendez ! Ne savez-vous pas que l'on vous annonce
pour le 19 novembre, à la chambre des députés, une consultation de
plus de quatre cents docteurs ? Ces messieurs-là, voyez -vous, pronon-
ceront seuls et sans appel l'arrêt de vie ou de mort du nouveau-né.
Jusqu'au mois de novembre , patience donc ! Attendez.
Quoi qu'il en soit , et provisoirement , on a fabriqué pour M. Thiers
et pour M. Guizot de petits départemens de l'intérieur et de l'instruc-
tion publique boîleux et démembrés. On leur donne petite part au gâ-
teau , tandis que l'on fait bonne mesure à MM. Barthe et d'Argout , à la
portion desquels on ajoute les cultes, la garde nationale et les préfets.
MM. de Broglie et Humann démêleront, s'ils le peuvent, l'écheveau assez
embrouillé de nos affaires étrangères et financières. M. de Rigny reste
en panne à la marine ; le maréchal Soult présidant et brochant sur le
tout.
Quant à MM. Louis , Montalivet , Girod de l'Ain et Sébastiani , que
l'on avait tués déjà de leur vivant, comme le roi d'Espagne, ils sont
morts bien décidément , après avoir joui de l'inappréciable avantage
d'entendre eux-mêmes leur propre oraison funèbre.
D'ailleurs de convenables honneurs leur sont rendus.
A l'exception du général Sébastiani, qui se charge de s'ensevelir mo-
destement lui-même dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré , on en-
terre magnifiquement les autres à la chambre des pairs et à la liste ci-
TOME VIII. 16
5.38 REVUE DES DEUX MONDES.
vile. On leur dore la tombe autant que possible. C'est bien! Que l'oiï
écrive encore sur le monument des défunts : « Aux grands ministres de
l'intérieur, des finances, des affaires étrangères et de l'instruction pu-
blique , l'Europe reconnaissante. »
Au surplus , en cette saison d'automne , en ce triste mois d'octobre ,
tous les ministères du monde semblent vouloir se flétrir et tomber
comme les feuilles de nos arbres.
Ferdinand YII vient aussi de renouveler son cabinet. Pour éprouver
ses fidèles conseillers, le rusé monarque s'était avisé de faire le mort
comme Argnn dans It Malade imaginaire. Grâce à ce stratagème, ayant
pu juger sainement du dévouement de ses favoris , il leur a rendu pleine
justice selon leurs mérites.
Mais en Espagne, les cboses ne se passent pas avec autant de cour-
toisie que cbez nous. Nous exilons au Luxembourg les ministres dis-
graciés. De Madrid , c'est un peu plus loin ; c'est à Burgos qu'on les en-
voie. Heureux encore ceux qui s'en tirent de celte façon !
Il est encore fortement question d'un remaniement du ministère an-
glais. Puisse M. de Talleyrand , qui n'a voulu partir de Paris qu'après
avoir vu s'écrouler le nôtre , ne pas arriver à Londres pour assister à la
chute de celui de lord Grey !
C'est qu'en effet le sceptre de ce fondateur de la réforme pourrait,
bien être avant peu brisé parla réforme elle-même.
Assurément du moins , quand notre ambassadeur de sinistre augure
va descendre et reparaître à son hôtel, on dira dans le Hanover Square
« Oh ! oh ! voici M. de Talleyrand ! Détrône-t-on quelqu'un ici ? »
Le premier acte de notre nouveau ministère a été de lancer dans la
chambre des pairs soixante nouveaux membres. Il était temps, en effet ,
de repeupler quelque peu la salle du Luxembourg. En dépit de toutes,
les fournées passées, ses bancs étaient encore une fois déserts. Vraiment
( que l'on nous passe cette vieille comparaison mythologique ) cette
Chambre est comme le tonneau des Danaïdes; on a beau la remplir de
pairs, elle est toujours vide.
Nous avons pu faire ces jours derniers un rapprochement bien hono-
rable pour notre moralité , et qui l'est fort peu pour celle de nos voisins
de l'autre côté de la Manche. Les crimes paraissent devenir si rares en ce
moment chez nous, que les bourreaux ne nous servent presque plus à rien,
et que l'on a dîi récemment mettre à la réforme et à la demi-solde quel-
ques-uns de ces estimables fonctionnaires. C'est le contraire qui arrive
maintenant en Angleterre, et les exécuteurs des hautes-œuvres ne peur-
vent y suffire à leur besogne.
REVUE. CHRONIQUE. ^3.')
A îa dernière session des assises de Londres , le Recorder, d;tns son
tliscours au {jrand jury, déclara aux membres qui en faisaient partie
qu'à son grand regret il n'apercevait point encore de terme à leurs
travaux. C'était une chose déplorable , ajouta-t-il, qu'en moins de deux
mois les assassinats se lussent élevés, dans la -ville, à 89, ce qu'il ne se
rappelait ])oint avoir vu jamais depuis les nombreuses années qu'il sié-
geait en la cour , si ce n'était seulement à l'époque des troubles de ïn8o.
Dira-t-on maintenant que nous ne valons pas nos pères, ou bien que
«OS voisins sont plus bonnêtes gens que nous?
La mère de Napoléon est toujours mourante à Rome. Voici sur elle
quelques détails intéressans extraits du journal d'une dame anglaise de
haut rang :
« J'ai vu madame Lctitia Bonaparte pour la première fois , dit cette
dame, au commencement du mois de mai 1828, dans les beaux jardins de
la Villa de M. Mills, sur le mont Palatin. Elle y était venue accompa-
gnée de son fils Jérôme, l'ex-roi de Westphalie, et de sa femme la princesse
Catherine, fille du roi de Wurtemberg, de son chapelain , de sa dame
de compagnie et de quelques autres personnes de sa suite. Ayant entendu
direque madame Bonaparte n'aimait pointrencontrer des étrangers, nous
nous étions retirés dans un endroit écarté du jardin; mais Jérôme, qui
avait vu ma voiture dans la cour de la maison, nous fit prier de le re-
joindre, et nous présenta à sa mère et à sa femme. Madame Bonaparte
était dune taille élevée et bien prise, son maintien avait beaucoup de
grâce et de dignité ; ses traits étaient encore remarquablement beaux, et
l'on reconnaissait parfaitement en elle le modèle de l'admirable statue de
Canova. Et vraiment cette Hécube de la dynastie impériale était bien
la plus belle personnification de la matrone romaine que l'on pût trouver.
Elle était fort pâle , et l'expression de son visage avait quelque chose de
pensif et de recueilli; elle s'animait cependant parfois soudainement, et
ses yeux noirs lançaient alors pendant un instant de vifs éclairs ; sa con-
tenance ne cessait d'ailleurs jamais d'être noble et majestueuse. Jérôme et
son épouse lui témoignaient la tendresse la plus délicate et la plus respec-
tueuse. Ilsla soutenaient ensemble, marchaient doucement, et d'aprèsson
pas , écoutant attentivement ses paroles. Elle avait une robe de satin
gris foncé, un bonnet de la même étoffe, avec un voile de blonde noire
par-dessus. Elle portait ses cheveux blancs à la madonnn. Un superbe
cachemire tombait gracieusement sur ses épaules, ses pieds étaient petits
et bien faits , et ses mains admirables. En nous présentant à elle , Jérôme
avait dit quelques mots des opinions libérales démon mari, ce qui nous
valut un accueil plein débouté. Madame Bonaparte était convaincue que
tous les membres libéraux de notre parlement avaient été favorablement
■2^0 REVUE UES DEUX MONDES.
disposés pour Napoléon, qui était encore l'unique idole de ses pensées.
Lorsque je lui dis que l'Empereur avait en Angleterre un grand nombre
d'admirateurs qui rendaient pleine justice à son génie , elle pressa douce-
ment ma main, et je vis une hrme briller dans ses yeux. « Pourquoi donc
alors, me répondit-elle , avez-vous laissé mourir mon fils sur un rocher?
ne lui pouviez-vous trouver une prison moins cruelle? Mais excusez les
regrets d'une mère que l'on a privée d'un pareil enfant, ajouta-t-elle , ce
ne fut pas d'ailleurs la faute de votre nation , et je lui suis bien recon-
naissante de sa sympathie pour Napoléon, o Jérôme détourna bientôt la
conversation de ce triste sujet; mais madame Bonaparte ne se mêla plus
guère à notre entretien que par quelques monosyllabes , quoique ses ma-
nières continuassent d'être aussi bienveillanteset aussi gracieuses, et qu'elle
conservât avec nous ce ton affectueux qui distingue les dames italiennes
de haut rang, surtout lorsqu'elles sont avancées en âge. Lorsque nous
eûmes fait le tour du jardin en marchant très-lentement pour ne pas la
fatiguer, elle monta dans sa voiture , aidée de Jérôme et de mon mari.
Jérôme et sa femme lui baisèrent la main , la princesse avec autant d'hu-
milité que si Létilia eût eu sur la tête une couronne, et que si elle-même
n'en eût jamais porté. Madame Bonaparte nous engagea à la venir visiter.
En partant , elle m'embrassa sur le front et prit la main de mon mari , en
nous disant à tousdeux des paroles pleines d'affabilité. Tous les hommes
qui étaient présens , y compris Jérôme , restèrent découverts jusqu'à ce
que la voiture de la princesse fût partie; alors ils montèrent dans la leur
et s'éloignèrent aussi.
» Il y avait en vérité quelque chose de bien touchant dans cette entre-
vue que nous venions d'avoir avec cette femme célèbre! C'était la mère
de César marchant au milieu des ruines du palais des Césars , et pleu-
rant un fils dont la renommée avait rempli le monde! C'était la mère de
Napoléon soutenue par un autre fils dont le front avait ceint aussi le
diadème, et qui , maintenant dépouillé de ses grandeurs, rappelait cette
belle peinture du souverain détrôné , de l'un de nos poètes :
« He who has worn a crown ,
When less than lings, is less than other men.
A fallen star extinguished , leaving blank
Ist place in heaven. »
Puia une autre femme était là, soutenant aussi madame Bonaparte ;
c'était la fille des rois des vieilles souches, la fille des rois légitimes,
alliée avec la moitié des têtes couronnées du jour , qui , résistant aux
brillantes offres de sa famille, avait noblement suivi son mari dans s»
REVUE. CHRONIQUE. 1^1
chute, et n'avait voulu rien autre chose que part;igcr la vie obscure à
laquelle il était réduit.
1) Le colonel Tiburcc Sébastiani, frère du général du même nom, Corse
de naissance, et parent éloigné des Bonaparte, me disait que madame
Lélitia était accouchée de Napoléon dans un salon , sur un lapis qui
représentait une scène de Y Iliade. Elle se trouvait à l'église lorsque les
douleurs la saisirent , et l'on n'eut que le temps de la ramener dans ce
salon, où elle mit au monde un homme qui devait opérer de notre temps
des prodiges plus grands que ceux des héros d'Homère.
» Le colonel Sébastiani nous dit aussi que lorsque ses enfans n'étaient
encore qu'en bas âge, madame Bonaparte était citée déjà pour la vigueur et
la dignité de son caractère et de sa conduite. Avec une nombreuse famille,
n'ayantqu'un très-médiocre revenu , elle pratiquait une économie rigou-
reuse, sans que sa maison cessât cependant d'être tenue sur le pied le
plus honorable. Plus tard, lorsqu'elle vit son fils devenu non-seulement
roi lui-même , mais le dictateur des rois , ni les palais qu'il lui donna ,
ni la pension d'un million qu'il lui fit, ne purent l'aveugler sur l'insta-
bilité de la puissance de Napoléon , qui ne lui sembla jamais bâtie que
sur du sable. L'économie sans avarice qu'elle continua de montrer alors
lui a seule permis de soutenir depuis convenablement son rang.
» La mère de l'empereur semblait au surplus bien née pour cette haute
situation , à laquelle l'éleva son fils. Toutes ses manières respiraient la
vraie grandeur et la majesté. On raconte qu'un jour Napoléon se pro-
menait dans l'une des salles du palais des Tuileries , recevant divers
grands personnages qui étaient admis à l'entrée et venaient lui baiser la
main. Plusieurs membres de la famille impériale se trouvaient de ce
nombre. Madame Bonaparte arriva lorsqu'il ne restait plus que quelques-
uns de ces derniers. Lorsqu'elle s'approcha, l'empereur, avec un gra-
cieux sourire, lui présenta sa main à baiser, ainsi qu'il l'avait fait avec
ses sœurs et ses frères. Mais elle, la repoussant doucement, et offrant
au contraire la sienne aux lèvres de son fils, lui dit en italien : « Yous
êtes l'empereur , le souverain de tous les autres , mais vous êtes mon
fils! » Et l'empereur saisissant cette main qu'elle lui tendait, l'embrassa
avec tendresse et respect, se montrant ainsi fils aussi digne qu'elle
s'était montrée digne mère!
» Le duc de Reichstadt , surtout depuis la mort de Napoléon , occupait
continuellement la pensée de madame Bonaparte. Elle a cependant en-
core assez vécu pour le voir aussi mourir. »
A Paris, à l'Opéra , sans qu'on ait doublé pour cela le prix des places,
nous avons eu double spectacle toute cette quinzaine.
D'un côté , dans le foyer , c'était la doctrine j la doctrine au teint
2/5. RKVUE DES DECX MONDES.
jaune et bilieux , se promenant les mains croisées derrière le dos , avec
celte morgue et cette suffisance qu'on lui connaît; la doctrine avisant ,
devisant, revisant; la doctrine faisant et défaisant ses listes de pairs
et de ministres; la doctrine infatigable, sans cesse ourdissant des trames
sans cesse rompues; la doctrine méditant, complotant, tâtonnant,
essayant de circonvenir la presse , et cherchant à faire tomber le
Constitutionnel dans ses filets; la doctrine envoyant ses philosophes en
campagne , par les couloirs et les escaliers dérobés , expédiant ses cour-
riers à Strasbourg, et tendant ses pièges à la porte des loges des mi-
nistres.
De toute cette diplomatie de coulisses et de foyer , vous savez ce qu'il
est résulté.
Mais dans la salle, il se jouait d'autres scènes, plus intéressantes et
plus aimables ; les oreilles et les regards étaient enivrés. On était heu-
reux , on battait des mains. On écoutait madame Damoreau , ou bien
l'on suivait au ciel mademoiselle Taglioni .
C'est aussi pendant ces soirées-là, que s'est établi et pleinement con-
firmé le succès du Serment, opéra nouveau de MM. Scribe et Auber.
A l'occasion du poème de M. Scribe , nous ne nous engagerons pas
assurément dans la guerre que font les feuilletons aux libretti , depuis un
temps immémorial. Il serait sage pourtant d'en prendre son parti. Tant
que les poètes ne viendront pas aux musiciens , il faudra bien que les
musiciens s'arrangent de M. Scribe et consorts, et que nous nous en
contentions nous-mêmes. Et puis , d'ailleurs , qu'importe ? MM. Auber ,
Rossini et Meyerberr mettent leur riche musique sur les pauvres poèmes
de M. Scribe , comme on met un tapis magnifique sur une vieille et
mauvaise table, et, Dieu merci! nous ne regardons alors et ne voyons
que le tapis.
Ainsi , quant au Serment, nous n'avons ni compris ni essayé de com-
prendre la fable et les paroles de cet opéra , mais nous avons pleinement
joui de la brillante et gracieuse partition dont M. Auber l'a revêtu.
Parmi les nombreux ouvrages de ce compositeur , il y en a peu qui offrent
autant de chants spirituels et élégans. Dans une autre couleur , le final
du second acte, morceau plein de chaleur et de caractère , est aussi l'un
des plus vigoureux qu'ait écrit l'auteur de la Muette.
Nous qui venons tard souvent pour parler d'un nouvel ouvrage , nous
qui venons souvent après tous les feuilletons qui l'ont examiné , nous
devons au moins combattre et rectifier leur critique sur les points im-
portans, lorsqu'elle nous semble injuste et mal fondée.
Beaucoup de journaux se sont élevés contre le bonnet de coton blanc
REVUK. CHRONIQUK. ^43
qui figure dans le Serment sur la tête de maître Andiol l'aubergiste.
Ils ont trouvé que cette coiffure était indigne de paraître au grand Opéra,
qu'elle en déshonorait la scène, et devait être reléguée au\ Variétés.
Sur cette question , nous sommes d'un avis entièrement opposé. L'em-
ploi du bonnet de coton dans l'opéra nous paraît au contraire une har-
diesse digne d'éloge, et ne doit pas, selon nous, être moins encouragé
que l'usage du mot propre dans la poésie. Le bonnet de coton , surtout
quand il est frais et blanc comme celui de Dérivis , est très-fort de mise ,
et peut se produire partout. Il s'était , au surplus , déjà récemment ha-
sardé, quoique timide et honteux, au troisième acte du ballet delà
Tentation, sur le coin de l'oreille des diables cuisiniers, à tnrvers tes
soupiraux du pavillon. Mais ce sera du Serment que datera l'avènement
définitif du bonnet de coton à l'Académie Royale de Musique.
Le Théâtre-Italien nous a produit déjà quelques-uns des débuts qu'il
nous avait promis. La marche a été ouverte par madame Boccabadali.
Madame Boccabadati est une cantatrice habile et savante, dont flJatclda
di Sabran n'a pu nous permettre d'apprécier encore bien le talent.
Mais un succès incontestable et sans restriction a, de prime abord,
accueilli l'apparition de madame Eckerlin et de Tamburini dans la
Cenerentola.
Le chant de Tamburini tient du prodige. Nous n'avions pas jusqu'ici
l'idée de tant de douceur et de flexibilité unies à tant de puissance. La
grâce de la force est bien la suprême grâce.
La belle et touchante voix de madame Eckerlin émeut profondément.
Elle est venue faire retentir en nos âmes des cordes qui ne vibraient plus
depuis que madame Pasta nous avait quittés.
Félicitons-nous ! Quoi qu'il arrive , quelque poignantes que soient
les inquiétudes qui pourront nous assiéger cet hiver, nous aurons des
soirées de larmes , des soirées de consolation et d'oubli.
LE SALMIGONDIS '.
Nous avions eu déjà des contes bruns , des contes bleus, des contes
noirs ; voici maintenant des contes de toutes les couleurs ; voici
le Salmigondis.
Si nous en croyons sa préface , Salmigondis , c'est moins que rien ;
c'est un livre qui n'en est pas un , et cependant c'est un livre glané
dans toutes les intelligences et parmi toutes les célébrités ; c'est un li-
vre sans conséquence, et pourtant c'est un livre qui a vingt chances pour
une d'être amusant.
' Chez Fournier.
244 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans les cas où ces définitions diverses ne vous donneraient point
une idée parfaitement claire du Salmigondis , l'éditeur vous dit plus
nettement, dans la même préface, qu'il sera trop heureux si, par la
littérature galvanique dont nous sommes obsédés, il trouve assez d'ima-
ginations fraîches , de cœurs naïfs et déjeunes esprits , pour ne pas rire
aux simples récits de chastes et modestes passions, d'histoires très-vrai-
semblables dont se compose son recueil.
Après cette formelle profession de foi , quelques lecteurs seront peut-
être fort surpris de rencontrer dans le Salmigondis ^ la Danse des
Morts, de M. Charles Rabou , et la Cheminée gothique, de M. Al-
phonse Brot.
— Qu'est-ce à dire , s'écrieront ces candides personnes , veul-on nous
donner ces contes pour des contes couleur de rose?]\e voilà-t-il pas bien
du galvanisme littéraire s'il en fut, et du plus complet?
— Oh! répondra l'éditeur, faisant effort pour s'empêcher de rire,
pourquoi , messieurs , prenez-vous les préfaces au mot , ou plutôt pour-
quoi les lisez-vous? Je vous annonce au surplus des contes de toutes les
couleurs. Or le fantastique est une couleur de contes fort à la mode ,
à moins de faire mentir mon titre , sinon ma préface, je ne puis donc
en conscience vous dispenser du fantastique.
Soit. Il faut d'ailleurs en convenir, l'éditeur ne nous a administré
qu'une dose très-raisonnable de fantastique ; le fantastique n'est point la
couleur dominante de ce premier volume du Salmigondis.
Le Shelling , par madame de BaAvr , et d' Heureux jours en gZ , par
M. X. , sont de petites histoires pleines de délicatesse , et dont le natu-
rel et la simplicité n'ont nullement exclu l'intérêt.
jàntoine Pinchon est un conte améi icain écrit avec cette verve spiri-
tuelle qui caractérise surtout le style de M. Jules Janin.
Un des meilleurs morceaux du volume , c'est assurément l'Episode de
la vie d'un Pacha, par M. Edouard Disaut. Il y a là de la vraie cou-
leur de l'Orient.
Dire que le Comte Chabert , de M. de Balzac , se distingue par les
qualités et les défauts ordinaires de cet écrivain , ce n'est en vérité ni le
louer ni le blâmer médiocrement.
Lorenzo Dempierra , de M. Buponi , n'est évidemment qu'un pas-
tiche d'Hoffmann, mais c'est l'un des mieux faits que nous ayons lus.
Quant à l'Ile des Fleurs, nous avouons humblement n'avoir rien com-
pris à cette histoire, non plus qu'à son style. Son auteur, M. Sands,
n'est pas , j'imagine , celui à'Indiana.
REVUE DE VOYAGES.
ï, VOYAGE DE L'ASTROLABE AUTOUR DU MONDE,
PAR M. DUMONT d'uRVILLE '.
II. VOYAGE AU CONGO,
PAR M. DOUVILLE.
m. FRAGMENTS OF VOYAGES AND TRAVELS,
BY CAPTAIN BASIL HALL.
A peine rentrée en France , après un voyage de trois ans dans
rOce'anie et les mers adjacentes , la corvette la Coquille , sous le
nom à^ Astrolabe , qu'elle reçut en mémoire d'un des bâtimens de
La Pérouse , fut destinée à une expédition nouvelle sous le com-
mandement de M. Dûment d'Urville, qui avait déjà participé
glorieusement aux travaux de celle qui venait d'avoir lieu. Orga-
nisée d'abord dans un but purement scientifique , cette expédi-
tion acquit, au moment de son départ, un nouvel intérêt par la
mission qu'elle reçut de cherclier les restes des bâtimens de La Pé-
rouse que les récits d'un capitaine américain avaient fait renaître
l'espoir de découvrir; plus heureuse que celle de d'Entrecasteaux,
elle a retrouvé ces débris, objets de tant de regrets, qui, depuis
quarante ans , dormaient au fond des eaux, et pu élever un mo-
deste monument à la mémoire de l'illustre navigateur et de ses
compagnons, sur les lieux mêmes témoins de leur naufrage. Déjà
des personnes compétentes ont rendu compte des résultats im-
' 5 vol. in-8 avec atlas et planches , chez Roret , rue Hautefcuillc.
TOME VIII. 17
2./\& REVUE DES DEUX MONDES.
menses de ce voyage dans toutes les branches des sciences natu-
relles , et nous nous bornerons , en conséc|uence , à une analyse
rapide des volumes que nous avons sous les yeux, et qui n'ont rap-
port qu'à la partie historique. Les événemens qui se sont passés
en France au moment même où elle devait commencer à paraître,
en ont entravé la publication ; mais, quoiqu'elle ne contienne en-
core que les deux tiers de l'expédition, elle n'en est pas moins di-
gne d'attirer l'atteiîtion publique.
Munie abondamment de tous les objets nécessaires aux recher-
ches qu'elle doit entreprendre, l'astrolabe met à la voile de Tou-
lon, le 22 avril 1826, et après une relâche à Algésiras nécessitée
par les vents contraires, arrive le i4 juin à Sainte-Croix de Téné-
rifFe. M. d'Urville, accompagné de M. Gaimard , l'un des natu-
ralistes de l'expédition , monte au sonuiiet du Pic de Teyde , et la
description qu'il en donne , sans ajouter de nouveaux détails scien-
tifiques à ceux déjà connus , se fait lire avec intérêt , même après
celles de ses devanciers. La relâche à TenerifFe ne dure que
cinq jours dont tous les momens sont utilisés, et l'astrolabe se
dirige sur La Praya , aux îles du Cap- Vert , où elle rencontre
l'expédition du capitaine Owen, revenant de relever une partie de
la côte orientale d'Afrique , travail précieux qui a été publié dans
le temps. De là, M. d'C^rville continue sa route, reconnaît l'île
de la Trinité , cherche en vain celle de Saxembourg, et après une
traversée de quatre-vingt dix-huit jours , découvre les côtes
de la Nouvelle-Hollande sans avoir touché nuUe part. Malgré
l'été qui règne en ce moment clans ces parages , cette longue navi-
gation n'est qu'une suite presque continuelle de tempêtes qui
semblent présager à l'expédition celles qui l'attendent plus tard.
Le 7 octobre, elle mouille dans le port du Roi-Georges, situé à
la partie méridionale de la Nouvelle-Hollande , à l'entrée du dé-
troit de Bass , et commence ses relations avec les naturels de cette
partie du globe , placés dans les derniers rangs de l'espèce hu-
maine, et par cela même si intéressans à étudier. Elle visite en-
suite le port Western , et touche sur plusieurs points de la côte
orientale avant d'arriver à Sidney. La première partie du second
volume est consacrée tout entière à l'histoire de cette colonie
unique dans l'histoire du monde , et si mal connue en France où
REVUE DE VOYAGES. 1^'J
olle n'est i'ep;ardée généialenient que comme l'égoùt de la popu-
lation malfaisante de l'Anj^letene. M. d'Urville, après avoir dé-
crit ses progrès rapides, nous la fait voir dans son état actuel,
aspirant à se laver de sa tache originelle et à prendre rang sur un
pied égal parmi les autres colonies de la métropole : il est cu-
rieux de voir les distinctions aristocratiques, si vivaces dans cette
dernière , partager les colons de la Nouvelle-Galles du sud en au-
tant de castes rivales qu'ils comptent de motifs différens qui les
ont conduits sur cette terre lointaine. Entre le coru>ict, vêtu de son
liabit ignominieux , et l'homme du gouvernement, dépositaire
du pouvoir , l'orgueil a trouvé moyen d'élever une foule de sépa-
rations infranchissables parmi les rangs intermédiaires de la popu-
lation. Comme partout ailleurs, il en résulte de vives résistances
dont les journaux de Sidney sont naturellement les interprètes.
Les nombreux extraits que donne M. d'Urville de ces derniers,
ajoutent un mérite de plus à cette partie de sa relation.
L'expédition lève l'ancre le 17 décembre et se dirige sur la
Nouvelle-Zélande, dont elle aperçoit les côtes, le 10 janvier 1827,
à quelques lieues au sud du cap Foul-Wind, situé à la partie oc-
cidentale de Tavaï-Pounamou. Les temps affreux déjà éprouvés
précédemment par l'Astrolabe, semblent la poursuivre avec une
sorte de fatalité pendant cette nouvelle traversée. Une mer ora-
geuse lui interdit l'accès de la côte escarpée de Tavaï-Pounamou,
qu'elle longe sans aborder la terre jusqu'au détroit de Cook, qui
la sépare d'Ika-na-Mawi , l'île septentrionale de la Nouvelle-Zé-
lande. Ici commencent d'importans travaux géographiques qui
complètent ceux que Cook et ses successeurs avaient laissés impar-
faits sur cette partie du pays. La baie de Tasman, que ce célèbre
navigateur croyait séparée de celle dp l'Amirauté , communique
avec cette dernière par un canal étroit où l'Astrolabe parvient â
passer en courant les plus grands dangers, et dont les cartes de l'ex-
pédition offrent un relevé exact , ainsi que du canal de la Reine-
Charlotte. Ces travaux terminés, elle fait route au nord et longea
vue de terre toute la côte orientale d'Ika-na-Mawi jusqu'à l'im-
mense Baie-des-Iles qui la termine près de sa pointe nord. Les
dangers que court l'Astrolabe dans cette longue navigation, sur-
passent tous ceux qu'elle avait éprouvés jusqu'alors, et deux fois
248 REVUE DES DEUX MONDES.
elle se voit sur le point de périr, sans laisser même une trace de
son apparition , dans ces parages redoutables. La reconnaissance
de cette partie de la Nouvelle-Zélande peut être considérée
comme complète , excepté sur quelques points, que le mauvais
temps n'a pas permis de relever avec la même exactitude que
le reste.
Les missionnaires anglais , de la secte des méthodistes , qui se
sont établis depuis quinze ans sur diftérens points de la Baie-des-
Iles , avaient fait jusque-là peu de progrès sur l'esprit indomp-
table des naturels qui l'iiabitent. Les relations qu'ils ont publiées,
et les autres ouvrages qui ont paru récemment sur la Nou-
velle-Zélande , ont fovirni à M. d'Urville , avec ses propres ob-
servations , les matériaux du travail le plus complet qui existe à
l'heure qu'il est sur ce pays ; on pourrait même lui reprocher la
masse d'extraits qu'il donne sous le titre de Pièces justificalwes ,
et qui remplit le troisième volume tout entier. Les mêmes faits y
sont rapportés un trop grand nombre de fois , et le peu d'oidre
chronologique qui y règne jelte quelque confusion dans l'esprit
du lecteur ; d'ailleurs , l'excellent résumé qu'en donne M. d'Ur-
ville lui permettait de les abréger sans aucun inconvénient. Grâces
à ces travaux, les Nouveaux-Zélandais sont mieux connus peut-être
que les Indiens de l'Amérique méridionale , découverte depuis si
long-temps, et, en comparant ce qu'on en sait aujourd'hui avec ce
qu'en ont rapporté les navigateurs du siècle dernier, on peut ap-
précier les erreurs dans lesquelles étaient tombés ceux-ci, sur un
peuple dent ils ignoraient complètement la langue, et qu'ils offen-
saient souvent mortellement, sans le vouloir, en violant ses usages.
De là les vengeances terribles exercées plusieurs fois sur les Eu-
ropéens par ces sauvages irascibles , et par suite les rapports dans
lesquels ils étaient représentés sous les traits les plus odieux. La
conduite prudente du chef de l'expédition, et de tous ceux qui la
composaient , lui a valu de vivre dans ime harmonie parfaite avec
les naturels.
Des scènes moins paisibles , et la plus cruelle épreuve qu'elle
ait eu à subir dans le cours de son voyage , attendaient l'Astrolabe
à Tonga-Tabou , la principale des Iles-des-Amis , mieux désignées
aujourd'hui sous le nom d'Archipel de Tonga. En y arrivant , le
nEVtlF. DE VOYAGES. 0,/|^Q
20 avril , elle s'engage entre les récifs madréporiques qui ceignent
cette île , comme la plupart Je celles de la Polynésie, et , pendant
près de quatre jours , la perte du bâtiment paraît inévitable ; il
ne parvient à se dégager qu'après avoir perdu presque toutes ses
ancres , et par un de ces hasards miraculeux dont est semée la vie
de l'homme de mer. Quelques jours après cet événement critique,
les naturels , qui n'avaient montre' jusque-là aucunes dispositions
hostiles , donnent un exemple de cette perfidie qui a déjà été fa-
tale à plusieurs navires , et enlèvent un canot de V Astrolabe avec
son équipage. M. d'Urvdle ne parvient à délivrer ses hommes
qu'en recourant à des actes d'hostilités qui en imposent à ces sau-
vages intrépides d'ailleurs, et accoutumés à l'effet des armes à feu,
devenues assez communes parmi eux depuis quelques années.
C'est à elles probablement qu'ils devront un jour un changement
dans leur état social , de même que l'Europe leur doit une partie
de ceux qu'elle a subis depuis leur invention.
Ici , comme à la Nouvelle-Zélande , des missionnaires métho-
distes se sont établis depuis plusieurs années , et , plus heureux
que dans ce dernier pays , ils sont parvenus à convertir un certain
nombre d'insulaires à la religion chrétienne , et , chose bien re-
marquable , c'est à des naturels d'Otaïty que sont dus les plus
grands succès dans ce genre. Leur île, convertie en entier par les
missionnaires , est devenue le foyer de la civilisation qui doit un
jour se répandre sur toutes celles de la Polynésie. On dirait , à
voir le zèle infatigable des méthodistes sur tous les points du
globe, que l'esprit de prosélytisme, si fervent dans l'église ro-
maine aux temps de sa puissance , a passé tout entier dans ces
hommes austères , les puritains de nos jours. Reste à savoir si
leurs principes exagérés peuvent contribuer au bonheur des na-
tions sauvages auxquelles ils s'efforcent de les inculquer.
Un résumé de tout ce qui est connu sur Tonga-Tabou, depuis
sa découverte par Tasman jusqu'à nos jours, et non moins com-
plet que celui sur la Nouvelle-Zélande , suit les détails person-
nels à l'expédition, et termine la partie historique publiée jus-
qu'à ce moment. Celle qui doit suivi'e, et qui contient les travaux
exécutés sur les autres points de la Polynésie , à la Nouvelle-
Guinée , aux Moluques , etc. , ne peut manquer d'offrir des ob-
a5o ' REVUE DES DEUX MONDES.
servations non moins importantes. Les auti'es pai'ties concernant
l'histoire naturelle sont aussi avancées dans leur publication que
le récit lui - même , et les cartes , ainsi que les planches qui
accompagnent tout l'ouvrage , nous paraissent e'galer en ma-
gnificence celles des expéditions de l' Uranie et de la Coquille ,
si supérieures à tout ce qu'on avait fait en France dans ce
genre. Ce luxe est bien : il est digne d'une nation qui marche
en tête de toutes les autres pour les sciences naturelles ; mais il
a l'inconvénient de mettre ces ouvrages splendides à la porte'e
d'un trop petit nombre de bibliothèques. Nous croyons donc
qu'on doit savoir bon gré à M. Roret , devenu propriétaire de la
partie historique , de l'avoir rendue accessible à tous , en en don-
nant une édition à part , qui ne diffère de l'autre que par un
papier plus modeste et par le nombre des cartes et des planches ,
réduites à vingt des plus importantes. Tout le reste s'y trouve
reproduit, jusqu'à ces petits croquis intei'calés dans le texte , dont
la plupart sont d'une exécution parfaite ; idée ingénieuse qui met
sous les yeux du lecteur les objets dont il est question , sans
l'obliger d'avoir recours à un atlas à part. Il serait à désirer que ce
double mode de publication eût été suivi pour la Coquille et l'U-
ranie; ces deux ouvrages eussent acquis par-là une popularité
que leurs pi'ix élevés leur permettront difficilement d'atteindre.
Ce n'est pas sans un sentiment pénible que nous passons des
nobles et loyaux travaux de V Astrolabe à ceux d'un homme dont
le nom est destiné sans doute à quelque célébrité , mais d'un autre
genre que celle dont il jouit en ce moment. Nous voulons parler
de M. Douville et de son prétendu voyage au Congo '. Le succès
étrange qu'a obtenu cet ouvrage en France , durerait encore dans
tout son éclat, si une revue étrangère, le Foreign quarleiiy Re-
' La Rewue des deux Mondes croit devoir à ses lecteurs de se justifier
d'avoir accueilli , dans un de ses numéros, quelques pages de l'ouvrage de
M. Douville. A l'époque où elle le fit, rien ne donnait à penser qu'un voyage,
qui paraissait précédé d'un rapport favorable de la Société de géographie,
pût n'être qu'un tissu de fictions incohérentes. A cette dernière donc ap-
partient tout le blâme que peut encourir la Re\'ue à ce sujet, et qu'elle
n'est pas , d'ailleurs , la seule à mériter.
REVUE DE YOVAGES. ?.5 1
vieiv ', dans un article reproduit en partie par le Temps, n'était
venue arracher la couronne qu'on avait placée sur la tête de l'au-
teur. Justice a donc été faite , mais elle ne l'a été qu'à moitié , et
non par qui elle devait se faire- La première voix accusatrice eût
dû s'élever du sein de la France , ou plutôt les corps savans à l'ap-
probation desquels M. Douville présentait ses travaux, ne devaient-
ils pas la prémunir contre cette mystification , préparée de longue
main, avec une audace dont il y a peu d'exemples? L'un, la Société
de géographie, non contente de donner son approlîation, a com-
blé l'auteur de ses laveurs; l'autre , l'Institut, auquel M. Douville
soumet les objets qu'il prétend avoir recueillis en Afrique , les
reconnaît pour être américains , et croit devoir garder le silence sur
un fait aussi important. Nous concevons , du reste , parfaitement
le sentiment de dégoût qui a pu engager les hommes honorables
qui composent ce dernier corps à se taire, et le respect que nous leur
devons , nous interdit toute réflexion à cet égard. Quant à la So-
ciété de géographie , malgré la considération personnelle que
mérite chacun de ses membres, elle nous permettra d'approuver
les réflexions sévères que le Foreign quarlerly Reneiu lui a adres-
sées; c'est une affaire entre elle et l'auteur de l'article. Ce que ce
dernier a commencé, nous allons tâcher de l'achever, en donnant
sur M. Douville , qui nous est connu de longue date , quelques
détails qui pourront servir de correctifs à la notice biographique
que le Conslitutionnel a publiée sur son compte. Comment, à une
époque où les relations sont aussi multipliées entre toutes les par-
ties du globe, M. Douville a-t-il osé espérer que les faits qu'on
va lire resteraient dans l'ombre? Cela est aussi incompréhensible
que l'énormité des erreurs dont son voyage est parsemé.
J'étais à Buenos-Ayres en 1826 et 1827, à l'époque où la rade
de cette ville était bloquée par une escadre brésilienne qui èmpê-
cJiait toute communication par mer. Vers le milieu de décem-
bre 1826, on aperçut tout à coup, un matin , un bâtiment de
guerre ennemi se dirigeant sur la ville avec pavillon parlemen-
taire. Le bruit se répandit aussitôt que ce navire était porteur de
propositions de paix ; mais le lendemain les journaux annoncèrent
' Foreigi quarterly Keview, n'J ly.. August 18 2. Pages i()3--oG.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
que le parlementaire de la veille n'était venu que pour mettre
à terre M. Douville, naturaliste envoyé par le gouvernement fran-
çais , pour explorer l'Amérique du sud. M. Douville fut accueilli
par ses compatriotes avec les égards que méritait la mission dont
ils le croyaient chargé , et peu de jours après son arrivée , M. Ra-
monLarrea, l'un des principaux négocians de la ville, pour lequel
il avait une lettre d'introduction , donna en son honneur un grand
dîner de vingt couverts auquel je fus invité. Je fus placé à côté
de M. Douville. Pendant toute la durée du repas, il garda un si-
lence modeste , chose assez rare parmi les voyageurs , et ne fit
que des réponses évasives et polies aux questions que lui adres-
saient les convives.
Plusieurs Français recherchèrent la connaissance de M. Dou-
ville , et reçurent de lui quelques détails vagues sur ses précé-
dens voyages. C'était une chose merveilleuse que le nombre et
l'étendue des pays que ce voyageur avait déjà parcourus ; l'Europe
presque tout entière, le cap de Bonne - Espérance , l'Inde, la
Perse , l'Amérique du sud , avaient été tour à tour le théâtre de
ses explorations. Il avait même pénétré, par terre, depuis le fleuve
des Amazones jusque dans le sud des Pampas de Buenos-Ayres ,
où il avait vécu parmi les Indiens farouches qui les habitent ; mais
par une circonstance particulière , il n'avait pas visité Buenos-
Ayres même , malgré la faible distance qui l'en séparait dans le
cours de cet immense voyage. Personne dans le pays n'en avait
jamais ouï parler, quoique M. Douville l'indiquât comme ayant
eu lieu à une époque assez récente. Un soir qu'il en causait chez
M. Roberge, pharmacien, où se réunissait d'habitude l'élite des
Français établis à Buenos-Ayres , on le pria de vouloir bien indi-^
quer sur une feuille de papier les principaux points de la Répu-
blique Argentine , par lesquels il avait dû nécessairement passer.
Il essaya de le faire , mais malheureusement il plaça à l'ouest ce
qui devait être à l'est , au nord ce qui était au sud , et ainsi du
reste. Ces erreurs parurent singulières chez un naturaliste et un
géographe. Moi-même, quelque temps auparavant, j'avais reçu
la visite de M. Douville , qui me fut présenté par M. Dutilleul ,.
ancien payeur de l'armée d'Espagne, fixé depuis peu à Buenos-
Ayres. Nous parlâmes naturellement de ses voyages, et j'appris
REVUE DE VOYAGES. 200
tle lui qu'il avait repassé sur les traces de M. de Huuiboldt, de l'Oré-
noque dans le fleuve des Amazones. Sa mémoire le servait mal ; les
noms d'Aturès, de Maypurcs, de Cassiquiare, etc., familiers à qui-
conque a lu le voyage de M. de Humboldt, paraissaient lui être in-
connus, et je fus plusieurs fois obligé, dans le cours de la conver-
sation , de mettre fin à son hésitation en les prononçant moi-même.
Bientôt des Français, arrivés par terre de Montevideo, don-
nèrent de nouveaux renseignemens sur M. Douville. On apprit
par eux qu'il y était arrivé vers le milieu du mois d'octobre , sur
le brick le Jules, capitaine Decombes , parti du Havre le 7 août
1826. Sa conduite, pendant la traversée , avait été loin d'être
louable : il se plaignait sans cesse de la mesquinerie avec laquelle
on traitait un homme comme lui , accoutumé à passer sur des bâ-
timens de guerre , et reprochait surtout au capitaine d'avoir laissé
engager dans la cale du navire , avec les marchandises de la car-
gaison , une caisse contenant ses instrumeus , ce qui l'empêchait ,
disait-il , de faire des observations astronomiques. A l'arrivée à
Montevideo , les effets des passagers furent visités à la douane ,
suivant la coutume ; la précieuse caisse fut ouverte , et présenta ,
pour tout instrument , un cabaret de porcelaine en assez mauvais
état, et quelques autres objets de même nature. M. Douville des-
cendit à la Fonda de las Cualro Naciones (Hôtel des Quatre Na-
tions) , tenue par un Français nommé M. Himonnet. Ce dernier,
bon homme au fond, quoique assez peu traitable , crut s'aperce-
voir un jour que son hôte se préparait à sortir un peu trop brus-
quement de chez lui , et poussa l'impolitesse jusqu'à le tenir en
charte-privée ; cependant M. Cavaillon , vice-consul de France à
Montevideo, parvint à le tirer de son erreur. C'est à la suite de
cette affaire que notre voyageur s'adressa , au nom des sciences ,
à l'amiral brésilien, Pinto Guedez, pour être conduit, sur un bâti-
ment de guerre , à Buenos- Ayres, faveur que lui accorda l'amiral.
Il est inutile de dire l'effet que produisirent ces renseignemens
sur l'opinion publique à Buenos-Ayres. M. Douville avait d'a-
bord fait semblant de s'occuper de quelques recheiches scien-
tifiques', qu'il abandonna bientôt pour se livrer à une industrie
.' flntre autres découvertes intéressantes, M. Douville crut, un jour, avoir
254 REVUE DES DEUX MONDES,
plus profitable. Il loua un petit magasin, rue de la Cathédrale,
n" 12g , qu'il quitta peu après pour un autre situé rue de la Piedad,
n°9i, et, sous la raison de commerce Domùlle et Laboissière, se
mit à vendre des livres , du papier, de la parfumerie , des pétards
et autres articles de même espèce. Le nom de Laboissière était
celui d'une femme d'une tournure tant soit peu commune, et d'un
âge approchant de la maturité , qui accompagnait M. Douville :
c'était elle qui tenait ordinairement le magasin, son associé s'oc-
cupant plus spécialement des affaires du dehors et des travaux
relatifs à une petite presse lithographique qu'il avait établie.
Ici, je me vois obhgé d'abandoimer un instant M. Douville pour
me livrer à une digression sur un événement qui se passa pendant
son séjour à Buenos-Ayres. Dans la première semaine du mois
de juin 1827, un personnage fut arrêté et mis en prison , sous l'ac-
cusation d'avoir contrefait les billets de la Banque nationale d'un
réal et de deux réaux. M. Ramon Lai'rea ayant envoyé chez le
personnage en question toucher le montant d'une lettre de change,
le commis chargé de ce recouvrement reçut une masse de ces bil-
lets, qui étaient évidemment faux; et sur la plainte de ce négociant,
la police fit son devoir. L'accusé jeta les hauts cris dans sa prison,
et publia, dans VEcho Français ', une lettre dans laquelle il se
plaignait de son arrestation et de la manière horrible dont on le
traitait dans son cachot : on lui refusait, disait-il, les objets de
première nécessité , et jusqu'à de l'eau tiède pour se faire la barbe;
il était obligé, pour s'en procurer, d'en faire chauffer dans une
bouteille qu'il mettait entre ses cuisses , dans son lit; en outre , le
soleil l'incommodait de ses rayons à certaines heures du jour ,
et sa vue , affaiblie par les suites d'une observation d'éclipsé de
soleil qu'il avait faite autrefois en Sicile , ne pouvait en supporter
l'éclat, etc.
trouvé de la pierre à chaux , substance qui luanque complètement dans les
environs de Buenos-A.yres , où on la remplace par des coquilles , qui sont
abondantes dans plusieurs endroits. L'échantillon de ce prétendu calcaire,
qu'il porta en triomphe à M. Ramon Larrea , chez lequel je l'ai vu, n'était
autre chose qu'un morceau d'argile durcie , qui abonde dans le pa\s , ou
elle est désignée sous le nom de tosca , tuf.
' Journal français qui paraissait, à cette époque, à Buenos-Ayres.
REVUE DE AOYAGES. 255
Ces plaintes firent naître une polémique assez animée entre les
journaux : la Gaceta Mercanlil, feuille de l'opposition , publia à
ce sujet deux articles virulens contre le gouvernement , auxquels
répondit la Cronica polilica y literaria ', journal semi-officiel, et
par conséquent champion du pouvoir. Je traduis le passage sui-
vant de sa réponse : « Le crime dont on accuse M. *** attaque
les prérogatives du gouvernement et les intérêts de la société.
En tout temps, la falsification des billets de Banque a excité la
sévérité de la justice. Nous espérons que M. *'*'*^ prouvera son
innocence. Mais n'y a-t-il pas quelque exagération dans le tableau
épouvantable qu'il a offert au public? devons-nous ajouter foi à
toutes les accusations qu'il dirige contre le chef de la police ? En
lisant les deux articles de la Gaceta Mercantil, nous nous sommes
dit : Quel intérêt peut-on avoir à imposer des privations à un
homme à qui on laisse la liberté de s'en plaindre ? refusera-t-on
une tasse de thé à celui qui peut communiquer à un journaliste
les souffrances qu'il éprouve? etc. »
Le 2'j août 1827, je quittai Buenos-Ayres pour me rendre au
Brésil. Peu de jours après mon arrivée à Rio-Janeiro , le 20 sep-
tembre , je partis pour l'intérieur, et ne reparus à Rio que dans
les premiers jours du mois de mars de l'année suivante. J'y re-
trouvai M. Douville, qui se livrait à la même industrie qu'à Buenos-
Ayres , et avait élevé un magasin que tenait madame Laboissière,
habillée en homme , ce qui scandalisait fort les Brésiliens tout
en les attirant chez lui. A partir de ce moment, je perds de vue
personnellement M. Douville, et ne voulant rien aftiimer que
ce dont j'ai été témoin moi-même, je tairai certains détails qui
sont parvenus récemment à ma connaissance.
Quelques années s'écoulèrent. Je ne pensais plus à M. Douville,
lorsqu'à mon retour à Paris , dans les premiers jours du mois de
juin dernier, après une longue absence dans les colonies, le pre-
mier ouvrage qui me tomba entre les mains fut le Voyage au
Congo. Le nom de l'auteur retentissait dans les journaux , qui
s'empressaient à l'envi de donner des extraits du livre ; la So-
ciété de Géographie , après lui avoir décerné son prix et une
Cronica politica y literaria r? ■ fhienos-^dyrcs, 19 de jiinio de 1S27V
256 REVUE DES DEUX MONDES.
médaille, l'avait choisi pour son secrétaire; plusieurs audiences
en haut lieu lui avaient été accordées ; enfin , c'était un concert
de louanges qu'aucune critique n'osait troubler. Ce nom de Dou-
ville me frappa : était-ce l'homme que j'avais connu cinq ans au-
paravant à Buenos^Ayres et au Brésil ? Je fis part de mes soupçons
à plusieurs personnes bien connues qui avaient vu M. Douville, et
le leur dépeignis sans avoir encore vérifié l'identité. Le portrait
que je fis de sa personne se trouva juste, et ce fut une question
décidée pour moi. Cependant j'hésitais encore à donner suite à
cette affaire , lorsque le Constitutionnel du i6 septembre dernier
publia sur M. Douville un article biographique rempli de détails
si extraordinaires , pour ne rien dire de plus , que , pour faire
cesser une mystification parvenue à un tel degré d'impudeur
d'une part , et de crédulité de l'autre , je résolus d'élever la voix.
Je vis M. Douville , et , au premier coup d'œil , il me fut im-
possible de le méconnaître : les années ne l'ont pas changé ; le
soleil de l'Afrique n'a pas ajouté une teinte de plus à ce front
pâle, et lorsque je lui appris que j'étais à Rio-Janeiro à la même
époque que lui , ses yeux se troublèrent comme s'il eût vu le
glaive de l'opinion publique suspendu sur sa tête. Si mon témoi-
gnage ne suffit pas pour constater cette identité , il existe actuel-
lement à Paris plusieurs personnes qui ont connu M. Douville à
Buenos-Ayres; je m'engage à les produire.
Que dirai-je maintenant du voyage au Congo? Déjà le Foreign
quarleiif Rei'iew a prouvé que les dates mentionnées dans le cours
de l'ouvrage sont inconcdiables entre elles. Nous allons voir que la
première de toutes , celle de l'arrivée de l'auteur au Congo, n'est
pas moins fausse.
« A peine reposé des fatigues de mes précédens voyages dans
diverses parties du monde, je quittai Paris le i<^'' août 1826, et
je m'embarquai au Havre le 6 du même mois, dans l'intention
d'aller visiter la presqu'île orientale de l'Inde, et ensuite de
pénétrer en Chine, si c'était possible. " Vol. i , pag. i.
Je ne presserai pas M. Douville sur ses précédens voyages , et
je reconnais que la date de son départ du Havre est exacte ; seu-
lement il aurait pu indiquer le nom du navire et du capitaine
comme je l'ai fait : cela ne nuit jamais dans ces sortes de matières.
REVUE DE VOYAGES. 2.5'J
« Arrivé à Montevideo où j'espérais trouver un navire partant
pour l'Inde, des circonstances me firent renoncer à ce projet. Je
pris passage sur un navire destiné pour Rio-Janeiro , où je débar-
quai au commencement de 1827. » Vol. I, pag. 2.
Je passe encore sur l'étrange idée d'un liomme qui , voulant
s'embarquer pour l'Inde , s'en va chcrclier un bâtiment à Mon-
tevideo, tandis que nos ports et ceux de l'Angleterre en offrent
sans cesse pour cette destination. Les circonstances du séjour de
M. Douville à Montevideo sont également connues. Quant à son
départ pour Rio-Janeiro, et le séjour qu'il y fait jusqu'au i5 oc-
tobre 1827, jour de son embarquement povu- Benguela ( vol. 1 ,
pag. ^), je suis en mesure de prouver qu'il a passé tout le temps
en question à Buenos-Ayres. J'ai sous les yeux des journaux de
cette ville contenant des annonces commerciales de Douville et
Laboissière^ depuis le mois de mars jusqu'au milieu de juin. Que
si M. Douville prétend qu'il n'y a pas identité entre lui et l'as-
socié de M""^ Laboissière , j'ai déjà offert de la prouver par des
témoins. Je le prierai ensuite d'expliquer par quelle singulière
rencontre il se fait que ce nom de Laboissière se trouve mentionné
dans l'épitaplie qu'il inscrit sur le tombeau de son épouse, morte,
dit-il, le 10 juillet 1828, à Megna Candouri , et qui est ainsi
conçue : Dounlle à son épouse , née Anne-Athalie Pilaut-Labois-
sière. Vol. 1 1 , pag. 44-
Il est clair également que M. Douville ne pouvait pas> être au
Congo en mars 1828, puisque je l'ai vu à cette époque à Rio-
Janeiro, fait que j'affirme une seconde fois. Ainsi que je l'ai dit,
il y tenait un magasin, et l'on peut voir dans les journaux brési-
liens du temps des annonces commerciales de lui. Je n'ai pu me
procurer de ces journaux à Paris , vu leur extrême rareté et leur
date ancienne , mais je me souviens parfaitement de ce fait , et je
prie les personnes qui auraient de ces papiers à leur disposition ,
de vouloir bien le vérifier. Je leur recommande surtout le Diario
Fluminense.
Criblé de fausses dates comme il l'est , que devient l'ouvrage
tout entier , et n'est-il pas permis de penser qu'il a été inventé à
plaisir et maladroitement d'un bout à l'autre ? Dans ce cas , une
seule difficulté subsisterait. Si M. Douville n'a pas été au Congo,
258 REVUE DES DEUX MONDES.
d'où proviennent les renseignemens qu'il donne sm- le pays, et les
cartes qui accompagnent son voyage? Ici, je l'avoue, je suis ré-
duit à de simples conjectures, mais qui ont à mes yeux tout le
poids de la réalité. Il existe à Rio-Janeiro un grand nombre de
personnes qui ont été au Congo , et une foule de documens sur
les possessions portugaises en Afrique, qui y ont été apportés
en partie de Lisbonne , lorsque le roi Jean VI quitta le Portugal
pour aller s'établir au Brésil. Ces documens sont déposés dans les
archives publiques , et je conviens qu'il est presque impossible
d'en pi'endre copie; mais pour les ouvrages appartenant à des
particuliers, la même impossibilité ne subsiste plus. Or, M. Dou-
ville n'a-t— il pas pu , par un moyen quelconque , se procurer un
manuscrit accompagné de cartes , manuscrit qu'il aura arrangé à
sa manière, et si j'accorde qu'il a été réellement au Congo , sans
toutefois s'avancer dans l'intérieur des terres , ne lui a-t-il pas été
plus facile encore qu'au Brésil de se procurer des renseignemens
écrits ou de vive voix de la bouche des traitans portugais?
Cette dernière conjecture me paraît la plus probable , car je
crois distinguer çà et là , à traveis les fictions de l'ouvrage , quel-
ques traits qui indiquent un homme qui a été sur les lieux. J'ac-
corderai donc à M. Douville qu'il a mis réellement les pieds en
Afrique, mais rien de plus. Il suffit, en effet, de la lecture du
voyage pour reconnaître que l'auteur décrit presque partout des
pays qu'il n'a pas vus , et raconte des événemens qui ne se sont
jamais passés. D'abord , qu'est-ce que ces caravanes , ou plutôt
ces armées à sa solde , et à l'aide desquelles il taille en pièces
des armées ennemies , brûle des villages , fait leurs chefs pri-
sonniers, et cent autres prouesses du même genre? Je lui ferai
observer qu'à l'époque où il prétend avoir entrepris son expédi-
tion , il n'avait pas à sa disposition , je ne dis pas les i5o,ooo fr.
qu'il assure y avoir dépensés , mais même la cinquantième partie
de cette somme '. Ensuite on peut remarquer dans quelle
' M. Douville dit i5o,ooo francs ; mais si on calcule les dépenses qu'il a
du faire d'après sa manière de voyager, on trouvera, avec le Foreiga
Quarterly Reuiew , qu'elles ont dû s'élever à près de 4oo,ooo francs.
C'est une des moindres contradictions de l'ouvrage.
REVUE DE VOYAGES. ?.5g
t'iiorine disproportion se trouvent dans l'ouvrage les événemens
qui prêtent à la fiction , et les observations scientifiques que
l'auteur annonce faire sans cesse, et qu'on ne trouve que de
loin en loin. Disputes avec les nègres, vols de tafia, conversa-
tions entre les chefs, mœurs, usages, combats, tout cela se trouve
décrit avec une prolixité fatigante. Le reste, au contraire, qui
était pourtant le principal, est d'une aridité et d'une maigreur
telles , qu'on le renfermerait aisément dans un petit nombre de
pages, et j'ose affirmer que nulle part on ne trouverait dans un
même espace un pareil amas d'inepties et d'absurdités. On voit
évidemment un homme qui voudrait bien parler le langage des
sciences, mais qui, en connaissant à peine les premiers mots , les
balbutie avec hésitation , et tourne sans cesse dans un cercle étroit
d'expressions pareilles dont il ne connaît pas la valeur. Il suffit,
pour se convaincre de la profonde ignorance de l'auteur , d'exa-
miner ses travaux dans toutes les branches des sciences naturelles.
Je dis toutes , car M. Douville n'a pas une prétention moindre que
d'être , comme M. de Humboldt, un homme universel.
Voyons d'abord en astronomie. Le Foreign qiiarlerly Rei>leiu a
prouvé que les observations astronomiques que prétend avoir faites
M. Douville, étaient impossibles au moment où il les indique , vu
l'état du ciel; que, par exemple, la lune était couchée depuis quatre
heures , à l'instant où notre voyageur dit l'observer. Le passage
suivant n'est pas moins curieux :
« Le temps était beau ; aucun nuage ne dérobait la vue des
étoiles qui jetaient un éclat très-vifj je remarquai alors , pour la pre-
mière fois , combien elles sont brillantes dans ces régions équi-
noxiales, et je passai quelque temps à les observer avec mon
télescope. » Vol. i , page i3i.
Quepenser d'un astronome qui ne s'aperçoit qu'après delongues
années passées à voyager dans toutes les parties du globe , de l'éclat
particulier que jettent les étoiles sous les tropiques? Quant au téles-
cope, c'est la première et la dernière fois , à ma connaissance, qu'il
en est fait mention dans le cours de l'ouvrage.
En géographie physique, la science ne doit pas de moins rares
découvertes à l'auteur. Il fait, par exemple, remonter des mon-
tagnes à certaines rivières, partir d'un point commun plusieurs
260 REVUE DES DEUX MONDES.
autres dont chacune coule dans une direction opposée , et parle du
cours paisible de fleuves qui ont sept toises de pente par lieue , etc.
Mais c'est certainement en chimie que M. Douville peut se flat-
ter d'avoir fait une découverte qui surpasse toutes les autres ; écou-
tons-le parler lui-même :
« Mes observations m'ont fait connaître que l'air atmosphé-
rique, près de Loanda, consiste en quatre cinquièmes d'azote et un
cinquième d'oxigène. Au contraire, dans la campagne éloignée de
celte ville , où les arbres très- hauts sont nombreux , l'air atmos-
phérique se compose de trois cinquièmes huit douzièmes d'azote,
et d'un cinquième quatre douzièmes d'oxigène ; ce qui confirme
la remarque que les arbres sont nécessaires à la formation du gaz
oxipène , et que les terrains où ils manquent sont plus propres à
la formation de l'azote.
u Dans les forêts épaisses que j'ai traversées, où, sous les grands
arbres , les terres sont partout couvertes de broussailles , où les
feuilles tombent et pourrissent , où le feuillage touffu des grands
végétaux empêche le renouvellement continuel de l'air, et où
vivent une infinité d'insectes, de reptiles et d'animaux divers, j'ai
trouvé l'air atmosphérique composé d'un cinquième sept dou-
zièmes d'oxigène , et de trois cinquièmes cinq douzièmes d'azote.
Ces animaux me parurent consommer, pour leur existence, une
plus grande portion d'azote , d'où il résultait que l'oxigène était
en quantité plus considérable. Un nuage de vapeurs plane
continuellement au-dessus de ces forêts : il doit être occasionné
par la putréfaction des feuilles tombées , et des reptiles morts. »
Vol. I , page 5o.
On conviendra que Vauquelin ou Davy n'auraient jamais trouvé
celle-là. L'honneur tout entier en appartient à M. Douville.
Si nous passons ensuiie à la zoologie, nous verrons que M. Dou-
ville dissèque des animaux et les étudie avec toute l'attention dont
il est capal)le : mais les descriptions qu'il en donne de temps en
temps sont d'une nature telle que celles des anciens voyageurs
peuvent passer pour des chefs-d'œuvre auprès des siennes. Dans
ces occasions, les termes scientifiques l'abandonnent complète-
ment , et il laisse son lecteur dans une obscurité désespérante sur
le genre , la famille ou la tribu à laquelle appartient l'animal dont
REVUE DE VOYAGES. 26 1
il parle. On lui doit aussi quelques observations nouvelles dans
cette partie. Ainsi, par exemple, sur les bords du lac Qui-
lunda, il tue un hippopotame en lui fracassant le crâne d'une
balle ( vol. i , page 85 ) ; chose qui , bien certainement , n'est ja-
mais arrivée qu'à lui.
Voici maintenant un échantillon de description :
« Je rencontrai , tout près de la Régence , un lac qui peut avoir
une lieue de circonférence — Les bords sont couverts d'une foule
d'oiseaux qui vont saisir au fond un petit animal amphibie. Cet
animal est bipède , se nourrit de très^petits poissons , et se meut
avec une vitesse prodigievise. »
Dans une note , l'auteur complète la description de cet animal
amphibie , en commençant par donner ses dimensions , ayant ouï
dire probablement que tel était quelquefois l'usage parmi les na-
turalistes :
« Il est d'un vert clair , il court très -vite , il est ovipare : cepen-
dant j'ai pris une femelle avec sept petits dans le corps , qui
prirent la fuite avec beaucoup de célérité au moment où avec
un instrument tranchant j'ouvris le ventre de la mère. Cet
animal n'est certainement point un quadrupède estropié. » Vol. I ,
pages 66 et ô'j.
J'en suis parfaitement convaincu, ainsi que M. Douville , et je
suis au moins aussi embarrassé que lui pour savoir à quelle famille
rapporter un animal aussi extraordinaire. Toutes ses descriptions
zoologiques sont à peu près dans ce genre.
Le livre tombe des mains lorsqu'on songe qu'un homme a osé
imprimer de pareilles choses de nos jours , et les présenter à l'ap-
probation de corps savans. Je fatiguerais la patience du lecteur en
continuant de citer les passages de la même nature que ceux qui
précèdent; c'est donc assez. Je n'ai pas besoin de dire qu'aucun
motif d'intérêt personnel ne m'a engagé à révéler les faits qu'on
vient de lire : jamais M. Douville ne m'a donné personnellement
le plus léger sujet de plainte; mais pour l'honneur de la France,
pour l'honneur d'un corps savant qui finirait par devenir un objet
de risée , si son erreur se prolongeait davantage , il faut que cette
mystification inouie ait un terme; elle n'a déjà duré que trop long-
temps , et n'est-ce pas même une chose déplorable qu'elle ait pu
TOME VIII. j3
•«(la RKVUE DES DEUX MONDES.
avoir lieu ? Que M. Douville réponde à l'accusation que je viens de
porter contre lui ; mais qu'il réponde sur le même ton que j'ai em-
ployé à son égard , sans emportement , sans divagations , par des
dates et des faits précis. Je suis en état de soutenir le combat , et
s'il interroge ses souvenirs, il verra que je n'ai pas épuisé la ma-
tière. S'il m'en croit donc, il se dépouillera discrètement du rôle
qu'il a usurpé , en gardant un prudent silence ' .
L'auteur des Fraginenls of Voyages and Travels est depuis long-
temps connu en France de tous ceux pour qui ime relation de
voyages faite avec talent est un des livres les plus intéressans qui
puissent charmer leurs loisirs. M. Basil Hall a commencé sa réputa-
' Cet article devait paraître dans la livraison du i5 octobre dernier;
mais ùes circonstances indépendantes de la volonté du directeur delà /Je. ue
et de la mienne en ont retardé la publication jusqu'à ce jour. Dans cet
intervalle , M. Douville a fait paraître une mince brochure de quelques
pages, intitulée Ma Défense, etc.; et il en a adressé à la /îei^ue deux
exemplaires, accompagnés d'une lettre, pour l'inviter à la reproduire, di-
sant que l'iionn :iir national exigeait cette publicité.
J'ai lu avec attention la Défense de M. Douville, et je ne perdrai pas mon
temps à la discuter. Ses réponses ne sont pas des réponses, mais bien une
suite de cercles vicieux , de pétitions de principes, d'assertions qu'il donne
comme des preuves, et qui, elles-mêmes, auraient besoin de preuves.
D'ailleurs , la question a changé de face. Ce n'est plus son ouvrage , mais
Lien ?a moralité, et , par suite, la confiance que méritent ses récits , qu'il
faut que M. Douville défende. Qu'il prouve que dans le cours de l'an-
née 1827 il était à Rio-Janeiro et non à Buenos-Ayres , et en mars 1828 au
Congo et non au Brésil; que ses preuves soient aussi positives que les
miennes ; qu'il oppose des dates aux dates, des faits aux faits, des journaux
aux journaux , des témoins aux témoins; et quand il aura fait tout cela , il
n'y aura pas une erreur de moins dans son ouvrage.
Je n'ajouterai plus i^u'un seul mot sur la proposition qie fait M. Douville
au gouvernement de se charger d'entreprendre un second voj'iigc en Afri-
que. Il y a deux moyens de se tirer d'un mauvais pas dans lequel on s'est
imprudemment engagé, l'un, el c'est le plus vulgaire, consiste à reculer,
en sauvant , tant bien que mal , les apparences ; l'autre à redoubler d'au-
dace et marcher en avant , en bravant les blessures qu'on a reçues dans le
combat. Je laisse au public à décider si ce dernier parti est le meilleur, et
si M. Douville a eu raison de le prendre.
REVUE DE VOYAGES. 203
tlon parmi nous par son voyage sur les côtes du Chili et du Pérou;
celui à Loo-Clioo, quoique un peu moins populaire, n'est pas
moins digne d'intérêt, et le dernier qu'il vient de publier sur les
Etats-Unis mériterait aussi bien que les pre'cédens les honneurs de
la traduction. Il acquerrait même un nouvel intérêt par le livre
que mistriss Trollope vient de publier sur le même sujet. L'auteur
pense comme cette spirituelle dame sur beaucoup de points , mais
il n'est pas tout-à-fait du même avis qu'elle sur beaucoup d'au-
tres qui concernent plus particulièrement les mœurs américaines ;
il est de ces choses délicates et exquises pour lesquelles, nous au-
tres hommes, nous n'avons pas grâce d'état. Ces deux ouvrages
peuvent être considérés comme le complément l'un de l'autre . et
doivent être lus de tous ceux qui veulent connaître les mœurs de
l'Union.
Les fragmens de voyages dont nous avons à parler ne sont pas
d'un ordre aussi élevé que les autres productions de l'auteur. Ainsi
qu'il nous l'apprend lui-même , ils sont adressés aux jeunes gens
qui se destinent à la carrière aventureuse de la mer ; et certes , ils
ne pouvaient avoir un meilleur guide que lui pour leur montrer à
la fois les charmes et les privations de la vie du marin. M. Hall
n'emprunte ses exemples qu'à lui-même, et se met en scène depuis
son début, comme midshipman , jusqu'au moment où de longs
services lui ont valu le grade dont il est revêtu aujourd'hui, et
expose avec une égale candeur les fautes et les actions honorables
de sa carrière. Il possède en outre mie inépuisable provision de
conseils pleins de sens et de raison , faits non pour les circonstances
extraordinaires de la vie, mais pour ces situations communes , tri-
viales, où la plupart des hommes s'embourbent tous les jours de
leur existence. Il les développe avec une abondance , une lucidité ,
une rectitude de jugement qui ne l'abandonne jamais, et quel-
quefois avec une certaine profondeur. Ces qualités solides n'ex-
cluent pas chez lui celles plus brillantes de l'imagination : on voit,
à chaque instant , percer dans ses récits l'enthousiasme de sa pro-
fession , son amour fdial pour le vieux vaisseau qui lui a servi
pendant de longues années de toit paternel , et au milieu de tout
cela , des souvenirs du ciel de l'Inde, des mers équatoriales , qui
le poursuivent , comme tant d'autres, dans le fond de sa retraite ,
^.64 REVUE DES DEUX MONDES.
et lui échapjieiït , pour ainsi dire , à son insu. Il n'y a guère ,
néanmoins , que ceux à qui toutes les parties d'un navire et de
ses manœuvres sont familières . qui puissent lire cet ouvrage
d'un bout à l'autre. Tout ce qui a rapport à ce sujet serait ou
inintelligible , ou sans intérêt pour le lecteur qui n'a jamais
navigué , ou qui ne connaît de la mer que quelques lieues près de
ses rivages. Biais , à côté de cela , il se trouve des chapitres entiers
faits pour plaire à toutes les classes de lecteurs. L'auteur y raconte
quelques-unes de ses aventures , ou dépeint les usages des pays
qu'il a visités ; et l'on sent que la matière ne peut mancjuer à un
homme que vingt-cinc| ans d'une vie errante ont conduit tour à tour
sur tous les points du globe. Plusieurs de ces récits ont été mis à
profit par nos feuillespériodiques, aussitôtl'apparition de l'ouvrage,
et sont probablement connus de nos lecteurs; aussi éprouvons-nous
quelque endDarras à choisir parmi ce qui reste à glaner quelque
passage qui puisse donner une idée de la manière de l'auteur.
Celui qui suit nous paraît remplir ce but : la scène se passe à Vigo
et à la Corogne , à l'époque où Napoléon en personne comman-
dait ses armées en Espagne , et où Madrid , tremblante devant son
génie, lui ouvrait ses portes après deux jours de résistance.
M. Hall faisait alors partie d'une division de bâtimens anglais
chargée de prêter aide aux Dons , comme il les appelle, suivant
le sobriquet en usage parmi nos voisins.
« On reçut, un jour , la nouvelle à la Corogne que le général
espagnol Blake avait livré une bataille générale à un nombre très-
supérieur de troupes françaises , dans laquelle il avait mis l'en-
nemi en déroute complète et fait quatre mille prisonniers , qui
tous, assurait-on, étaient en route pour se rendre sur la côte. En
conséquence de ces nouvelles, nouvelles en effet! tout fut joie et
bonheur dans la ville ; et le soir à l'opéra , on donna une pièce
intitulée : Le plus beau Jour de l'Espagne , spectacle patriotique
appioprié à la circonstance , et dans lequel figurait l'étrange
réunion des personnages suivans» D'abord , au lever du rideau ,
parut notre bien-aimé monarque Georges III, assez bien repré-
senté par un acteur d'une corpulence peu commune , et donnant
la main à Ferdinand VII. Ces deux souverains étaient, comme
on peut le croire, sur un pied amical ensemble, se faisant des
REVUE DE VOYAGES. 205
offres mutuelles de service , et fulminant des menaces de ven-
f[eance contre les Français , d'une manière (out-à-fait théâtrale.
Le premier acte roulait presque entièrement sur la nécessite d'ar-
mer la population des campaj^nes, équiper convenablement les
troupes réj^ulières , et tirer des secours d'Angleterre.
« Le groupe qui parut ensuite, se composait d'un antre couple de
hautes parties contractantes, pareillement fort bien ensemble. On
devinera sans doute que l'une d'elles était Bonaparte; mais qui
eût imaginé , si ce n'est un singulier peuple comme les Espagnols,
de le mettre sur la scène , traits pour traits, avec le vieux Satan
lui-même? Ces dignes personnages s'avancèrent sur le théâtre ,
qui représentait, comme de raison, les rég ons infernales , avec
l'accompagnement obligé de flammes et de soufre. La discussion
entre eux , sur le meilleur moyen de réduire la Péninsule en escla-
A'age , occupa tout le second acte.
« Au troisième , les choses avaient changé de face , car Ferdi-
nand et Georges III avaient eu le dessus sur les deux confédérés,
et le diable ayant pris leur parti, livrait tous les secrets de Napo-
léon , et le laissait dans le bourbier. Par manière de justice distri-
butive, le pauvre Napoléon était confié à la garde de son ex-as-
socié, qui , après l'avoir fouléaux pieds, haranguait son prisonnier
ainsi que l'audience, en récapitulant tous les méfaits de la poli-
tique passée du monarque abattu , afin , disait-il avec un sourire
vraiment satanique, de rafraîchir sa mémoire impériale.
« Le lendemain même de cet édifiant et patriotique spectacle ,
arriva un courrier qui apprit que Blake , au lieu d'être vainqueur,
avait été complètement taillé en pièces , après s'être battu pen-
dant o«ze/o?;ri- , contre soixante-dix mille Français! Les Espa-
gnols , comme on voit, ne sont jamais à court d'hyperboles. Le
messager déclara eiï outre qu'il avait compté lui-même six mille
Espagnols morts sur le champ de bataille , tous rangés en ordre ,
donnant parla à entendre que ces patriotes avaient été' assez intré-
pides pour mourir dans leurs rangs, au lieu de rompre leurs files.»
« Des rapports arrivèrent de toutes parts à Vigo , contenant
l'heureuse nouvelle d'une longue suite de succès patriotiques. Les
Français , disaient ces papiers , avaient attaqué Madrid , mais
206 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient complètement échoué. C'était une affaire claire; personne
n'en doutait, et sans prendre de plus amples informations, toute
la population se livra à la joie. La vérité cependant était que , le
4 décembre, Madrid, quoique pourvue d'une forte garnison et
de tout ce qui était nécessaire pour une longue résistance , avait
tranquillement cédé à Napoléon en personne.
« Comment les liabitans de la Péninsule trouvaient-ils moyen
de changer la nouvelle d'une défaite honteuse en celle d'une bril-
lante victoire? Eux seuls le savent. Mais je défie quiconque ne
connaît pas de longue date leur habileté dans cette alcliimie po-
litique , de résister à l'espèce d'évidence avec laquelle ils savent
dénaturer leurs levers et les présenter à leur avantage. Cela n'a
lieu , toutefois , qu'à distance ; car quand le théâtre des événemens
est proche , ils suivent une autre pratique. De quelque manière
que cela se fût fait , il est certain que le 24 décembre, nous nous
réjouissions à Vigo des beaux faits d'armes de Madrid. Des lettres
écrites de la capitale elle-mêi le décrivaient la manière dont les
liabitans s'étaient défendus contre les ennemis. Avant que les
Français entrassent en ville, le jour de l'attaque, les habitans,
disaient ces lettres, avaient jeté par la fenêtre tout ce que conte-
naient leurs maisons , sofas, pianos, tableaux, chaudrons, gui-
tares , en un mot, tous les objets, sans exception , qui leur appar-
tenaient. Au moyen de cette pluie de meubles et d'ustensiles, les
rues, qu'on dit très-étroites, avaient été barricadées si complè-
tement , que le grand Napoléon et ses légions jusque-là invincibles
avaient été subitement mis à quia par cet ingénieux stratagème.
Les portes des maisons étant fermées à double tour, comme de rai-
son, les audacieux assaillans avaient perdu la tête dans cet océan
de pots et de casseroUes , sans savoir comment s'ouvrir un passage
au milieu de ces montagnes de lits et de cartons qui s'offraient à
eux de toutes parts. La masse entière de la population , ajoutait-
on , depuis le premier jusqu'au dernier , s'occupait, pendant ce
temps, à défendre la ville. Les femmes et les enfans s'étaient éga-
lement distingués, les femmes surtout, qui étaient représentées ,
dans plusieurs lettres que je vis, comme ayant combattu avec un
courage et une fureur sans égale.
" Non-seulement cette histoire tout entière était fausse , mais il
REVUE DE VOYAGES. 26'"
t
n'y avait pas même l'ombre d'une ombre de quelque événement
qui pût lui servir de base. Les résultats de cette étonnante affaire
étaient détaillés dans les lettres en question , avec toutes leurs cir-
constances : dix-huit niilk- Français avaient élé tués dans la grande
place, où ils avaient pénétré en escaladant les montagnes de
chaises et de tables empilées dans les rues. Les premiers rapports
évaluaient la perte des Français, dans cet endroit, à trente-deux
mille hommes; non, trente en nombre rond, mais trente-deux.
Les plus récens réduisaient néanmoins les morts à dix-huit mille ,
quantité plus raisonnable. »
M. Hall rapporte , dans un autre endroit, un fait assez curieux,
qu'il raconte avec une rare modestie , ayant peur , dit-il , de ne
pas être cru de ses lecteurs : il s'agit d'un saut de vingt pieds de
haut , qu'il vit exécuter à une baleine dans la rade de Saint-Geor-
ges, aux Bermudes. Ce fait, quoique rare, n'a rien de bien ex-
traordinaire , et nous avons été nous-même témoin d'une cir-
constance analogue et encore plus intéressante. Etant, au mois
d'octubre iSiS, sur les côtes du Brésil, près de Bahia , par un
temps et une mer superbes, deux baleines vinrent se livrer sous
nos yeux , pendant près d'une heure, à des jeux c|ui étaient proba-
blement des préludes amoureux. Gfs deux monstres se dressaient
à chaque instant sur leurs queues, de manière à découvrir leur
corps en entier , puis se laissaient retomber avec un bruit pareil
à celui du canon. Ils se poursuivaient, se frottaient l'un contre
l'autre, et nous les vhnes à plusieurs reprises bondir à une hau-
teur qui égalait au moins celle mentionnée par M. Hall. Insensi-
blement ils s'éloignèrent , et nous les perdîmes de vue.
L'ouvrage du capitaine Hall pourrait être très-utile à la classe
de jeunes gens qui , parmi nous , se destinent à la même carrière
que ceux pour lesquels il a été composé ; ils y trouveraient d'excel-
lens conseils pour leur conduite future, connue officiers, car si le
régime de la marine anglaise diffère quelque peu du nôtre, les offi-
ciers des deux nations n'en ont pas moins des devoirs parfaite-
ment analogues à remplir. Ces six petits volumes deviendraient
également les compagnons du passager , et contribueraient à
lui faire oublier la longue monotonie de la plupart des traversée?
sur mer. Théodore Lacobdairi-..
ORIGINE
DE
L'ÉPOPÉE CHEVALERESQUE
DU MOYEN AGE.
HHJJVJÈME IiEÇON. — lY"^ article '.
EXTRAITS ET ANALYSES
mm ^(^m^mê iPia(D^iâîî(gi\ia.s
M. Fauriel a donné, dans la suite de son cours, les analyses des prin-
cipaux romans dont il a été question dans les leçons précédentes. Le
défaut d'espace empêche de les insérer toutes , on devait se borner à
une pour chaque genre , et l'on a choisi pour le cycle carlovingien
Gérard de Rousillon , pour le cycle de la Table ronde , G eoffroi et
Brunissande , enfin un monument exclusivement provençal , la Chro-
nique des Albigeois. On les fait précéder par une leçon qui concerne
la littérature provençale antérieure aux troubadours , et qui contient
des indications sur les premières origines de la poésie épique chez les
Provençaux. Il a paru convenable de l'intercaler ici , en supprimant
quelques pages de préambules, qui se rapportent à d'autres parties du
sujet général.
' f^ojez les livraisons du i'"' et i5 septembre, celle du i5 octobre.
ROMANS PROVENÇAUX. 269
C'étaient les guerres des clirétiens avec les Arabes
«l'Espagne, sur la frontière des Pyrénées, qui devaient fournir
à l'épopée du moyen âge ses sujets les plus populaires. Je ne crois
donc pas inutile de donner ici un aperçvi sommaire de l'histoire
de ces guerres.
l^es Arabes , déjà maîtres de l'Espagne , entrèrent pour la pre-
mière fois hostilement dans la Septimanie, en 71 5. En 10 19, ils
tentèrent de reprendre Narbonne ; c'est leur dernière irruption
connue en-deça des Pyrénées. Entre ces deux expéditions , il y a
un intervalle de trois cents ans , durant lequel les conquérans mu-
sulmans de la Péninsule espagnole et les populations de la Gaule
furent presque sans relâche en guerre ouverte les uns contre les
autres. Cette longue lutte présente quatre périodes distinctes.
De 7 i5 à 782 , année de la bataille de Poitiers , ce furent les
peuples du Midi, et particulièrement les Aquitains, alors indé-
pendans de la monarchie franke , qui , sous le commandement de
leur brave duc Eudes, eurent à guerroyer contre l'islamisme : ils
remportèrent sur les Arabes plusieurs grandes victoires , et les re-
poussèrent maintes fois de l'Aquitaine, jusqu'à ce qu'en 732,
Abderrahman (le fameux Abdérame des chroniques), ayant battu
le duc Eudes , sous les murs de Bordeaux , se répandit , comme
un torrent, dans tout le midi de la Gaule.
De cette époque à 778, ce sont les Franks qui , sous le com-
mandement de Charles Martel, de Pépin et de Charlemagne ,
soutiennent la guerre contre les Musulmans. Dans cette seconde
période de la lutte , Charles Martel chasse les Arabes de la Pro-
vence ; Pépin leur enlève la Septimanie , qu'ils avaient conquise
sur les Goths ; et Charlemagne fait sa fameuse expédition dans la
vallée de l'Ebre. Mais , battu à Sarragosse , il se retire , et perd
la fleur de son armée à Roncevaux.
En 778, Charlemagne persistant, malgré sa défaite, dans ses
plans relativement à l'Espagne , crée un royaume d'Aquitaine ,
plus vaste que n'avait été précédemment le duché indépendant de
ce nom. Les Gallo-Romains méridionaux et les Aquitains repren-
nent alors , sous des chefs de race franke , la tâche de repousser
les musulmans. Ce sont eux qui conquièrent les premiers, sur
2^0 REVUE DES DEUX MONDES.
les Arabes , quelques cantons et quelques villes de l'Espagne
orientale , et y forment de nouveaux établissemens chrétiens.
Enfin , lorsque les provinces du midi se détaclient de la mo-
narcLie carlovingienne, les chefs et les peuples de ces provinces
continuent à guerroyer contre les Arabes, mais plutôt par zèle de
religion et par un commencement d'impulsion chevaleresc[ue, cjue
pour la nécessité de la défense. On ne craignait dès-lors plus
guère ces Maures , ces Sarrasins , d'abord si terribles ; la dynastie
des Ommiades touchait à sa fin , et l'Espagne était sur le point
de retomber dans l'anaichie dont l'avaient tirée les chefs de cette
glorieuse dynastie.
On voit , par ce résumé , qu'à l'exception de la courte péi'iode
où Charles Martel et Pépin firent la guerre aux Arabes , en per-
sonne et à la tète des Franks , cette guerre fut toujours soutenue
par les Gallo-Romains méridionaux. Auxiliaires naturels des Es-
pagnols de la Galice et des Asturies , les Aquitains , les Septiina-
niens, les Provençaux partagèrent avec eux la gloire et le devoir
de résister aux efforts que fit successivement l'islamisme , d'a-
bord pour pénétrer au cœur de l'Europe , puis pour se maintenir
en Espagne.
Rien ne manquait à cette lutte de ce qui pouvait développer et
ennoblir l'instinct poétique , déjà alors éveillé dans le midi de la
Gaule ; tout s'y combinait pour en relever l'importance : l'en-
thousiasme de la religion et celui de la bravoure , les brusques
alternatives de victoires et de revers , les incidens de guerre im-
prévus ou singuliers, aisément pris pour des miracles , dans des
temps de foi, d'ignorance et de simplicité. Il n'y avait pas jusqu'à
l'antique renommée des pays, des montagnes, des cilés, théâtres
habituels de cette guerre, qui ne contribuât à y répandre une
sorte d'intérêt et d'éclat poétiques.
Aussi braves que les chrétiens , les Arabes étaient beaucoup
plus civilisés ; et ce fut incontestablement d'eux que vinrent ,
dans le cours de la guerre , les premiers exemples d'héroïsme ,
d'humanité , de générosité pour les adversaires , en un mot , de
quelque chose de chevaleresque , bien avant que la chevalerie
eût un nom et des formules consacrées.
ROMANS PROVENÇAUX. 2^1
De telles guerres étaient de la poésie toute faite , dont l'ex-
pression la plus simple et la plus grossière devait atteindre et
garder quelque chose. Qu'il y aiteu de très-bonne heure , dans
le midi, des pièces de vers composées sur ces guerres, et dans la
vue d'en l'etracer les principaux incidens , ce n'est pas une chose
dont on puisse douter. Mais nous n'avons point ces pièces , nous
n'en avons pas même d'échantillon , et Ton est embai'rassé à s'en
faire une idée.
A en juger par analogie avec ce que l'on sait de l'origine et des
développemens de la poésie épique en d'autres temps et en
d'autres pays , les pièces de vers dont il s'agit ne pouvaient être
que des chants populaires, ayant chacun pour sujet , non une
suite complexe d'événemens , mais un seul événement isolé , et
destinés tous à être chantés dans les rues et sur les places , à des
foules d'auditeurs rassemblés au hasard.
Ce sont ces chants qui , conservés par tradition , et successi-
vement accrus de nouveaux accessoires de moins en moins histo-
riques et de plus en plus merveilleux , devinrent peu à peu les
épopées carlovingiennes du xii" siècle.
Et ce n'est pas seulement sur des raisons de vraisemblance
générale que je me fonde pour attribuer cette origine à ces épo-
pées. Il y a, à l'appui de cette opinion, des faits particuliers que
j'ai cités en leur lieu, et qui, peu importans par eux-mêmes,
n'en sont pas moins d'un grand intérêt , comme se rattachant à
un fait général dans l'histoire de la poésie épique. J'ai fait voir,
en parlant du fameux loman de Guillaume-au-court-Nez, que,
dans l'état où nous l'avons , ce roman n'est qu'une dernière am-
plification faite vers la fin du xixi^ siècle , d'un seul et même
sujet, amplifié successivement plusieurs fois, et qui, dans l'ori-
gine, se réduisit à un petit nombre de chants populaires com-
posés dans le midi , sur les lieux même qui furent le théâtre de
la gloire et de la piété du héros.
Il n'est personne qui n'ait lu, ou n'ait entendu citer la fameuse
chronique dite de Turpin. C'est une relation latine de la grande
expédition de Charlemagne dans la vallée de l'Ebre, relation
laussement attribuée à Tur]iin on Tilpin, archevêque de Reims,
ans REVUE DES DEUX MONDES.
mort en l'an 800 , quatorze ans avant Charlemagne. Sa composi-
tion ne remonte pas au-delà de la fin du xie siècle , ou des com-
niencemens du xii" ; l'auteur en est inconnu ; il y a seulement
beaucoup d'apparence que c'était un moine. L'ouvrage n'est pas
long : il a moins de 80 petites pages. Il serait difficile de ramasser
plus d'énormes faussetés et de platitudes qu'il n'y en a dans ces
80 pages. Mais elles renferment aussi des traits curieux pour
l'histoire de l'épopée du moyen âge.
Elles contiennent d'abord la preuve qu'avant l'époque où elles
furent écrites , il circulait en France des cLants épiques popu-
laires, de l'espèce de ceux dont je viens de parler. Le chapitre xn
est un recensement des forces avec lesquelles Charlemagne des-
cendit en Espagne , et des différens chefs sous lesquels ces forces
marchèrent. Parmi ces chefs est nommé Hoel , comte de Nantes,
à propos duquel l'auteur ajoute : « Il y a sur ce comte une
chanson que l'on chante encore aujourd'hui , et dans laquelle il
est dit qu'il fit des prodiges sans nombre. » Une telle circonstance
est de sa nature trop indifférente , trop insignifiante , pour être
vme fiction ou un mensonge. D'ailleurs, il existe à propos de la
même légende d'autres preuves du même fait.
Jauffroi , moine de Saint-Martial , prieur du Yigeois , en Li-
mousin , qui vivait au xii<^ siècle , nous a laissé une chronique
extrêmement intéressante pour l'histoire de son pays et de son
temps, et même en général pour celle du moyen âge. Il dési-
rait lire l'œuvre du prétendu Turpin , que tout le monde prenait
alors au sérieux, et pour de l'histoire. Il en fit venir d'Espagne une
copie , qu'il reçut comme un vrai trésor. Voici le commencement
d'une lettre qu'il écrivit à ce sujet à ses confrères du monastère
de Saint-Martial :
« Je viens de recevoir avec reconnaissance l'histoire des glo-
rieux triomphes de l'invincible roi Charles , et des- faits glorieux
du grand comte Roland en Espagne. Je l'ai corrigée avec le plus
grand soin , et je l'ai fait copier, par la considération que nous
n'avons su jusqu'ici de ces événemens , que ce que les jongleurs
en ont rapporté dans leurs chansons. »
Ces chants de jongleurs que le prieur du Vigeois trouvait si
ROMANS PROVENÇAUX. S^S
incomplets, comparativement à l'histoire de Turpin , cependant
assez courte , ne pouvaient être que des cliants du genre de ceux
dont j'ai i)arlc, c'est-à-dire plus courts encore et plus sommaires
que la fameuse histoire , probablement aussi faux , mais parfois
du moins plus poétiques.
Maintenant , j'irai plus loin , et me permettrai une conjecture
qui , je l'avoue , me paraît spécieuse et motivée. Je ne puis m' em-
pêcher de regarder la prétendue chronique de Turpin comme une
sorte d'interpolation et d'amplification monacale , en mauvais
latin , de quelques chants populaires en idiome vulgaire , sur la
descente de Charlemagne en Espagne. Une fois entrés dans le
corps de l'insipide légende , la plupart de ces chants , les mauvais
et les médiocres , ont dvi aisément s'y confondre , et il serait im-
possible de les signaler aujourd'hui sur un fonds avec lequel ils
se sont trouvés, pour ainsi dire , en harmonie par leur platitude
et leur fausseté. Mais il se rencontre çà et là, dans cette chro-
nique , des tiaits isolés , des passages qui , si altérés qu'on les
suppose , sont encore empreints de je ne sais c|uel caractère
de poésie enthousiaste et sauvage, par lequel ils ressortent
\dvement de la paraphrase monacale qui les enveloppe ou les
sépare.
Tel me paraît , entre autres , le passage où sont décrits les der-
niers momens et la mort de Roland. J'essaierai d'en donner
une idée. Il faut dire d'abord, pour bien établir la situation du
héi'os, que Charlemagne a repassé les Pyrénées, et se trouve déjà,
avec le gros de l'armée, dans les plaines de Gascogne. Vingt mille
chrétiens, restés en arrière , ont été exterminés à Roncevaux, à
l'exception d'une centaine qui se sont dispersés et cachés dans les
bois ; Roland les rallie au son de son fameux cor d'ivoire, se jette
une seconde fois parmi les Sarrasins , dont il tue un grand
nombre, et entre autres le roi sarrasin Marsile. Mais, dans ce
second combat, les cent chrétiens qui restaient du premier car-
nage , succombent, à l'exception de Roland et de trois ou quatre
autres, qui se dispersent de nouveau dans les bois. Maintenant,
je vais traduire le passage, en imitant, autant que me le permettra
le besoin d'ètie clair, le vieux style de la chronique.
2^4. REVUE DES DEUX MONDES.
« Charles avait déjà passé les ports avec son liost , et ne savait
la moindre cliose de ce qui était arrivé derrière lui. Alors Ro-
land , hors d'haleine d'avoir si longuement bataillé , meurtri
de coups de pierre, et blessé de quatre coups de lance, se retira
à l'écart , dolent outre mesure de la mort de tant de chrétiens,
et de tant de vaillans hommes. Il gagna, par bois et par sen-
tiers, le pied de la montagne de Cezère. Là , il descendit de
cheval , et se jeta sous un arbre , à côté d'un gros quartier de
rocher, au milieu d'un pré de belle herbe, au-dessus du val
de Roncevaux. Il avait à son côté Durendal , sa bonne épée ,
ouvrée à merveille , à merveille luisante et tranchante ; il la
tira du fourreau , et la regardant, il se prit à pleurer, et à dire :
O ma bonne, ô ma belle et chère épée , en quelles mains vas-tu
tomber? Qui va être ton maître? Oh ! bien pourra-t-il dire avoir
eu bonne aventure, celui qui te trouvera ! Il n'aura que faire de
craindre ses ennemis en bataille : la moindre des blessures que
tu fais est mortelle. Ah ! quel dommage , si tu allais aux mains
d'homme non vaillant! Mais quel pire malheur, si tu tombais
au pouvoir d'un Sarrasin I » — Et là-dessus , la peur lui vint
que Durendal ne fût trouvée par quelque infidèle, et il voulut
la briser avant de mourir. Il en frappa trois coups sur le rocher
qui était à côté de lui , et le rocher fut fçndu en deux de la
cime au pied, mais l'épée ne fut point brisée. »
Si ce fragment peut , comme je le présume , être tenu pour un
reste plus ou moins altéré , ou tout au moins pour un reflet de
quelque ancien chant de jongleur, sur les guerres entre les Arabes
et les chrétiens de la Gaule , il prouve quelque chose de plus que
l'existence de pareils chants à une époque très-reculée ; il prouve
qu'il y avait, dans les guerres dont il s'agit, quelque chose de
favorable aux inspirations de la poésie.
Je pourrais , je crois, en fouillant avec soin dans cette étrange
chronique de Turpin, y trouver encore çà et là quelques traits
isolés d'une poésie populaire antérieure. Mais ce tâtonnement
deviendrait aisément minutieux et arbitraire , et je l'abandonne.
J'aime mieux chercher, dans des chroniques plus anciennes,
plus graves, et vraiment historiques dans leur ensemble, des
ROMANS PROVENÇAUX. 9.'j!j
jireuves plus certaines et plus singulières du genre d'influence
que j'attribue aux Arabes d'Espagne sur l'épopée du moyen âge.
Les Arabes flrent , de -791 à 796, plusieurs grandes irruptions
eu Septimanie. Les populations épouvantées s'enfuirent de toutes
parts du bas pays , avec ce qu'elles purent emporter de leurs
biens, et se retirèrent dans les montagnes. Unç bande de ces fu-
gitifs traversa plusieurs embrancbemens des Cévennes , et se
porta jusqu'au fond d'une vallée déserte, nommée Conques, non
loin du confluent du Lot avec le torrent de Bordun. A la tête de
cette bande se trouvait un clief , nommé Datus ou Dado, qui, en
801 ou 802 , fonda là une cliapelle , destinée à devenir quelques
années après le monastère de Conques, l'un des plus célèbres de
tout le midi , et dont j'aurai tout à l'iieure l'occasion de vous re-
parler. Jusqu'ici tout est historique ou très-vraisemblable. Mais
voici maintenant les motifs par lesquels Datvis est supposé avoir
fondé cette chapelle, et ici commencent, selon moi, la poésie et la
fiction.
Les Sarrasins ayant fait une invasion dans le Rouergue, Datus
prit les armes avec ses compagnons de refuge , pour aider les
chefs du pays à repousser les infidèles. Mais à peine fut-il sorti
de Conques , qu'un détachement de Sarrasins y pénétra de son
côté , et y enleva tout , personnes et biens. Cependant l'armée
dont ils faisaient partie finit par être repoussée du Rouergue ;
les chrétiens qui avaient pris les armes contre elle retournèrent
dans leurs loyers, et ceux de Conques, comme les autres. Mais
quelle ne fut pas la douleur de Datus et de ses compagnons ,
lorsque, revenus à leurs demeures , ils trouvèrent que les Sarra-
sins n'y avaient rien laissé I — Ils avaient emmené tous les habi-
tans prisonniers, et parmi eux la vieille mère de Datus, sa seule
compagnie, son unique consolation.
Emporté par la colère et le désespoir, Datus, à la tête de ses
compagnons dépouillés et furieux comme lui , se met à la pour-
suite des ravisseurs ; il en suit quelque temps la trace , mais il ne
peut les joindre en pleine campagne : il les trouve letirés déjà
dans un château fortifié , où ils avaient mis leur butin en sûreté.
Il essaie de prendre la place ; mais la place est forte , elle est bien
^n() REVUE DES DEUX MONDES.
pardée, et les assaillans, en trop petit nombre, sont bientôt re-
poussés.
« Leur chef Datus s'était fait remarquer parmi eux par sa
« valeur, par l'éclat de son armure et par la rare beauté de son
« cheval, richement sellé et harnaché. Un Maure qui, du haut
« d'une tourelle , l'a bien regardé , lui adresse ainsi la parole :
« Dis-moi , jeune et beau chrétien, qu'es-tu venu faire ici ? Es-tu
« venu chercher, es-tu venu racheter ta mère ? Tu le peux aisé-
« ment, si tu veux : donne-moi ton beau cheval, sellé et harnaché
« comme il l'est , et ta mère va t'ètre rendue , avec tout le butin
« que nous avons fait sur toi. Mais si tu refuses, tu vas voir ta
« mère égorgée sous tes yeux. »
Datus ne crut pas la proposition ni la menace sérieuses , ou
peut-être les prit-il pour une insulte. Quoi qu'il en soit , il y ré-
pondit avec démence : « Fais de ma mère ce que tu voudras ,
« méchant Maure ; je ne m'en soucie nullement. Mais ce cheval
« qui te fait envie , ce bon cheval ne sera jamais le tien : tu n'es
« pas digne de lui toucher la bride.»
« Là-dessus , le Maure disparaît et reparaît en un cUn d'œil ,
u amenant sur le rempart la mère de Datus. Là , le furieux ,
« après avoir coupé les deux mammelles à la vieille fenmie , lui
« abat la tête qu'il jette à Datus, en lui criant : Eh bien donc!
<i garde ton beau cheval, et reçois ta mère sans rançon ; la voilà ! -»
„ A cette vue et à ces paroles, Datus, saisi d'horreur, va, vient
« et s'agite par la campagne , tantôt pleurant , tantôt criant ,
« comme un homme hors de lui. Il passe plusieurs jours dans
« cette frénésie, et n'en sort que pour tomber dans le plus
« sombre abattement. » — C'est alors qu'il forme la résolution de
passer le reste de ses jours dans la solitude et la pénitence , et
qu'il fait bâtir l'ermitage destiné à devenir le monastère de
Conques.
Ce récit se trouve , avec toutes ces circonstances et tous ces
détails , dans une biographie de Louis-le-Débonnaire , écrite en
vers latins par un moine aquitain , connu sous le nom d'Ennol-
dus Nigellus, qui vivait au ix<= siècle. C'est un ouvrage très-cu-
rieux , et bien qu'en vers , purement et simplement historique.
ROMANS PROVENÇAUX, 2nn
ïl ne s'aj^il pas d'exaiuiner ici où Erniolcliis a puisé cet épisode ,
qu'il n'a point inventé. Mais, d'où qu'il vienne , un tel épisode
n'est certainement qu'une pure fable.
A l'époque où l'événement est censé se passer, les Arabes ne
poussèrent point au-delà de Carcassone, où ils ne s'arrêtèrent que
pour piller et dévaster le pays. Ils ne s'avancèrent point cette fois
jusque dans les montagnes du Rouergue, où ils n'eurent, en au-
cun temps , d'établissement ni de forteresse. La fiction poétique
ressort de tous les détails de l'aventure, et en ressort avec vigueur
et originalité. Une telle fiction est un fait de plus pour prouver
combien les imaginations du midi avaient été frappées des inva-
sions des Arabes , combien elles étaient disposées à rattacher à
l'existence et à l'influence de ces ennemis redoutés et admirés ,
le merveilleux poétique auquel elles aspiraient.
Cette aventure de Datus n'excède point les dimensions d'un
chant populaire des plus courts , de sorte que nous n'avons jus-
qu'ici aperçu, dans la période que nous parcourons, aucun indice
d'une composition épique d'une certaine étendue , et d'une in-
vention un peu complexe. Mais , à la fin du x« siècle , je trouve
des traces certaines de l'existence d'un ouvrage auquel, s'il n'était
point en vers , aurait convenu la dénomination de roman , dans
son sens moderne, et même très-moderne, car c'aurait été im
roman historique. Mais, roman ou poème , la composition dont
il s'agit roulait , en grande partie , sur les Arabes d'Espagne , et
ce que j'ai à en dire viendra à l'appui de tous les indices que
j 'ai déjà donnés de l'influence littéraire de ces derniers sur le
midi de la France.
A la fin du x^ et au commencement du xi'" siècle, vivait à Angers
un prêtre nommé Bernard, qui était à la tête de l'école épiscopale
de cette ville. Ce prêtre avait une grande dévotion à sainte Foi ,
vierge et martyre , particulièrement honorée dans la ville d'Agen
et en beaucoup d'autres lieux du midi. Etant allé à Charties ,
dans les premières années du xi'^ siècle , il y passa un certain
temps, durant lequel il visita fréquemment une chapelle située
hors des murs de cette ville , chapelle dédiée à sa sainte favorite.
Là , il eut l'occasion d'entendre beaucoup parler et de s'cntrete-
TOME VIII. 19
2^8 REVUE DES DEUX MONDES.
nir souvent avec Fulbert , évêque de cette ville , des miracles que
faisait journellement sainte Foi au monastère de Conques , dont
elle était la patrone. Ces miracles faisaient alors grand bruit, et
passaient tellement la mesure des autres miracles qui se faisaient
çà et là dans le pays , que Bernard lui-même hésitait à y croire.
Toutefois , la renommée de ces miracles se maintenant , Bernard
était de plus en plus tourmenté de ses doutes. Il résolut de les
éclaircir, et de se rendre sur les lieux pour s'assurer par lui-même
de ce qu'il pouvait y avoir d'exagéré ou de faux dans les récits
qui l'avaient frappé ; et non satisfait de cette résolution , il s'en-
gagea , par un vœu solennel , à faire le pèlerinage de Conques ,
dans les âpres montagnes du Rouergue. Ce monastère est le même
que celui sur la fondation duquel je viens devons donner une lé-
gende poétique , à laquelle , comme vous allez voir, correspond
assez bien ce qui suit.
Après avoir écarté divers obstacles qui s'opposèrent d'abord à
l'accomplissement de son vœu , Bernard partit, à sa grande satis-
faction, et arriva sain et sauf à Conques. Une fois là, il commença
à s'enquérir des miracles de sainte Foi ; il en sut bientôt une infi-
nité de plus ou moins surprenans, qui lui furent sans doute bien
attestés , car il ne montre plus la moindre difficulté à les croire.
Il écrivit , sur les lieux mêmes , le récit de vingt-deux de ces
miracles, récit qu'il dédie à Fulbert , évêque de Chartres , on ne
sait précisément à quelle époque , mais avant 1026 , année de la
mort de cet évêque.
Ces vingt-deux miracles forment autant d'histoires détachées ,
la plupart insignifiantes et triviales , et telles que Bernard pou-
vait effectivement en avoir entendu beaucoup à Conques et par-
tout. Il donne toutes ces histoires , comme lui ayant été contées
par les personnes mêmes auxquelles elles étaient arrivées, ou par
des témoins sinon oculaires , du moins contemporains , et ayant
été à portée de se convaincre de la vérité des faits racontés. —
Enfin , à l'exception d'une qu'il affirme avoir écrite sous la dictée
du héros , et sans en retrancher la moindre chose , il déclare les
avoir toutes fort abrégées.
Cette histoire , la seule qu'il donne en entier, est la première
ROMANS PROVENÇAUX. Q.'JC)
(lu recueil; et tout insipide qu'elle soit, je suis obligé d'en dire
quelques mots , parce qu'elle renferme peut-être la clé de plu-
sieurs autres, et de celle même sur laquelle je me propose d'at-
tirer votre attention.
Bernard signale d'abord dans son récit , comme vivant encore
à l'époque où il écrit , un prêtre de Rhodez ou du voisinage ,
nommé Géraud. Ce Géraud avait dans sa maison , comme inten-
dant ou homme d'affaires , un jeune homme nommé Wibert ou
Guibert, son parent et son filleul.
Guibert , voulant, comme tant d'autres, faire une visite à
sainte Foi , prit l'habit de pèlerin ou de roniieu , comme on
disait dans le temps et dans le pays , et s'achemina pieusement
devers Conques. Il eut le malheur de rencontrer en chemin son
parrain Géraud , qui , pour des raisons que l'histoire ne dit pas ,
fut courroucé outre mesure de le trouver en habit de pèlerin ,
sur la route de Conques. Avec l'aide de deux ou trois personnes
dont il était accompagné , il arracha au malheureux Wibert les
deux yeux qu'il jeta tout sanglans à terre. Mais sainte Foi ne
devait pas souffrir qu'un de ses serviteurs fût si cruellement traité
pour l'amour d'elle : une colombe blanche s'abattit aussitôt du
ciel , prit dans son bec les deux yeux arrachés , et les porta droit
à Conques. J'abrège les détails du mii'acle. Qu'il vous suffise de
savoir que Wibert resta aveugle tout un an , mais qu'au bout de
l'an sainte Foi lui apparut en rêve , pour lui dire que s'il voulait
ravoir ses yeux, il n'avait qu'à aller les chercher à Conques. Il y
alla , et les rapporta , non pas à la main , mais dans la tête , dans
leur orbite, et aussi bons que jamais.
Il n'est pas indifférent de savoir ce qu'avait fait Wibert durant
l'année qu'il passa sans y voir. « Il avait , dit son historien, exeicé
la profession de jongleur, suljsistant des rétributions du public ,
et gagnant tant d'argent , vivant si bien , qu'il ne se souciait , di-
sait-il, plus guère de ses yeux. » Ce trait de l'aventure de Wi-
bert est le seul qui ait quelque rapport à l'histoire de la littérature :
il pourrait y avoir quelque incertitude sur la signification très-
variée du mot jongleur ; mais , chez un homme privé de la vue ,
coimne l'était Wibert, la jonglerie ne pouvait être que la pro-
aSo REVUE DES DEUX MONDES.
l'ession do clianleur ou de récitateur ambulant de pièces de vers
de divers genres , de légendes , de chants héroiques , de récits
des anciennes guerres plus ou moins entremêlés de fables.
Ce Wibert avait conté lui-même , et sans doute arrangé son
histoire à Bernard , qui n'avait eu que la peine de l'écrire sous
sa dictée. Mais cette aventure fut-elle la seule que le jongleur
raconta au crédule Bernard ? Ce jongleur savait indubitablement
d'autres histoires encore plus merveilleuses que la sienne ; et si
parmi celles que nous a laissées le bon écolâtre , il y en avait
quelqu'une qui offrit des caractères évidens de fiction poétique ,
ce serait précisément celle-là qu'il serait le plus naturel de sup-
poser venue de la bouche du jongleur aveugle. Or, parmi les
vingt-deux histoires dont il s'agit , il y en a une qui porte toutes
les marques d'une fiction romanesque que Bernard dut trouver
écrite quelque part , ou qui provenait médiatement ou immédia-
tement de la récitation de quelque jongleur.
Malheureusement Bernard n'a donné de cette histoire que des
traits épars sans développement et sans liaison ; mais ces traits
sont encore suffisans pour faire de cette fiction une singularité
des plus frappantes, La voici tout entière , et autant qu'il sera
nécessaire , dans les termes mêmes de l'auteur.
A la fin du x'' siècle, ou au commencement du xi", Raimond,
riche et noble personnage , seigneur d'un village ou d'une bour-
gade , nommée le Bousc|uet , aux environs de Toulouse , entre-
prit le pèlerinage de Jérusalem. Il passa d'abord en Italie, dont
il traversa une partie ; et voulant achever son voyage par mer, il
se rendit à Luni , ancienne ville maritime de la Ligurie italienne ,
détruite en 924 par les Hongrois , mais dont il faut supposer qu'il
subsistait encore des restes à l'époque du pèlerinage de Rai-
mond.
S'étant donc embarqué selon son désir, notre pélei'in eut d'a-
bord la mer et les vents propices ; mais une tempête s'étant élevée
tout à coup , son navire fut poussé contre des écueils où il se
brisa. Pilote, matelots, passagers, tout le monde périt, à l'ex-
ception de Raimond et d'un esclave ou serviteur que ce dernier
avait emmené avec lui. L'esclave, accroché à un débris du navii'e ,
.■^'
UOMANS PROVENÇAUX. 58l
fut l'ejeté sur les côtes d'Italie, d'où il retourna dans le Toulou-
sain. Il se rendit auprès de la dame du Bousquet, à laquelle il
conta ses propres aventures , et annonça la mort de leur comnmn
seigneur, ne doutant ])oint que Raimond n'eût péri dans le nau-
frage,
La dame feignit l'affliction convenable en cas pareil ; mais
c'était une femme d'iiumeur volage , qui fut charmée au fond
du cœur d'être débarrassée d'un mari qu'elle n'aimait pas. Elle
se vit bientôt entourée d'amans nombreux , parmi lesquels il s'en
trouva un dont elle devint éperdument amoureuse , et auquel
elle livra les biens et la seigneurie de Raimond.
Cependant celui-ci n'était point mort , comme l'avait cru et
annoncé son serviteur. Il avait saisi une des planches du navire
fracassé , et avec l'aide de sainte Foi qu'il avait invoquée sans
relâche, il avait flotté trois jours entiers sur les vagues, sans
apercevoir ni créature humaine , ni monstre marin , toujours
poussé par les vents vers les côtes d'Africjue. Hors de lui-même,
et comme anéanti d'épuisement , il était sur le point d'expirer ,
lorsqu'il fut rencontré par des pirates du pays de Turlande ,
pays probablement de la création de notre légendiste. Les pira-
tes étonnés le prennent, le recueillent dans leur navire, et lui
demandent son pays et son nom. Mais, dans l'état de faiblesse
et de stupeur où il était , Raimond, bien loin de pouvoir répon-
dre à leurs questions , ne les entendait même pas. Bon gré mal
gré les pirates lui laissèrent le temps de revenir à lui ; et regagnant
la côte , ils l'y descendirent avec eux.
La nourritui'e et les soins qu'on lui donna , lui ayant rendu un
peu de force , il fut de nouveau questioxiné , et répondit qu'il était
chrétien; mais, au lieu d'avouer son rang et sa profession d'homme
de guerre , il se donna pour un villageois , pour un homme ac-
coutumé au travail des champs. A cette déclaration , on lui mit
une bêche à la main, et on lui donna un champ à exploiter.
Bientôt accablé d'un travail auquel il n'était point accoutumé,
et auquel se refusaient ses mains enflées et déchirées , il s'ac-
quitta mal de sa tâche , et fut en conséquence sévèrement fustigé.
Si' ravisant alors , il avoua ne savoir d'autre métier que la guene,
282 REVDE DES DEUX MONDES.
et n'avoir jamais manié d'autres instrmnens que la lance et l'é-
pée. Ses maîtres voulurent savoir sur-le-champ à quoi s'en tenir
sur cette nouvelle déclaration , ils le mirent à l'épreuve, et l'ayant
trouvé merveilleusement expert dans tous les genres d'exercices
guerriers, ils l'admirent dans leur milice. Il alla plusieurs fois
en guerre avec eux , et se conduisit toujours avec tant de bra-
voure , que l'on finit par lui conférer un commandement.
Cependant une guerre vint à éclater entre ces Africains de Tur-
lande, dont Raimond était le prisonnier, et d'autres Africains
auxquels l'auteur donne le nom de Barbarins. Ce sont, selon
toute apparence , les Berbères , les indigènes de l'Afrique septen-
trionale , que l'auteur entend désigner par ce nom , d'où il suit
implicitement que les Turlandais doivent être des Arabes. Dans
cette guerre , les Barbarins ont le dessus ; ils anéantissent ou dis-
persent les Turlandais , et font Raimond prisonnier.
Les nouveaux maîtres du seigneur toulousain ne tardèrent
pas à reconnaître son Uiérite et sa vaillance ; ils le traitèrent
dès lors avec honneur, et le menèrent à toutes leurs gueri'es.
Mais ce ne devaient point être là les dernières aventures de Rai-
mond.
Les Berbères , qui avaient battu les Turlandais , eurent à leur
tour affaire aux Arabes ou Sarrasins de Cordoue, qui les battirent
et leur enlevèrent Raimond.
Chez ces nouveaux maîtres , Raimond eut encore plus d'occa-
sions que chez les premiers de donner des preuves de sa valeur ,
et il y monta encore en plus haute estime. Il n'y avait point de
circonstance périlleuse dans laquelle on ne comptât sur lui, et
jamais on n'y compta vainement. Entre autres ennemis que les
Sarrasins vainquirent par son secours , notre légendiste compte
les Aglabites , chefs arabes d'une partie de l'Afrique fréquem-
ment en hostilité avec les rois Ommiades de l'Espagne.
Mais la guerre ne tarda pas à éclater entre les Arabes de Cor-
doue et don Sanche de Castille , comte puissant et vaillant homme
de guerre. Celui-ci fut vainqueur, et fit à son tour Raimond pri-
sonnier. Raimond lui dit son nom, son pays, et tout ce qui lui
était arrivé. Don Sanche , émerveillé et touché de ses aventures ,
ROMANS PROVENÇAUX. 283
lui rendit la liberté, le combla de présens et d'honneurs, et le
retint quelques jours auprès de lui.
Au moment où Raimond , charmé d'être libre , allait retourner
dans ses foyers , une figure céleste lui apparut en songe , et lui
dit : « Je suis sainte Foi que tu as assidûment invoquée dans ton
naufrage. Parts, et sois tranquille, tu recouvreras ta seigneurie. »
Réjoui de cette vision , sans néanmoins bien comprendre ce
qu'elle signifiait, il prit congé du comte Sanche, et s'achemina
vers les Pyrénées, en costume de pèlerin. Arrivé près du Bous-
quet , il fut informé que sa femme avait pris un autre mari , qui
habitait avec elle dans son château. Troublé de cette nouvelle ,
et n'osant se découvrir, il résolut d'attendre ce que sainte Foi vou-
drait bien faire encore pour lui, et se tint caché dans la chaumière
d'un de ses paysans qui ne le reconnut pas, changé comme il était
par quinze ans d'absence et de fatigues, et déguisé en pèlerin.
Il avait déjà passé quelque temps dans cette chaumière , lors-
qu'une femme, qui avait été autrefois sa concubine , le servant
un jour qu'il prenait un bain , le reconnut à certaine marque
qu'il avait sur le corps. « N'es-tu pas, s'écria-t-elle , n'es-tu pas
ce Raimond , autrefois parti en pèlerinage pour Jérusalem , et
que l'on disait avoir péri sur mer ? » Raimond voulut nier ; mais
sûre du témoignage de ses yeux , la femme persista à le prendre
pour ce qu'il était. Maîtresse d'un tel secret , elle ne put le gar-
der , et courut au château annoncer à la dame du Bousquet que
son premier mari n'était point mort , qu'il était de retour , et
caché dans une chaumière voisine qu'elle lui indiqua.
La nouvelle fut des plus désagréables pour la dame , qui songea
aussitôt à quelque manière de se débarrasser du revenant ; mais
sainte Foi veillait à sa sûreté. Sur les avertissemens qu'elle lui
donna en songe , il sortit de sa chaumière , et alla trouver au plus
vite un seigneur du voisinage, nommé Escafred , homme puissant
et généreux , qui avait toujours été son ami , et qui le fut en
cette rencontre plus que jamais.
Il rassembla ses vassaux , ses parens , ses amis , à la tète des-
quels il fit la guerre à l'usurpateur du Bousquet. L'usurpateur
fut vaincu , chassé , et Raimond recouvra son château.
284 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant à sa l'eiiinie , il lui aurait bien pardonné d'avoir pris un
autre mari en son absence ; mais il ne lui pardonna pas le projet
de le faire périr, quand elle avait appris son arrivée, et la répudia.
Tel est le canevas , le sommaire grossier d'une histoire dont le
légendiste n'a donné que les traits principaux , les dépouillant
'de l'intérêt ou du caractère qu'ils pouvaient avoir par leur liaison
et leur développement 11 n'y a pas un de ces traits où la main
aride de l'abréviateur ne se fasse sentir ; et si l'on pouvait avoir
quelque doute à cet égard , ce doute serait dissipé par la conclu-
sion de l'extrait. C'est une espèce de post-scriptum , dans lequel
l'auteur revient sur une au moins des particularités sans nombre
qu'il a omises dans son récit. Voici comment il s'explique :
« Pour ajouter, dit-il , quelque peu de chose à ce qui précède ,
on raconte que les premiers pirates qui rencontièrent Raimond,
lui firent boire une potion d'une plante puissante , et d'une vertu
si magique , que l'oubli s'empare de ceux cpii en boivent , et
qu'ils perdent toute mémoire de leur famille et de leur de-
meure. »
La singularité de cette fiction tient au disparate des diverses
données qui s'y font reconnaître au premier coup-d'œil. Je ne
parle pas de l'invocation et de l'apparition des saints : ce sont
des choses de droit à toute époque du christianisme , et plus
encore à celle dont il s'agit ici qu'à toute autre. Il est plus impor-
tant de noter cju'il s'y rencontre des allusions historiques assez
intéressantes. Telles sont celles aux guéries perpétuelles des
Arabes et des Berbères, des chefs Ommiades de Cordoue avec les
Aglabites d'Afric|ue. La bataille dont il est fait mention entre les
Arabes de Cordoue et le comte don Sanclie de Castille , est cer-
tainement la bataille de Djebal - Quinto, que ce comte et son
allié musulman , Soliman ben el Hakein , chef des milices afri-
caines de la Péninsule , gagnèrent sur le roi de Cord-oue , Mo-
hamed el Moadhi , en loof) ou 10 10.
A ces données chrétiennes et modernes , il faut en joindre de
païennes, d'antiques, d'homéricjues ; le fait est étrange, mais
hors de doute. Les principaux incidens de l'histoire de Raijnond
du Bousquet, telle que je viens de vous la dire, sont enqiruntés
ROMANS PROVENÇAUX. 285
de l'Odyssée. C'est à riinltation d'Ulysse que le chevalier toulou-
sain est ballotté trois jours sur les flots , suspendu à un débris
de son navire, invoquant sainte Foi, comme le Grec, Minerve.
Ce sont les pirates arabes qui, pour le retenir à leur service
quand ils ont découvert sa bravoure à. la guerre , lui font boire le
breuvage d'oubli que Circé verse au héros grec , pour lui ôter
le souvenir de Pénélope et d'Ithaque. De retour chez lui, et
trouvant un rival en possession de son château , Raimond se
cache chez un de ses paysans , comme Ulysse chez son bon pâtre
Eumée. Les deux héros , un moment déguisés et comme étran-
gers chez eux, sont reconnus à peu près de la même manière.
Dans le dénouement , la ressemblance est plus indii'ecte et plus
vague. Raimond a besoin des secours d'un ancien ami , pour re-
couvrer son château et punir son rival, tandis qu'Ulysse se
venge seul des prétendans qui se sont rendus maîtres chez lui.
Il s'en faut aussi de beaucoup que la dame du Bousquet soit
ime Pénélope. Mais l'on n'en était pas encore aux temps de la
chevalerie , et les dames pouvaient avoir tort dans les récits des
romanciers.
C'est bien assez sans doute de ces traits évidemment calqués
sur l'Odyssée, pour frapper et embarrasser l'historien de la litté-
rature. D'où notre auteur connaissait-il le poème d'Homère? Ce
poème n'avait jamais été, que l'on sache, traduit en latin; et
l'eût - il été , comment supposer une copie de cette traduction
dans les montagnes du Rouergue ou dans les campagnes du Tou-
lousain , à la fin du x'' siècle ou au commencement du xi" ?
Il y a beaucoup plus d'apparence que les ressemblances signa-
lées ne provenaient pas d'imitations immédiates et directes , mais
de simples réminiscences traditionnelles. Il n'est pas même né-
cessaire de faire remonter ces traditions jusqu'à l'époque où les
rapsodes massaliotes récitaient les poèmes d'Homère dans les
villes grecques du midi de la Gaule. On peut les rattacher à l'épo-
que moins ancienne où l'Iliade et l'Odyssée servaient de base à
l'enseignement du grec dans les écoles de cette langue , écoles qui
subsistèrent dans le midi jusqu'à la fin du iv"", et même du
v"" siècle.
-286 REVUE DES DEUX MONDES.
Quoi qu'il eii soit, et de quelque .manière que l'on explique
cette sinoularité , la légende de Raimond du Bousquet , prise en
elle-même et dans son ensemble , est évidemment l'extrait d'une
fiction romanesque inventée dans l'intention de plaire et d'amu-
ser et dont l'intérêt reposait principalement sur l'admiration et
la curiosité qu'inspiraient alors les Arabes d'Espagne à tous les
peuples de leur voisinage , et particulièrement à ceux du midi de
la France , qui n'avaient plus guère avec eux que des relations
volontaires de commerce et d'affaires. Je n'hésite donc point à
citer cette fiction comme une nouvelle preuve de l'influence que
les Arabes andalousiens exercèrent directement ou indirectement
sur l'imagination de ces derniers.
Elle est plus curieuse encore à citer en confirmation de l'espèce
de filiation par laquelle j'ai montré ailleurs que les premières
tentatives littéraires du moyen âge remontent et se rattachent aux
réminiscences, aux traditions de la littérature classique. Ici,
l'antique et le nouveau , le dernier écho de l'épopée païenne et
les premiers bégaiemens de l'épopée chrétienne et chevaleresque ,
sont encore confondus. Mais c'est un pur accident : il existait
déjà alors des légendes , des chants épiques où la transition était
complète, et dont le développement ou l'assemblage devait
donner des épopées de tout point originales et distinctes de celles
de l'antiquité.
DIXIÈME XEÇON.
GÉRARD DE ROUSSILLON '.
Vous vous souviendrez, messieurs, de la division que j'ai faite
des romans carlovingiens en deux grandes classes ou sections :
la première , de ceux relatifs aux guerres avec les Arabes d'Es-
pagne ; l'autre , de ceux ayant pour sujet les révoltes des chefs de
province contre les monarques issus de Charlemagne. Le roman
de Ferabras , dont je vous ai parlé précédemment , appartenait
à la première classe ; celui de Gérard de Roussillon , dont je vais
vous parler maintenant , appartient à la seconde : c'est le tableau
poétique de l'une de ces grandes rebellions qui amenèrent la dis-
solution de la monarchie franke. Il y est bien question de guerre
contre les Sarrasins , mais seulement d'une manière épisodique
et tout-à-fait secondaire.
Gérard de Roussillon, le héros de ce roman, est un personnage
et même un grand personnage historique. Il fleurit sous Louis-
le-Débonnaire , auquel il survécut de longues années. Personne
n'ignore les étranges démêlés de ce faible empereur avec ses trois
fils, qui le détrônèrent deux fois. Ce- fut dans ces démêlés que
commença la fortune de Gérard. Elevé à la cour de Louis-le-
' Cette analyse est tirée d'un manuscrit provençal inédit du fond de
Cangé, n" 24, bibl. du roi, T^j^i,
288 REVUE DES DEUX MONDES.
Débonnaire, il prit naturellement son parti contre ses enfans;
et après l'avoir aidé d'abord à les vaincre , il s'interposa pour le
réconcilier avec eux. L'empereur , empressé de reconnaître les
services qu'il en avait reçus, lui donna le comté de Paris.
Après la mort de Louis-le-Débonnaire, ses trois fils se divisè-
rent en deux partis contraires. Lotliaire, à qui étaient éclius l'est
de la Gaule et l'Italie , avec le titre d'empereur, fit la guerre à ses
frères, Chavles-le-Cbauve et Louis. Il voulait ôter à celui-ci la
Germanie, et au premier la Neustrie et l'Aquitaine. Dans ce
démêlé , le comte Gérard se déclara pour Lotliaire , et s'en trouva
mal ; Lotliaire fut vaincu dans l'effroyable bataille de Fontanet,
et ses partisans furent persécutés par les vainqueurs. Gérard fut
dépouillé, par Cliarles-le-Cliauve, du comté de Paris. Mais la paix
ayant été enfin conclue entre les trois frères , Lotliaire le fit duc
ou comte de Bourgogne. Ce fut sans doute alors qu'd fit bâtir sur
le mont Lassois , près de Cliâtillon-sur-Marne , son fameux châ-
teau de Roussillon , dont il prit et a gardé le nom dans la tradi-
tion et dans les romans.
A la mort de Lotliaire , la Provence fut érigée en royaume par-
ticulier pour Charles , le plus jeune de ses fils, auquel on donna
pour tuteur Gérard , cjui ne cessa pas pour cela d'être duc de
Bourgogne. Charles était un enfant infirme et stupide; ce fut
donc l'habile et ambitieux tuteur qui fit les fonctions de roi , et
en eut les pouvoirs. Il établit le siège principal de son autorité
à Vienne-sur-le-Rhône , ville où se voyaient encore alors de
magnifiques restes de la grandeur et de l'opulence à laquelle elle
était parvenue sous les Romains. Entre les divers exploits par
lesquels Gérard se signala en Provence , il faut , à ce qu'il paraît,
compter une expédition contre les Normands qu'il chassa de la
Camargue où ils étaient descendus, et avaient essayé de s'établir
vers 860.
Charles-le-Chauve convoitait ardemment le nouveau royaume
de Provence , et ne négligea aucune occasion d'en faire la con-
quête ; il se trouva de nouveau par-là en guerre avec son ancien
ennemi , Gérard de Roussillon , intéressé à bien défendre une
contrée où il régnait de fait, et où il paraît qu'il s'était créé un
GÉRARD I)K ROUSSILI.ON. aSq
parti puissant. Cette guerre , commencée , suspendue et reprise
plusieurs fois, est très-mal racontée par les historiens du temps,
historiens cjui ne racontent rien exactement ni complètement.
Il est seulement constaté que les armées de Charles-le-Chauve
furent plus d'une fois battues et repoussées par Gérard. Mais à
la fin , la fortune se déclara pour le roi contre le chef adroit , qui ,
tout en paraissant soutenir la cause des enfans de Lothaire , son
ancien seigneur, ne défendait en effet c|ue la sienne propre.
En 869 , Charles-le-Ghauve envahit brusquement le royaume
de Provence avec de grandes forces , assiégeant en même temps
et Gérard dans une de ses forteresses que l'histoire ne nomme
pas , et Berthe, la femme de Gérard, dans Vienne. Berthe était
une héroïne digne de son époux : elle soutint bravement le siège ,
et aurait , selon toute apparence , repoussé toutes les attaques de
Charles, si les habitans avaient répondu à ses exhortations ; mais
ils craignaient les suites d'un assaut , et obligèrent Berthe à ren-
dre la ville au roi. Gérard, ayant perdu sa capitale , et selon toute
apparence , essuyé d'autres échecs dont l'histoire ne parle pas ,
abandonna la Provence à son adversaire , et se retira en Bour-
gogne , dans son château de Roussillon , où il mourut vers 8'j8
ou 87g.
Voilà le peu que l'on sait de positif sur Gérard de Roussillon ,
et sur sa longue lutte avec Charles-le-Chauve ; c'est cette lutte
même qui fait le sujet du roman provençal de Gérard. Mais le
romancier, qui , comme tous ses pareils , n'avait des événemens
qu'il voulait célébrer que des notions ti'aditionnelles , on ne peut
plus imparfaites et plus grossières , a fait de lourdes méprises
dans la portion histoiique de son sujet. Je n'en citerai qu'une
dont il est bon d'être prévenu d'avance , afin de n'en être pas
trop choqué. A Charles-le-Chauve il a substitué Charles Martel;
c'est avec ce dernier qu'il met son héios en conflit.
On ne connaît du roman de Gérard de Roussillon , en pro-
vençal , qu'un seul nranuscrit incomplet par le commencement.
J'ai tout heu de croire cjue cet ouvrage, tel que nous l'avons
aujourd'hui dans le manuscrit unique dont il s'agit , est moins
une composition régulière et suivie que le recueil assez mal coor-
ago REVUE DES DEUX MONDES.
donné de fragmens divers de plusieurs romans sur le même
sujet.
De tous les romans héroïques connus , tant en provençal qu'en
français , celui-là est incontestablement l'un de ceux qui présen-
tent dans leur rédaction les signes d'ancienneté les plus nombreux
et les plus marqués. Le fond en appartient , selon toute appa-
rence , aux premières années du xii° siècle. La langue en est
dure , sèche et peu correcte , mais énergique et pittoresque ; le
ton en est on ne peut plus simple , plus brusque et plus austère.
Les tableaux des batailles et des délibérations des deux antago-
nistes avec leurs conseillers respectifs sont les seuls qui soient
développés avec un certain soin et dessinés avec quelque détail.
Hors de là tout est ébauché à grands traits , indiqué plutôt que
décrit. L'auteur s'arrête à peine assez aux situations les plus tou-
chantes ou les moins ordinaires pour donner au lecteur le loisir
de les remarquer et de s'y prendre. Tout en un mot dans ce roman
porte l'empreinte d'un génie vigoureux , mais inculte et grossier,
qui , en s'essayant à peindre une époque qu'il ne connaît pas ,
nous donne une idée fidèle et vive de celle à laquelle il appar-
tient, et qu'il peint sans s'en douter. D'après cela, messieurs,
vous ne trouverez pas extraordinaire que je cherche à vous don-
ner de cet ouvrage des notions un peu détaillées.
La partie du roman qui manque dans le manuscrit ne sau-
rait être considérable , et la portion restante s'y rattache aisé-
ment.
Charles , qui sera , si l'on veut, Charles Martel ou Charles-le-
Chauve, aime et épouse , à ce qu'il paraît, d'autorité, une dame
que le romancier ne nomme pas , mais dont il fait la fille ou la
parente d'un empereur de Constantinople. Cette dame et Gérard
s'aimaient depuis long-temps , et le comte aurait pu la disputer
au roi ; mais par générosité , et dans l'intérêt même de celle qu'il
aime, il croit ne point devoir la priver de la couronne impériale;
il consent à ce qu'elle épouse l'empereur, et se résigne à prendre
de son côté, pour fennnc , Berthe, la sœur de son amie. Les
deux mariages se sont faits, à ce qu'il paraît, en même temps
et dans le même lieu , et le moment est venu où les deux cou-
GÉRARD DE ROUSSILLON. 201
pies vont se séparer pour se rendre chacun à sa demeure et à ses
affaires respectives.
Ce moment donne lieu à une scène doublement remarquable
par l'importance qu'elle a dans la suite du roman , et comme un
exemple frappant de ce que la galanterie chevaleresque était au
xii° siècle dans les mœurs et les idées provençales.
Sur le point de se séparer pour un temps indéfini de son ami
Gérard , la nouvelle impératrice veut du moins lui donner une
assurance solennelle de sa tendresse ; elle veut s'unir à lui par
une espèce de mariage spirituel. Le manuscrit de Gérard com-
mence par la description de ce mariage , qui en est indubitable-
ment un des morceaux les plus curieux et les plus caractéristi-
ques. Je vais le traduire avec tout«e la fidélité que comportent la
concision de l'original et la nécessité d'être compiis.
« Au poindre du jour Gérard conduisit la reine sous un arbre
(à l'écart), et la reine menait avec elle deux comtes (de ses
amis), et sa sœur Berthe. — Que dites-vous, femme d'empereur
(fait alors Gérard), que dites-vous de l'échange que j'ai fait de
vous pour un moindre objet? — (Bien est-ce vrai) seigneur,
TOUS m'avez fait impératrice , et vous avez épousé ma sœur pour
l'amour de moi. Mais ma sœur, est-il vrai aussi, est un objet de
(haut) prix et de grande valeur-. Ecoutez -moi, comtes Gervais
et Bertelais , vous , ma chère sœur, la confidente de mes pensées,
et vous surtout , Jésus , mon rédempteur , je vous prends tous
pour garans et pour témoins , qu'avec cet anneau je donne à ja-
mais mon amour au duc Gérard, et que je le fais mon sénéchal
et mon chevalier. J'atteste devant vous tous que je l'aime plus
que mon père et que mon époux ; et le voyant partir , je ne puis
me défendre de pleurer.
« Dès ce moment dura sans fin l'amour de Gérard et de la reine
l'un pour l'autre , sans qu'il y eût jamais de mal , ni autre chose
que tendre vouloir et secrètes pensées. »
Charles haïssait et craignait depuis long-temps Gérard comme
trop puissant et trop fier ; et le romancier fait en effet du comte
un vassal auquel il ne manque guère d'un roi que le nom. Outre
la Bourgogne entière , il possédait la Gascogne , l'Auvergne , la
292 REVUE DES DEUX MONDES.
Provence, les comtés de Naibonne et de Barcelonne. Il avait
pour vassaux Odil ou Odiloii , son oncle , et ce qui est plus sin-
gulier encore , le vieux Drogon , son père , c[ui commandait pour
lui les pays au-delà des Pyrénées. Il avait à ses ordres une multi-
tude de braves chevaliers , à la tête desquels , comme les plus
braves et les plus dévoués , brillaient ses quatre neveux , Foul-
ques , Bos ou Boson , Gilibert et Seguin , et un cousin nommé
Fouchier.
Le rapprochement momentané de Gérard et de Charles n'avait
fait qu'aigrir encore leurs anciennes haines : aux raisons politi-
ques que l'empereur avait de craindre le comte, se mêla un peu
de jalousie d'amour, de sorte qu'une rupture entre l'un et l'autre
était devenue inévitable.
Toutefois , avant d'en venir à une guerre ouverte , le roi veut
essayer de la ruse et de la trahison. Au retour d'une grande
chasse dans les Ardennes , il vient , avec un cortège qui est
une armée, camper sous les murs de Roussillon, et à la vue
d'un si bon et si fort château , il sent redoubler sa haine pour
Gérard. « Si j'étais là-haut , au lieu d'être çà-bas , le comte Gé-
rard ne serait pas si fier. » Or, il y avait là un damoiseau , en-
core jeune garçon , qui , entendant ce propos du roi , lui ré-
pond hardiment : « Si les traîtres portaient des marques de ce
« qu'ils sont, vos cheveux, au lieu d'être noirs, seraient rouges.
« Mais faites ce que vous voudrez , Gérard est si bon maître de
«guerre, qu'il n'aura jamais peur de la vôtre. »
Charles, apparemment accoutumé à s'entendre dire des choses
pareilles , ne s'arrête pas à celle-là , et envoie un jeune cheva-
lier de ses amis sommer Gérard de lui rendre le château de
Roussillon. Le message est fait en termes très-fiers : Gérard y
répond en tei'mes plus fiers encore , et la guerre est décidée.
Les deux adversaires convoquent leurs forces , l'un pour pren-
dre le château de Roussillon , l'autre pour le défendre. Mais le
sort de la forteresse se décide d'une manière imprévue. Gérard
avait pour maréchal un vilain , nommé Riquier , qu'il avait
fait chevalier et comblé de biens. C'était un misérable qui , pour
trahir son seigneur, n'en attendait que l'occasion , et cette occa-
GÉRARD DE ROUSSILLON. 2n3
sion était venue. Le perfide livre de nuit, à Charles Martel, uhe
des portes du château , qui est aussitôt occupée par ses troupes
impériales. C'est avec peine et blessé grièvement que Gérard
s'échappe à cheval.
Il se retire à Avignon : là le joignent les forces qu'il avait déjà
convoquées , et à la tête desquelles il se met en campagne : il
reprend Roussillon et bat complètement Charles , qui s'enfuit ,
avec le peu d'hommes qui lui restent , à Orléans , où il fait
en toute hâte de grands préparatifs pour prendre sa revanche.
Informé de ces préparatifs , Gérard délibère avec ses vassaux
sur le parti qu'il doit prendre. Il est décidé qu'un message sera
envoyé au roi pour lui exposer que Gérard n'a point manqué
à son devoir de vassal , qu'il n'a fait que reprendre de force ce
qui étant reconnu pour sien , lui avait été enlevé par trahison ;
qu'il désire la paix , mais que , si on lui fait la guerre , il se dé-
fendra de tout son pouvoir. Foulques , un des neveux de Gé-
rard , chargé du message , s'en acquitte avec une fierté qui ne
fait qu'accroître le dépit et la colère du roi. On se défie de part
et d'autre, et les deux partis se donnent rendez -vous dans la
plaine de Yaubeton en Bourgogne. Là, la victoire décidera du
droit , et le vaincu , selon l'expression du vieux poète , n'aura
plus qu'à prendre un bourdon de pèlerin , et à passer outre mer
pour ne plus revenir.
Les deux armées , fidèles au rendez-vous , se livrent une ba-
taille sanglante. La victoire n'était point encore déclarée lorsque
les combattans sont séparés par un prodige qui change leur fureur
en épouvante. L'enseigne royale parait subitement toute en feu ,
et une pluie de tisons ardens tombe de celle de Gérard. La mêlée
cesse , les combattans se retirent , chacun de son côté , et la
guerre est un moment suspendue par un signe si manifeste de
la colère du ciel ; les deux adversaires , passagèrement réconci-
bés , réunissent leurs forces contre les Sarrasins, qui viennent de
faire irruption en-decà des Pyrénées , et remportent sur eux de
grandes victoires.
Mais la concorde ne devait pas être longue entre deux chefs
ombrageux , jaloux l'un de l'autre , et le moindre incident pou-
TOME VIII. 20
2q4 ke\'UE des deux mondes.
Tait à chaque instant ramener la guerre. Boson , un des neveux
de Gérard, jeune homme du caractère le plus fougueux, n'ai-
mant et ne cherchant que des occasions de combattre, veut venger
la mort de son père Odilon , tué à la bataille de Vaubeton , par le
vieux duc Thierry, un des chefs du parti royal ; il tue par repré-
sailles deux neveux du duc. Gérard est impliqué dans cette que-
relle; les vieilles rancunes se raniment, et la guerre recommence
entre le roi et le comte. Les incidens de cette guerre ne sont ni
assez variés , ni assez intéressans pour supporter la sécheresse
d'un résumé en langue modei'ne et en prose. 11 me suffira de dire
qu'à travers diverses négociations orageuses et superflues , la
gueri'e se prolonge plusieurs années avec des désastres et des
succès à peu près égaux pour les deux adversaires. Mais à la fin
Gérard essuie une défaite dont il ne peut plus se relever, et son
imprenable château de Roussillon est une seconde fois livré au
roi par trahison. Il s'échappe à grande peine de la mêlée, suivi
d'un petit nombre de chevaliers blessés , que la mort éclaircit à
chaque pas de la fuite. Il se dirige vers les Ardennes, et quand
il y arrive , il n'a plus avec lui qu'un seul homme mortellement
blessé , et sa femme Berthe , qui l'a rejoint à l'issue de la ba-
taille.
C'est dans des situations bien différentes de celles où nous
avons vu jusqu'à présent le fier Gérard , que le romancier va nous
le montrer désormais ; c'est au degré le plus bas de l'humiliation
et de la misère , mais gardant au fond de son ame son orgueil ,
sa haine pour Charles , et l'espoir de se venger.
Arrivé dans la forêt des Ardennes , et après avoir erré quelque
temps à l'aventure , il fait halte chez un pauvre ermite , et passe
la nuit autour d'un feu allumé au pied de la croix de l'ermitage.
Là , épuisé d'émotions douloureuses et de fatigue, Gérard tombe
endoi-mi , incapable de s'apercevoir de rien de ce qui se passe
autour de lui. Il ne voit point le dernier de ses compagnons ren-
dre le dernier souffle ; il n'entend point les voleurs cpii , s'appro-
chant à petit bruit , lui enlèvent ses armes , son cheval et celui
de Berthe. Tant que Gérard avait eu des armes et un cheval, il
s'était cru encore quelque chose , il n'avait point désespéré de sa
GÉRARD DE ROUSSILLON. 2^5
destinée ; on imagine donc aisément sa désolation , lorsqu'il se
voit à son réveil livré sans défense à la merci des hommes et du
sort. Le bon ermite qui lui a donné l'hospitalité , le console de
son mieux , et le renvoie, pour des consolations plus efficaces que
les siennes , à un savant et vénérable prêtre qui mène aussi la vie
d'ermite , à quelcjue distance de là dans la forêt.
Gérard et Berthe prennent le sentier qui leur est indiqué , et
trouvent en effet le vénérable personnage qui leur a été annoncé ,
et qui ne s'aperçoit de leur px'ésence qu'après avoir achevé une
longue prière. Il demande alors à Gérard qui il est, et Géi'ard
lui conte rapidement toute son histoire, en ajoutant : « J'ai
pourchassé (maintes fois le roi) Charles, de si près qu'il n'aurait
pas donné son éperon pour la ville de Paris. Et voilà qu'à la
fin il m'a rendu la pareille : il m'a dépouillé de mes honneurs ,
et m'a pris mes terres. Mais je vais trouver Othon , le roi de Hon-
grie, et solliciter ses secours. »
L'ermite lui offre un gîte pour la nuit; et le jour venu, il
adresse au comte de pieuses exhoitations , l'engageant à se re-
pentir de sa vie passée, et à en faire pénitence. — Je ferai
pénitence quand j'aurai donné la mort à Charles, lui répond
Gérard. Je n'attends pour cela que d'avoir retrouvé vuue lance
et un écu.
— Eh quoi ! clîétif, lui crie alors l'ermite d'un ton austère, dans
l'état où tu es , tu parles de te venger de Charles qui t'a vaincu
dans ta force et dans ta puissance! — Je ne le nie point, ré-
plique Gérard; mais que j'arrive seulement auprès du roi
Othon , que je recouvre un cheval et des armes , et aussitôt , che-
vauchant nuit et jour, je repasse en France. Je connais toutes
les forêts où. Charles va chasser, et je sais bien où je me vengerai
du félon. »
Le pieux ermite réprimande vivement Gérard d'une haine si
obstinée , mais sans obtenir de lui qu'il se rétracte et revienne à
des sentimens plus doux et plus chrétiens. Berthe peut seule
faire ce miracle par ses supplications ; elle se jette aux pieds de
son époux , et ne se relève qu'après en avoir obtenu l'assurance
qu'il pardonne à Charles et à tous ses autres ennemis. — L'er-
2q6 REVUE DES DEUX MONDES.
mite , enchanté de cette conversion , absout le comte de ses pé-
chés , lui donne maints pieux conseils , et l'autorise à avoir bon
espoir dans l'avenir. Là -dessus, il lui enseigne les sentiers à
suivre , et le renvoie un peu plus calme et plus résigné qu'il ne
l'avait vu la veille.
Les deux époux poursuivent leur route , et rencontrent à
quelque distance de là des marchands revenant de Hongrie et
de Bavière , et qui , s'adressant à eux : Quelles nouvelles dans
ce pays? disent-ils. Que fait ce maudit Gérard de Roussillon?
— Il est mort , répond aussitôt Berthe , inquiète de la ques-
tion; il est enterré. L'empereur Charles l'a fait mourir. — Dieu
en soit loué ! répondent les marchands ; s'il vivait encore , il
ferait encore la guerre et ravagerait tout. Le propos ne plait
guère à Gérard ; mais il n'a point d'épée , et il passe sans ré-
pondre.
Il continue à errer de forêt en foi'èt , d'ermitage en ermitage ^
et ai'rive à la fin à une ville ou bourgade où il n'y a plus que des
enfans et des femmes. Les mères ont perdu leurs fils , les épouses
leurs maris , les enfans leurs pères : tous les hommes ont péri
dans les guerres de Gérard de Roussillon , et Gérard n'entend
de toutes parts , parmi ces restes d'une population désolée y que
des inrprécations et des malédictions contre lui. Il est sur le point
de suffoquer de douleur ou de colère ; mais la tendre et pieuse
Berthe lui rappelle les leçons du saint ermite , et l'engage à sup-
porter ce qu'il voit et ce qu'il entend , comme une juste punition
du ciel, qui le châtie d'avoir trop aimé et trop fait la guerre. Ces
paroles consolent un peu Gérard ; mais le courage et la résignation
sont toujours près de l'abandonner : il regrette sans cesse de
n'être point mort sur le champ de bataille , les armes à la main ,
et , à chaque instant , Berthe est obligée de lui faire de nouvelles
exhortations , de nouvelles prières.
Les deux infortunés continuent à cheminer au hasard ; arrivés
à un endroit où se croisent plusieurs chemins, ils apprennent
une nouvelle qui les touche de près. — Charles Martel vient
d'envoyer, dans toutes les directions , cent messagers , chargés
d'annoncer que la personne de Gérard est mise à prix , que qui-
GÉRARD DE ROCSSILLON. iQ"]
conque livrera le comte au roi recevra en récompense sept fois
le poids en or et argent du corps du prisonnier. Plusieurs des
cent messagers viennent de passer par là , et la terrible nouvelle
est répandue dans tout le pays. « Seigneur, croyez-moi, dit alors
la comtesse à Gérard ; évitons les châteaux et les villes , tous les
lieux où il y a des chevaliers et des hommes en pouvoir ; la foi
est rare et la cupidité grande. » Ce conseil est aussitôt adopté, de
même que celui non moins nécessaire de changer de nom. Dès ce
moment, Gérard de Roussillon ne s'appelle plus que le pauvre
loland.
Je suis obligé d'abréger le détail des humiliations et des souf-
frances qui attendent les deux proscrits partout où ils se pré-
sentent. J'observerai seulement que , dans toutes ces épreuves ,
le courage et la tendresse de Berthe ne se démentent jamais. Elle
sauve , pour ainsi dire , à chaque instant , la vie à son époux ; à
chaque instant , elle relève son courage abattu.
Un jour, Gérard et Berthe se trouvent à l'entrée d'une grande
forêt , dans l'intérieur de laquelle ils entendent un grand fracas ,
comme de marteaux et de cognées. Ils s'avancent du côté d'où
vient le bruit , et arrivent à un grand feu autour duquel tra-
vaillent deux hommes noirs et hideux ; ce sont des charbonniers
auvergnats , en possession de fournir de charbon la ville d'Au-
rillac. Voyant Gérard en haillons , de haute taille et avec toutes
les apparences d'une force de corps extraordinaire , ils croient
avoir trouvé l'homme dont ils ont besoin , et lui proposent de
porter vendre à Aurillac le chai'bon fait par eux. Gérard accepte,
comme par une sorte de curiosité de voir jusqu'où peut aller sa
misère. Il charge sur ses épaules un énorme sac de charbon qu'il
porte à Aurillac, et sur la vente duquel il gagne sept deniers.
Il y a long-temps que le puissant Gérard n'a touché une si forte
somme : le métier lui paraît bon , et il s'y dévoue , tandis que
la comtesse exerce , de son côté , celui de couturière , dans un
faubourg de la petite ville d'Aurillac .
Il y avait déjà vingt-deux ans que Gérard et Berthe vivaient de
la sorte ; ils semblaient avoir perdu tout souvenir de leur condi-
tion première, et tout désir comme tout espoir d'y revenir ja-
■*■»
2C)8 REVUE DES DEUX MONDES.
mais , lorsqu'un événement imprévu vint tout à coup changer
leurs idées.
Deux puissans seigneurs , le comte Ganceln et le duc Aiglan ,
donnaient aux chevaliers du pays le divertissement d'un de ces
exercices guerriers alors désignés par le nom de quintaine , et qui
consistaient à abattre , à coups de piques ou de traits lancés à la
main, une armure ou un écu placé très-haut, à l'extrémité d'un
poteau. Toute la population de la contrée était accourue à ce
spectacle, et Gérard et Berthe avaient cédé , comme les autres , à
la tentation d'y assister. — La fête était brillante ; il y avait là
une multitude de chevaliers en splendide attirail et en belle ar-
mure , cherchant à se surpasser les uns les autres , et à faire
parler d'eux.
A ce spectacle , la mémoire d'un temps qui n'est plus se réveille
vivement dans Berthe ; elle se souvient de l'époque fortunée de sa
vie où Gérard donnait de telles fêtes , et s'y distinguait par sa force
et par son adresse, tandis qu'elle-même y jouissait avec orgueil
de sa gloire et de sa renommée. — A ce souvenir, elle est saisie
d'une vive douleur ; ellfi se laisse aller, comme évanouie , dans
les bras de Gérard , inondant de ses larmes la barbe et le visage
du guerrier, ou pour mieux dire , du charbonnier. — Gérard
sent alors , sinon pour la première fois , du moins plus fortement
que jamais, tous les sacrifices que la tendre Berthe fait depuis si
long -temps à sa mauvaise destinée. « Chèi'e épouse, lui dit-il,
ton cœur, je le vois, s'est lassé de ma misère. Eh bien! retourne
en France , et je te jure , par Dieu et par les saints, que vous ne
me verrez plus , ni toi ni tes parens. — Seigneur, vous parlez en
enfant , lui répond Berthe ; à Dieu ne plaise que je vous quitte
jamais tant que je^^vivrai ! J'aimerais mieux être brûlée vive que
séparée de vous. Oh ! seigneur, ne proférez plus de si dures pa-
roles. » A ces mots, le comte, ému jusqu'aux larmes , la presse
en silence sur son cœur.
Cependant il est vrai qu'une nouvelle idée, qu'un nouveau
désir viennent de s'emparer de Berthe. « Seigneur, poursuit-elle ,
si vous daignez écouter mes conseils , nous retournerons dans
cette douce France où nous sommes nés. Voilà vingt -deux ans
GÉRARD DE ROUSSILLON. 299
que vous en êtes sorti , et je vous vois brisé par la fatigue et la
douleur. Vous fûtes autrefois l'ami de l'impératrice, et je suis
sûre que , si elle intercédait aujourd'hui pour vous , l'empereur
n'est ni si dur ni si cruel qu'il ne vous pardonnât le passé. » Gé-
rard ne se rend pas sans peine à ce conseil ; mais enfin , il l'ac-
cepte par pitié pour sou épouse , et le voilà qui prend avec elle
le chemin d'Orléans , où se trouvait pour lors Charles avec sa
cour.
Ils y arrivent le jeudi saint, le jour de la cène. Dans l'espoir
de pouvoir dire un mot en secret à la reine , Gérard va bien vite
à l'église , se ranger au nombre des pauvres pèlerins, des men-
dians , des estropiés , auxquels elle doit ce jour-là distribuer des
vêtemens et de l'argent. Mais un prêtre , qui le voit grand et vi-
goureux parmi cette foule de pauvres infirmes, le prend rudement
par la main et le chasse avec des injures et des menaces. Gérard
regrette alors sa forêt , son charbon et ses sauvages compagnons ;
mais Berthe est toujours là , comme son bon ange , pour le con-
soler et le conseiller.
— Seigneur, ne vous déconcertez pas, lui dit-elle ; faites plutôt
ce que je vais vous dire. C'est demain le vendredi-saint : l'impé-
ratrice se rendra seule à l'église , pour prier. Attendez -la , et dès
que vous l'apercevrez , approchez -vous d'elle , et présentez-lui
cet anneau. C'est celui par lequel elle vous engagea autrefois son
amour, en présence du comte Gervais. Vous me le donnâtes,
et moi je l'ai précieusement gardé au milieu de nos détresses. —
Gérard, charmé de ravoir cet anneau , n'hésite pas à faire tout
ce que sa femme lui a conseillé.
La journée du vendredi-saint passée , à l'heure où commence
la solennité des ténèbres, la reine arrive nu-pieds à l'éghse ,
et se retire , pour prier, dans une chapelle solitaire , faiblement
éclairée par une lampe. Gérard , qui l'a vue entrer et qui a suivi
de l'œil tous ses mouvemens, se glisse à pas lents aussi près d'elle
qu'il peut , et lui adresse timidement la parole : — Dame , lui
dit-d , pour l'amour de ce Dieu qui fait des miracles , de ces
saints que vous venez ici prier, et pour l'amour de ce Gérard qui
fut votre ami, je vous conjure de venir à mon secours. —
3uO REVUE DES DEUX MONDES.
Pauvre homme, lui répond la reine , que savez-vous de Gérard,
et qu'est-il devenu?
— Reine, dites-moi d'abord une chose , reprend Gérard : par
le Dieu que vous adorez, parles saints que vous priez, que feriez-
vouS , dites-moi , de Gérard , si vous le teniez en votre puis-
sance ? — Pauvre homme , dit la reine , c'est grande hardiesse
à vous de me faire pareille question. Néanmoins, sachez que je
donnerais quatre villes, pour que le comte Gérard fût vivant,
et eût recouvré les terres et les honneurs qu'il a perdus. — A
ces mots , Gérard lui présente son anneau , en se nommant. La
reine le considère déplus près et le reconnaît. Il n'y eut plus alors
de vendredi-saint pour elle , s'écrie naïvement le vieux poète ro-
mancier , et Gérard fut baisé cent fois sur la place. Après bien des
questions faites à la hâte , et des réponses également pressées , la
reine appelle un prêtre qui lui est dévoué , et met juscju'à nouvel
ordre Gérard sous sa garde.
A partir de là , la suite du roman , y compris le dénouement ,
est extrêmement obscure et présente peut-être des lacunes. On
voit seulement qu'à force de zèle , d'adresse et de caresses , la
reine dispose peu à peu le roi à faire grâce à Gérard, et à souffrir
qu'il rentre dans la jouissance de ses domaines. Mais elle sent
que son ami, son chevalier, serait trop humilié, s'il devait unique-
ment ce retour de fortune à la clémence du roi; aussi, tout en
négociant pour lui auprès de son époux, l'aide-t-elle de tout son
pouvoir à se faire un parti à la tête duquel il a bientôt recouvré
de vive force son bon château de Roussillon , et la plus grande
pai'tie de ses anciennes possessions. — Charles , apprenant ces
nouvelles , en est indigné : il a un accès de sa vieille haine contre
Gérard , et la guerre est un moment sur le point de se rallumer.
Mais la reine s'inteqiose , avec son adresse et son autorité ordi-
naires, entre les deux adversaires, et les détermine à conclure
une trêve de sept ans, durant laquelle elle espère que s'effaceront
les anciennes inimitiés. Ses prévisions ne sont point trompées ,
et Gérard meurt paisiblement dans son château de Roussillon.
Tel est , isolé de ses développemens , de ses accessoires , et ré-
duit à ses données fondamentales , le roman provençal de Gérard
GÉRARD DE ROUSSILLON . 3u I
de Roussillon, l'un des plus curieux , et je le répète , proljable-
nient le plus ancien de son genre. Quelques observations sont in-
dispensables pour compléter cet aperçu.
On voit d'abord , par tout ce que j'ai dit de ce roman , non-
seulement que le fond s'en rattacbe à des traditions historiques ,
mais que tous les détails , tous les accessoires ont quelque chose
de grave et de vraisemblable , qui sort naturellement et sinqîle-
nient du fond des mœurs et des relations féodales , et je ne doute
pas qu'avec un peu de patience et de sagacité , on n'y démêlât
diverses particularités véritablement historiques, sinon pour l'é-
poque à laquelle se rapporte l'action du roman , du moins pour
l'époque de sa composition.
Les noms géographiques y sont assez fréquemment défigurés
par les erreurs des copistes , mais toujours reconnaissables , et
faciles à rétablir dans leur exactitude. On n'y aperçoit aucune
trace de cette géographie arbitraire et fantastique des romanciers
des époques subséquentes , et l'on y découvrirait probablement,
au contraire, çà et là, quelque notion curieuse pour la géographie
de la France au moyen âge. Ainsi, par exemple, il y est question
de la ville de Rame , mansion romaine , dont on ne voit plus
depuis long-temps que les ruines, sur les bords de la Duiance,
entre Briançon et Embrun , et qui existait encore , selon toute
apparence, du temps de l'auteur de Gérard.
Les caractères sont une des parties remarquables du roman. Ce
n'est pas qu'ils soient bien variés, ni délicatement nuancés ; mais
ils sont tracés avec vigueur, et contrastés avec un véritable instinct
poétique. Foulques, l'un des neveux et des principaux officiers
de Gérard, pourrait passer pour son bon grénie. Tant qu'il y a
lieu à délibérer, il vote toujours pour le parti le plus juste et le
plus modéré : quand il n'y a plus qu'à agir, il se dévoue sans
considération des obstacles et du péril. C'est l'idéal du chevalier
provençal au xii'' siècle. Yoici le portrait qu'en trace le roman-
cier : je vais tâcher d'en traduire une partie , et de la traduire
fidèlement, au risque d'être bizarre et sauvage.
« Youlez-vous entendre les qualités de Foulques : donnez-lui
toutes celles du monde ; ôtez-en seulement les mauvaises ; il n'y
3o2 REVUE DES DEUX MONDES.
en a pas une en lui. Il est preux, courtois , poli, doux, franc,
de nobles manières et bien parlant. Il est bien enseigné de bois
et de rivières , sait jouer aux échecs , aux tables et aux dés. Il n'a
jamais refusé de son avoir à personne ; tous en ont eu , les bons et
les médians. Il aime fortement Dieu, sachez bien ; et depuis qu'il
est né et vit en cour, il n'a jamais vu faire tort à personne , sans
en être au moins affligé , s'il ne pouvait rien de plus. Il aime
mieux la paix que la guerre ; mais quand il sent une fois son
heaume lacé , son écu au col et son épée avi flanc , il devient su-
perbe, farouche , impétueux et sans merci. Plus est grande la
foule des ennemis qui le pressent , et plus il est fier et terrible. Il
ne reculerait pas alors de la longueur de son pied. Et sachez que
cette guerre lui déplaît fort et qu'il en a fait cent fois querelle à
son oncle; mais il n'a jamais pu l'en détourner, et l'a toujours
foi'tement aidé au besoin. Il n'en sera point blâmé par moi , car
faillir à son ami, c'est chose inhumaine, méprisée en toute bonne
cour. J'aimerais mieux être Foulques , et doué comme lui , que
seigneur de quatre royaumes. »
Boson , le frère de Foulques , est le favori de Gérard , et l'on
pourrait dire son mauvais génie. Sauf la bravoure, il ne ressemble
en rien à son frère ; il n'aime que la guerre , et juste ou inique ,
il la conseille toujours. C'est le type du seigneur féodal, mettant
les passions et les penchans de sa condition à la place des devoirs
et des idées de la chevalerie.
Fouchier, qui est aussi un des principaux vassaux de Gérard ,
est un autre caractère pris innnédiatement dans la vérité et la
réalité des époques féodales. « Il n'y eut jamais , dit notre ro-
« mancier, en parlant de lui , si bon espion , ni si bon voleur ;
« il a volé plus d'avoir qu'il n'y en a dans Pavie. Mais il est de
« trop haut lignage pour vendre ce qu'il vole ( il le donne);
« et de France en Hongrie , il n'y a pas de meilleur comte que
« lui. »
Deux femmes seulement interviennent dans l'action du roman
de Gérard ,Berthe et la reine , sa sœur. Il n'est point question de
Berdie, et le poète n'a que faire d'elle, aussi long-temps que la
guerre dure. Mais , une fois Gérard vaincu , et réduit à la vie de
GÉRARD DE ROUSILLON. 3o3
mendiant et de vagabond , c'est elle qui devient le personnage
principal de l'action, la providence de Gérard. C'est le modèle
de l'épouse tendre et dévouée. Mais , dans ce caractère même , il
y a quelque chose de l'époque , quelque chose d'austère et de
fort qui se mêle à l'expression de l'amour, qui le contient , pour
ainsi dire , au fond de l'ame. C'est par des leçons , par des exhor-
tations pieuses , plutôt que par des paroles molles et caressantes,
que Berthe témoigne son dévouement à son époux.
Mais ce qu'il y a incontestablement , dans tout le roman , de
plus remarquable , sous le rapport des mœurs , c'est la conduite
delà reine envers Gérard, cju'elle aime incomparablement plus
que son époux , et dont elle prend le parti d'une manière direc-
tement opposée aux intérêts et aux intentions de celui-ci. Tout
cela , nous l'avons vu dans le temps, était parfaitement conforme
aux idées de la galanterie chevaleresque. Aussi à peine le roi
a-t-il un moment d'humeur et de colère , quand il vient à savoir
tout ce que son épouse a fait pour Gérard , son ancien ennemi ;
il sait bien que tout cela est dans l'ordre , et son mécontente-
ment tombe au premier sourire de la reine , qui se garde bien
de le prendre au sérieux.
Il y a de fort beaux traits dans les longues descriptions de ba-
tailles qui font la majeure partie du roman. Mais, comme je l'ai
déjà observé , c'est dans les conseils fréquens où Charles et Gé-
rard déhbèrent sur leurs demandes , sur leurs propositions et sur
leurs droits respectifs , que le romancier semble se complaire
davantage , et réussir le mieux. C'est là qu'il aime à mettre ses
personnages en évidence et à les représenter faisant preuve d'un
autre courage que celui du champ de bataille , de celui de la
pensée et de la parole. Je choisis, pour donner un exemple ,
l'audience que Charles accorde à Foulques , lorsque celui-ci va ,
de la part de son oncle Gérard, réclamer contre l'injustice de la
guerre que le roi est résolu de faire à ce dernier, pour avoir repris
son château de Rousslllon , qu'il n'avait un moment perdu que
par une insigne trahison.
Foulques est parti , accompagné d'un cortège de cent barons ,
parmi lesquels se trouve Fouchicr, ce comte si excellent , qui n'a
304 REVUE DES DEUX MONDES.
que le défaut ou le caprice d'être un grand voleur. Ils arrivent
tous à la cour de Charles, sous la conduite et la sauve-garde
d'Aymes , comte de Bourges , ami de Gérard , bien que fidèle
vassal du roi , et qui , introduit devant ce dernier : — Seigneur,
lui dit-il , voici Foulques , arrivé hier soir. — Oui , poursuit
Foulques, et qui viens demander pour Gérard , mon oncle, une
justice que j'espère. Pourquoi, ô roi, voulez-vous mouvoir guerre
à Gérard ? Ne vous laissez point aller à votre colère ; car, si vous
détruisez ce que vous devez maintenir, Dieu vous abandonnera.
Vous avez excité la guerre ; faites-la taire ; laissez à Gérard ce
qui est à lui , et ne croyez point les flatteurs qui ne peuvent faire
les grandes choses qu'ils promettent.
— Si Dieu m'aide, duc Foulques, répond le roi , vous discourez
à merveille ; mais je ferai ce qu'il me convient de faire. Si Gérard
a jusqu'ici tenu Roussillon et la Bourgogne, il les a tenus de
moi , et je les lui ôterai , si je puis. Il n'aura point de si fort
château que je ne l'escalade, ni de si haute tour que je ne la
renverse et ne la brise.
« Là-dessus, don Begon, fils de Basin , prend la parole : — Sei-
gneur roi , nous méprisons les menaces , et Gérard pourra bien
vous mettre tel frein par lequel on vous tiendra mieux que l'on
ne tient mulet rétif. Si vous voulez la guerre , si vous voulez ba-
taille en champ clos, vous l'aurez; et maint puissant baron y
recevra tel coup de lance ou d'épée qui lui mettra le cœur à
jour. Mais le comte Gérard n'y perdra ni un moulin , ni un four,
ni un coin de pré, ni une poignée d'herbe. »
— Seigneur roi , reprend Foulques , écoutez ce que Gérard
vous propose en toute justice. S'il vous a forfait en quelque
chose , nous sommes ici cent chevaliers pour vous en faire droit
de sa part, et pour être ses otages entre vos mains. Mais je sou-
tiens que Roussillon est à lui , si ce n'est que le long de la Seine,
sur l'autre rive, dans la forêt de Montargout, vous avez, en l'an,
une chasse de quatorze jours par froid , et de quinze par chaud ,
et que Gérard vous doit défrayer les quatorze jours , à raison des
quatre châteaux qu'il a dans le pays , des châteaux de Quarène
et de Chatillon , de Sonegart et de Montaloi. Si quelqu'un trouve
GÉr.AUD r>E ROUSSILLON. 3o5
que la chose n'est point comme je dis , j'en offre la preuve, et
en voici mon gant que je vous présente.
— Maudit soit , dit le roi , qui prendra ce gant avant que je
n'aie mis Gérard hors d'état de parler de guerre.
— C'est ce que vous ne ferez point du vivant de Gérard , ni des
siens , répond Foulques. Celui-là ne mérite ni honneurs , ni ma-
noir, qui taxera le comte de félonie , et ne voudra pas nous en
rendre raison. C'est bien plutôt vous, ô roi ! qui avez été traître
et parjure au sujet de Gérard. Des comtes , des ducs, des hommes
renommés, le pape lui-même, à qui Rome obéit, avaient reçu
votre serment de prendre en mariage la fille du puissant em-
pereur d'Orient , en même temps que Gérard épouserait sa sœur.
Mais vous avez fait acte de traître et de faussaire ; vous avez
laissé celle qui devait être votre femme , pour prendre la bien-
aimée de Gérard. Si quelqu'un de vos flatteurs , à langue tran-
chante , soutient que vous avez bien fait , qu'il s'avance , et je
vous le rends mort ou recru.
— Vous n'aurez point de combat ici , reprend le roi ; vous en
aurez assez d'un , de celui où les plus vaillans des vôtres tombe-
ront par milliers, morts et sanglans.
<i Là-dessus s'avance Fouchier, le cousin-germain de Gérard.
Jamais chevalier plus brave que lui ne fut baisé par dame ; ja-
mais lance ne fut rompue par un plus vaillant. Il va proférer des
paroles dont le roi sera courroucé, — Par Dieu , Charles Mai-
tel , c'est grande folie à vous de vouloir épouvanter tout le
monde. Puisque vous avez faim de guerre , que je sois proclamé
couard si je ne vous en rassasie ! Je mènerai contre vous mille
chevaliers , dont le moindre vous fera perdre la tête de souci ,
et j'espère bien accroître mes domaines et mes châteaux d'une
part des vôtres.
« A ces paroles , le sang monte au visage du roi , et il pro-
nonçait déjà l'ordre de faire pendre tous les messagers de Gé-
rard , lorsque Enguerrand , Thierry, Pons et Richard prennent
soudainement la parole. — 0 roi , disent-ils, tu es un roi perdu,
si tu commets une pareille bassesse. Il n'y a aucun de nous qui
ne t'abandonne aussitôt.
3o6 REVUE DES DEUX MONDES.
« Hervin de Cambrai parle à son tour , et bien devrait-il être
cru, car ses paroles sont sages, et ses conseils sont bons. —
Messager de guerre est mauvais propbète : je vois , dans ce pays ,
deux dogues furieux , l'un roi et l'autre comte , qui se déchire-
raient plus volontiers qu'ours et chien Oh! que bien pi'end
aux Sarrasins que nous ne leur fassions pas la guerrre que nous
nous faisons les uns aux autres !
« Quand Charles entend ces mots , il s'en couxTOuce. — Sei-
gneur Hervin nous a fait un beau sermon , dit-il ; et il n'y a pas
un de ces moines de Saint-Denis qui convertissent le peuple, qui
soit meilleur prêcheur que lui. Mais il a beau dire : nous ne
quitterons ni nos blancs hauberts , ni nos casques brunis, que je
n'aie traité comme il convient ce Gérard qui m'a pris ou tué mes
hommes.
— Seigneur roi, nous allons donc nous retirer, dit Foulques, et
parler en Bourgogne de ce que nous avons vu ici ; et ce ne sera ni
de droit, ni de justice, ni d'amour. Yotre host est prêt; nous
allons assembler le nôtre ; et nous nous reverrons là-bas , à Yau-
beton, dans la plaine où court l'eau de TArce.
— Je vous en donne ma parole , dit Charles ; et que celui qui
cédera s'en aille en exil aussi loin qu'il pourra ; qu'il passe la mer
en barque ou en navire , et ne reparaisse plus.
« Là-dessus Foulques prie Aymes de Bourges, sous la sauve-
garde duquel il est venu , de vouloir bien le reconduire.
— Je suis tout prêt à vous reconduire , lui dit Aymes , mais j'ai
le cœur triste et noir de voir la férocité de cet empereur. — O roi ,
entendez encore une pai'ole , une dernière parole : acceptez les
offres de ces chevaliers, et prenez -les pour otages. — Ce n'est
point là ma pensée , répond Charles ; ma pensée est d'entrer ee
mois-ci ou le prochain sur les terres de Gérard. Je veux être son
moissonneur: je taillerai ses vignes et ses vergers. Je verrai les
mille chevaliers que Foucliier doit mener contre moi , lui qui n'a
pas mille pas de terre. Mais qu'il prenne bien garde , le larron ,
à ne point se laisser prendre par chemin ni par sentier ; car je le
ferai pendre plus haut que le plus haut clocher.
— Roi, lui répond Foulques, vous parlez trop follement, et n'a-
GÉRARD DE BOUSSILLON. 3o7
vez que méchantes pensées dans le cœur. Vous aurez la bataille ,
puisque vous l'avez voulue ; mais gardez-vous d'y rencontrer
P^ouchier : il n'y a point d'épervier plus redoutable aux cailles
que lui à ses adversaires. S'il a de l'or et de l'argent, il ne l'a
point enlevé à pauvres passagers , à bourgeois , à vilains , ni à
marchands , mais à des barons avares et usuriers , seigneurs de
quatre ou cinq châteaux. Ceux-là n'ont ni cachette si profonde,
ni cofhe d'acier où leur trésor soit à l'abri de Fouchier. C'est à
ceux-là qu'il prend de quoi donner et dépenser largement. »
Cette scène, pleine de mouvement, peint avec énergie et
vérité la diplomatie un peu sauvage , mais du moins ouverte et
directe , des temps féodaux , et la brusque franchise avec laquelle
les vassaux parlaient souvent à leur chef.
Parmi les nombreux héros des romans carlovingiens , il n'y en
a peut-être pas de plus célèbre et de plus populaire que Gérard.
Sous les noms divers de Gérard de Roussillon , de Gérard de
Vienne et de Fretta , il figure diversement et avec plus ou moins
d'éclat dans presque tous ces romans.
Dans celui de Roncevaux , il est compris au nombre des pala-
dins de Charlemagne , et périt de la main du fameux roi sarrasin
Marsile. Dans le roman de Gaydon , qui est censé faire suite à ce-
lui de Roncevaux, il ressuscite pour briller à nouveaux frais entre
les douze pairs. L'auteur du grand roman du Loherain donne Gé-
rard de Roussillon pour mort à la suite d'une irruption des Sar-
rasins en Champagne. Mais Gérard reparaît dans le roman célèbre
de Renaud de Montauban , et dans cet autre roman cyclique si
populaire en Italie , sous le titre des Réali di Francia. Enfin on
le voit , dans celui d'Aspremont , âgé de cent-vingt ou trente ans,
et pourtant capable encore de prendre une partie très - active à
l'expédition contre les Sarrasins d'Italie , et en partagea la gloire
avec Charlemagne.
Tous ces romans , où il ne figure qu'en sous ordre ou épisodi-
quement , en supposent de toute nécessité beaucoup d'autres
dont il était le héros principal , et qui sont aujourd'hui perdus ,
à l'exception de trois, dont l'un est celui en provençal dont je
viens devons parler. Les deux autres sont en français.
3o8 REV0E DES DEUX MONDES.
De ces deux derniers , je ne citerai que celui intitulé Gérard
de Vienne. Son auteur connaissait très-probablement le Gérard
de Roussillon provençal , dont il n'est au fond et en substance
qu'une sorte de parodie assez plate. Un rapprochement scrupu-
leux de ces deux compositions pourrait être assez curieux , en fai-
sant voir comment les romans carlovingiens les plus div^ei-s dans
leurs développemens peuvent néanmoins n'être que des variantes
d'une seule et même donnée première. Mais l'espace me manque
pour un rapprochement qui en exigerait beaucoup. Je ne puis que~
répéter que des trois romans épiques aujourd'hui subsistans sur
Gérard de Roussillon , le provençal est , sans compai'aison , le
plus intéressant , comme le plus ancien.
Je ne suppose point toutefois qu'il soit le premier composé sur
ce sujet: je suis au contraire persuadé qu'il a été précédé de plu-
sieurs autres , auxquels appartinrent , selon toute apparence , les
passages ou couplets doubles qui sont en grand nombre dans ce
roman.
Fauriel,
CHRONIQUES DE FRANGE '.
LA TERRASSE DE LA BASTILLE.
IV.
Mon pèic , TOUS dormirez tranquille , je
pense, quoique ce soit la première veille
d'armes de votre fils !
Ainsi , Paris imprenable pour le puissant duc de Bourgogne ,
et sa nombreuse armée , avait , comme une courtisanne capri-
cieuse , nuitamment ouvert ses portes à un simple capitaine
commandant de sept cents lances. Les Bourguignons, la flamme
d'une main , le fer de l'autre , s'étaient épandus dans les vieilles
rues de la cité royale , éteignant le feu avec du sang , séchant le
sang avec du feu. Perrinet-Leclerc , cause obscui-e de ce grand
événement , après y avoir pris ce qu'il en désirait avoir , la vie
du connétable, était rentré dans les rangs du peuple, où l'histoire
désormais le cherchera vainement, où il mourra obscur comme
il y était né inconnu , et d'où il était sorti une heure pour atta-
cher à l'une des plus grandes catastrophes de la monarchie son
nom populaire , tout ébloui de l'immortalité d'une grande tra-
hison.
Cependant par toutes ses portes fondaient sur Paris , comme
des vautours sur un champ de bataille, les seigneurs et les
hommes d'armes qui voulaient emporter leur part de cette grande
' Ployez la livraison du i5 janvier.)
TOME VIII. 21
3lO REVUE DES DEUX MONDES.
proie, que jusqu'à cette heure la royauté seule avait eu le pri-
vilège de dévorer. C'était d'abord L'Ile-Adam , qui , arrivé le
premier, avait pris la part du lion ; c'étaient le sire de Luxem-
bourg, les frères Fosseuse, Crèvecœur, et Jean de Poix ; c'étaient
derrière les seigneurs, les capitaines des garnisons de Picardie et
de l'Ile-de-France ; enfin , c'étaient à la suite des capitaines , les
paysans des environs, qui, pour ne rien laisser après eux, pil-
laient le cuivre, tandis que leurs maîtres pillaient l'or.
Puis quand les vases des églises furent fondus j quand les
coffres de l'état furent vides , c{uand il ne resta plus une frange ni
une fleur de lis d'or au manteau royal , on en jeta le velours nu
aux épaules du vieux Charles ; on le fit asseoir sur son trône à
demi brisé , on lui mit une plume à la main , quatre lettres pa-
tentes sur la table. L'Ile-Adam et Chatelux furent maréchaux;
Charles de Lens , amiral ; Robert de Maillé , grand-pamietier ,
et quand il eut signé , le roi crut avoir régné.
Le peuple regardait tout cela par les fenêtres du Louvre. Bon,
disait-il, après qu'ils ont pillé l'or, les voilà qui pillent les places,
heureusement qu'il y a plus de signatures au bout de la main du
roi , qu'il n'y avait d'écus dans ses coffres. — Prenez , prenez ,
messeigneurs.Mais Hannotin de Flandre va venir, et s'il n'est pas
content de ce que vous lui aurez laissé, il i)ourra bien se faire
une seule part avec toutes les vôtres.
Cependant Hannotin de Flandre ( c'était le nom qu'en liant
le duc de Bourgogne se donnait quelquefois lui-même ) ne se
pressait pas de venir ; il n'avait pas vu sans jalousie un de ses
capitaines entrer dans une ville aux portes de laquelle il avait
deux fois frappé avec son épée sans qu'elle les lui ouvrît : il reçut
à Montbelliard le message qui lui annonça cette nouvelle inatten-
due , et aussitôt , au lieu de continuer sa route , il se retira à
Dijon , l'une de ses capitales. La reine Isabeau était, de son côté,
demeurée à Troyes , toute tremblante encore du succès de sou
entreprise; le duc et elle ne se voyaient pas , ne s'écrivaient pas ;
on eût dit deux complices d'un meurtre nocturne , qui hésitaient
à se retrouver face à face à la lumière du soleil.
Pendant ce temps, Paris vivait d'une vie fiévreuse et convulsive.
SCÈNES HISTORIQUES. 3ll
Comme on disait que la reine et le duc ne rentreraient point dans
la ville tant qu'il y resterait un Armagnac , et qu'on désirait re-
voir le duc et la reine , chaque jour ce jjruit , auquel leur double
absence paraissait donner quelque fondement , était le prétexte
d'un nouveau massacre. Chaque nuit on criait: « Alarme! » Le
peuple parcourait la ville avec des torches. Tantôt les Armagnacs,
disait-on , rentraient par la porte Saint-Germain , tantôt par la
porte du Temple. Des groupes d'hommes à la tête desquels on
distinguait les bouchers à leurs larges couteaux luisant au bout
de leurs bras nus , parcouraient Paris dans toutes les directions ;
puis quelqu'un disait-il : Holà ! les autres ! voici la maison d'un
Armagnac, les couteaux faisaient justice du maître , et le feu
de la maison. Il fallait, pour sortir sans crainte , porter le cha-
peron bleu et la croix rouge. Des adeptes, renchérissant sur le
tout, formèrent une compagnie bourguignone qu'on nomma de
Saint-André; chacun de ses membres portait une couronne de
roses rouges , et comme beaucoup de prêtres y étaient entrés, soit
par prudence soit par sentiment , ils disaient la messe avec cet
ornement sur la tête. Bref, en voyant de telles choses, on aurait
pu croire Paris dans l'ivresse des fêtes du carnaval , si l'on n'a-
vait pas rencontré dans chaque rue tant de places noires là où
des maisons avaient été brûlées , tant de places rouges là où des
hommes étaient morts.
Parmi les plus acharnés coureurs de nuit et de jour, il y en
avait un qui se faisait remarquer par son impassibilité dans le
massacre et son habileté dans l'exécution. Il n'y avait pas un
incendie où il ne portât sa torche , pas un meurtre où il n'en-
sanglantât sa main ; quand on l'apercevait avec son chaperon
rouge, sa huque sang de bœuf, son ceinturon de buffle serrant
contre sa poitrine , une large épée à deux mains , dont la poignée
touchait son menton , et la pointe ses pieds , ceux qui voulaient
voir décoller proprement un Armagnac, n'avaient qu'à le suivre ,
car il y avait un proverbe populaire qui disait que maître Cap-
peluche faisait sauter la tête, sans que le bonnet eût le temps
de s'en apercevoir.
Aussi Cappeluche était-il le héros de ces fêtes ; les bouchers
319. REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes le reconnaissaient pour maître , et lui cédaient le pas.
C'était lui qui était la tête de tous les rassemblemens , l'ame de
toutes les émeutes ; d'un mot il arrêtait la foule qui le suivait ,
d'un geste il la jetait en avant : c'était une magie de voir comme
tous ces hommes obéissaient à un homme.
Tandis que Paris retentissait de tous ces cris , s'éclairait de
toutes ses lueurs , et chaque nviit se réveillait en sursaut , la vieille
Bastille s'élevait à son extrémité orientale , noire et silencieuse.
Les cris du dehors n'y avaient point d'écho, la clarté des torches
point de reflets; son pont était haut, sa herse basse. Le jour, nul
être vivant ne se montrait sur ses murailles ; la citadelle semblait
se garder elle-même ; seulement lorsqu'un rassemblement s'ap-
prochait d'elle plus que cela ne lui paraissait convenable, ou
voyait sortir de chaque étage et s'abaisser vers cette foule autant
de flèches qu'il y avait de meurtrières , sans qu'on put distinguer
si c'était des hommes ou une machine qui les faisaient mouvoir.
A cette vue , la foule, fût-elle conduite par Cappeluche lui-même,
touinait le dos en secouant la tête ; les flèches rentraient au fur
et à mesure que le rassemblement s'éloignait , et la vieille for-
teresse avait repris, au bout d'un instant, un air d'insouciance et
de bonhomie pareil à celui du pOfc-épic , qui , lorsque le danger
s'éloigne , couche sur son dos , comme les poils d'une fourrure ,
les mille lances auxquelles il doit le respect que lui portent les
autres animaux.
La nuit, même silence et même obscurité; vainement Paris
éclaiiait ou ses rues ou ses croisées , nulle lumière ne passait der-
rière les fenêtres grillées de la Bastille , nulle parole humaine
ne se faisait entendre à l'intérieur de ses murs ; seulement de
temps en temps, aux fenêtres des tours qui s'élevaient aux quatre
angles passait la tête vigilante d'une sentinelle , qui ne pouvait
que dans cette posture veiller à ce qu'on ne préparât point quelque
surprise au pied des remparts ; encore cette tête une fois passée,
restait-elle tellement innuobile, qu'on aurait pu, lorsqu'un rayon
de lune l'éclairait, la prendre pour un de ces masques gothiques
que la fantaisie des architectes clouait comme un ornement fantas-
tique aux arches des ponts ou à l'entaljlement des cathédrales.
SCÈNES HISTORIQUES. 3l3
Cependant, par une nuit soniVtre , vers la fin du mois de juin,
taudis que les sentinelles veillaient aux quatre coins de la Bas-
tille , deux hommes montaient l'escalier étroit et tournant qui
conduisait à sa plate-forme ; le premier qui ]>arut sur la terrasse,
était un liomme de quarante-deux à quarante-cinq ans ; sa taille
était colossale , et sa force tenait tout ce que promettait sa taille.
Il était couvert d'une armure complète , quoique pour arme
offensive , à côté de la place où manquait l'épée , son ceinturon
ne supportât qu'un de ces poignards longs et aigus , qu'on ap-
pelait poignards de merci; sa main gauche s'y appuyait par
habitude , tandis que de la droite il tenait respectueusement un
de ces bonnets de velours garnis de poils, que les chevaliers
échangeaient, dans leurs momens de repos, contre leurs casques
de bataille , qui , quelquefois , pesaient de 4o à 45 livres. Sa tête
nue laissait donc voir, sous d'épais sourcils , des yeux bleus fon-
cés ; un nez aquilin , un teint bruni par le soleil , donnaient à
l'ensemble de cette physionomie un caractère d'austérité , qu'une
barbe longue d'un pouce , taillée en rond , de longs cheveux noirs
qui descendaient de chaque côté des joues , ne contribuaient nul-
lement à adoucir.
A peine l'homme que nous venons d'esquisser, fut-il arrivé sur
la plate-forme , que , se retournant , il étendit le bras vers l'ou-
verture à fleur de terre qui venait de lui livrer passage; une
main fine et potelée en sortit pour s'attacher à cette main forte
et puissante, et aussitôt, à l'aide de ce point d'appui , un jeune
homme de seize à dix-sept ans , tout de velours et de soie , à la
tête blonde , au corps aminci , aux membres délicats , s'élança
sur la terrasse , et s'appuyant sur le bras de son compagnon ,
comme si cette légère montée eût été une longue fatigue , parut
chercher par habitude un siège sur lequel il piit se reposer.
Mais voyant qu'on avait jugé cet ornement inutile sur la plate-
forme d'une citadelle , il prit son parti , forma avec sa seconde
main, qu'il attacha à la première, une espèce d'anneau, au
moyen duquel il fit supporter au bras athlétique auquel il se
suspendit plutôt qu'il ne s'appuya , la moitié au moins du poids
que la nature avait destiné ses jambes à soutenir, et commença
3l4 REVDE DES DEUX MONDES.
ainsi une promenade qu'il paraissait faire plutôt par condescen-
dance pour celui qu'il accompagnait, que par une décision de sa
propre volonté.
Quelques minutes se passèrent sans que l'un ni l'autre trou-
blât le silence de la nuit par une seule parole , ou interrompît
cette promenade que l'exiguité de la plate-forme rendait assez
rétrécie. Le bruit des pas de ces deux hommes ne formait qu'un
seul bruit , tant la marche légère de l'enfant se confondait avec
la marche alourdie du soldat , on eût dit un corps et son om-
bre , on eût cru qu'un seul vivait pour les deux. Tout à coup
l'homme d'armes s'arrêta , le visage tourné vers Paris , et força
son jeune compagnon d'en faire autant : ils dominaient toute la
ville.
C'était précisément une de ces nuits de tumulte que nous
avons essayé de peindre : d'alDord , on ne distinguait de la plate-
forme qu'un amas confus de maisons , s'étendant de l'orient à
l'occident , et dont les toits , dans l'obscurité , semblaient tenir
les uns aux autres , comme les boucliers d'une troupe de soldats
marchant à un assaut. Mais tout à coup , et quand un rassem-
blement prenait un chemin parallèle au cercle que pouvaient
embrasser les regards , la lumière des torches , en éclairant une
rue dans toute sa longueur, semblait fendre un cjuartier de la
cité; des ombres rougeàtres s'y pressaient confusément avec des
cris et des rires ; puis, au premier carrefour cpii changeait sa
direction , cette foule disparaissait avec ses lumières , mais non
pas avec son bruit. Tout redevenait sombre , et la rumeur qu'on
entendait send^laitles plaintes étouftées de la cité , dont la guerre
civile déchirait les entrailles avec le fer et le feu.
A ce spectacle et à ce bruit , la figure du soldat devint plus
sombre encore que de coutume ; ses sourcils se touchèrent en se
fronçant , son bras gauche s'étendit vers le palais du Louvre , et
c'est à peine si ces paroles, adressées à son jeune compagnon, pu-
rent passer entre ses lèvres , tant ses dents étaient serrées.
— Monsei^jneur, voilà votre ville , la reconnaissez-vous ?. . .
La figure du jeune homme prit une exj)rcssion de mélancolie
dont, un instant auparavant , on l'aurait cru incapable. Il fixa ses
SCÈNLS HISTORIQUKS. 3l5
yeux sur ceux de riionnue d'annes , et , après l'avoir regardé un
instant en silence :
— Mon brave Tanne^juy , dit-il , je l'ai souvent re^jardée à
pareille heure des fenêtres de l'Iiôtel Saint-Paul , comme je la
regarde en ce moment de la terrasse de la Bastille; c|uelquelois
je l'ai vue tranquille , mais je ne crois pas l'avoir jamais vue heu-
reuse.
Tanneguy tressaillit : il ne s'attendait pas à une pareille ré-
ponse de la part du jeune dauphin. Il l'avait interrogé , croyant
parler à un enfant, et celui-ci avait répondu comme l'aurait
fait un homme.
— Que votre altesse me pardonne, dit Duchatel; mais je
croyais cjue jusqu'à ce jour elle s'était plus occupée de ses plaisirs
c[ue des affaires de la France.
— Mon père (depuis cjue Duchatel avait sauvé le jeune dau-
phin des mains des Bourguignons , celui-ci lui donnait ce nom),
ce reproche n'est qu'à moitié juste : tant que j'ai vu près du
ti'ône de France mes deux frères , qui maintenant sont près du
trône de Dieu , oui , c'est vrai , il n'y a eu place en mon ame que
pour des joyeusetés et des folies; mais depuis que le Seigneur les
a rappelés à lui d'une manière aussi inattendue que terrible ,
j'ai oublié toute frivolité pour ne me souvenir que d'une chose :
c'est qu'à la mort de mon père bien-aimé (que Dieu conserve ! ),
ce beau royaume de France n'avait pas d'autre maître que moi.
— Ainsi , mon jeune lion , reprit Tanneguy avec une ex-
pression visible de joie, vous êtes disposé à le défendre des griffes
et des dents contre Henri d'Angleterre et contre Jean de Bour-
gogne.
— Contre chacun d'eux séparément , Taniîcguy , ou contre
tous deux ensemble .
— Ahl monseigneur. Dieu vous inspire ces paroles pour sou-
lager le cœur de votre vieil ami. Depuis trois ans, voilà la pre-
mière fois c|ue je respire à pleine poitrine. Si vous saviez cjuels
doutes passent dans le cœur d'un homme comnae moi , lorscjue
la monarchie , à lacpielle il a dévoué son bras , sa vie , et jusqu'à
son honneur peut-être , est ûapjiée de couj^s aussi rudes c^ue l'a
3l6 REVUE DES DEUX MONDES.
été celle dont vous êtes aujourd'hui l'unique espoir ; si vous sa-
viez combien de fois je me suis demandé si les temps n'étaient
pas venus où cette monarchie devait faire place à une autre , et
si ce n'était pas une révolte envers Dieu , que d'essayer de la
soutenir, quand lui paraissait l'abandonner; car.... que le Sei-
gneur me pardonne si je blasphème , mais , depuis trente ans ,
chaque fois qu'il a jeté les yeux sur votre noble race , ce fut
pour la frapper , et non pour la prendre en miséricorde. Oui ,
continua - 1 - il , on peut penser que c'est un signe fatal pour
une dynastie quand son chef est malade de corps et d'esprit ,
comme l'est notre sire le roi ; on peut croire que toutes choses
sont bouleversées , quand on voit le premier vassal d'une cou-
ronne frapper de la hache et de l'épée les branches de la tige
royale , comme l'a fait le traître Jean à l'égard du noble duc
d'Orléans , votre oncle ; on peut croire , enfin , que l'état est en
perdition quand on voit deux nobles jeunes gens, comme les
deux frères aînés de votre altesse , tomber, l'un après l'autre, de
mort si subite et si singulière , que si l'on ne craignait d'offenser
Dieu et les hommes , on dirait que l'un n'est pour rien dans cet
événement , et que les autres y sont pour beaucoup ; — et quand,
pour résister à la guerre étrangère, à la guerre civile , aux émeutes
populaires, il ne reste qu'un faible jeune homme comme vous.
— Oh! monseigneur, monseigneur, le doute qui tant de fois a
manqué me faire faillir le cœur est bien naturel , et vous me le
pardonnerez.
Le dauphin se jeta à son cou.
— Tanneguy, tous les doutes sont permis à celui qui , comme
toi , doute après avoir agi , à celui qui , comme toi , pense que
Dieu, dans sa colère, frappe une dynastie jusqu'en son dernier
héritier, et enlève le dernier héritier de cette dynastie à la colère
de Dieu.
— Et je n'ai pas hésité , mon jeune maître , quand j'ai vu en-
trer les Bourguignons dans la ville. J'ai couru à vous comme
une mère à son enfant ; car, qui pouvait vous sauver si ce n'était
moi , pauvre jeune homme ? Ce n'était point le roi votre père; la
reine , de loin , n'en aurait pas eu le pouvoir, et de près (Dieu lui
SCÈNES HISTORIQUES. 3 I ij
pardonne ! ) n'en aurait peut-être pas eu le désir. — Vous , mon-
seigneur, eussiez-vous été libre de fuir , eussiez-vous trouvé les
corridors de l'hôtel Saint-Paul déserts, et sa porte ouyerte ,
qu'une fois dans la rue , vous auriez été plus embarrassé dans
cette ville aux mille carrefours, que le dernier de vos sujets.
Vous n'aviez donc que moi ; en ce moment , monseigneur, il m'a
bien semblé aussi que Dieu n'abandonnait pas votre noble fa-
mille , tant j'ai senti ma force doublée. Je vous ai enlevé , mon-
seigneur , et vous ne pesiez pas plus à nres mains qvi'un oiseau
aux serres d'un aigle. — Oui , eussé-je rencontré toute l'ar-
mée du duc de Bourgogne , et le duc à sa tête , il me semblait
que j'eusse renversé le duc , et tiaversé l'armée , sans qu'il nous
arrivât malheur ni à l'un ni à l'autre , et à cette heure , certes ,
Dieu était avec moi. — Mais depuis, monseigneur, — depuis
que vous êtes en sûreté derrière les remparts imprenables de la
Bastille , quand , chaque nuit , après avoir contemplé seul , du
haut de cette terrasse , le spectacle que ce soir nous regardons à
deux ; — quand , après avoir vu Paris , la ville royale , en proie
à de telles révolutions, que c'est le peuple qui règne, et la royauté
qui obéit; — quand, les oreilles pleines de tumulte, les yeux fa-
tigués de lueurs, je redescendais dans votre chainbie , et que,
silencieux et appuyé sur votre chevet , je voyais de quel som-
meil calme vous dormiez , tandis que la guerre civile courait par
votre état, et l'incendie par votre capitale , je me demandais s'il
était bien digne du royaume , celui qui dormait d'un sommeil si
tranquille et si insouciant, tandis que son royaume avait une veille
si agitée et si sanglante.
Une expression de mécontentement passa comme un nuage sur
la figure du dauphin.
— Ainsi , tu épiais mon sommeil , Tanneguy ?
— Monseigneur, je priais près de votre lit pour la France et
pour votre altesse. ^
— Et si ce soir, tu ne m'avais pas trouvé tel que tu le désirais ,
quelle était ton intention ?
— J'aurais conduit votre altesse en lieu de sûreté , et je me
serais jeté , seul et sans armure , au milieu de l'ennemi à la pre-
3l8 REVDE DES DEUX MOxWDES.
mière rencontre; car comme je n'aurais plus eu qu'à mourir, le
plus tôt aurait été le mieux.
— Eh bien î Tanneguy , au lieu d'aller seul et sans armure au-
devant de l'ennemi , nous irons tous deux et bien armés : qu'en
dis-tu ?
— Que le Seigneur vous a donné la volonté , qu'il faut mainte-
nant qu'il vous accorde la force.
— Tu seras là pour me soutenir.
— C'est une guerre longue que celle que nous allons faire ,
jnonseigneur , — longue et fatigante , non pas pour moi qui de-
puis ti-ente ans vis dans ma cuirasse , comme vous dans votre
velours. — Vous avez deux ennemis à combattre dont un seul
ferait trembler un grand roi. Une fois l'épée hors de la gaine et
l'oriflamme hors de Saint-Denis , il faudra que ni l'une ni l'autre
ne rentrent dans leurs fourreaux , que de vos deux ennemis ,
Jean de Bourgogne et Henry d'Angleterre, le premier ne soit sous
la terre de France , et l'autre hors de la terre de France. — Pour
en venir là, il y aura de rudes mêlées. — Les nuits de guet sont
froides, les journées des camps sont meurtrières ; — c'est une
vie de soldat à prendre , au lieu d'une existence de prince à con-
tinuer ; ce n'est point une heure de tournois , ce sont des jours
de combat ; ce ne sont point quelques mois d'escarmouches et de
rencontres, ce sont des années entières de luttes et de batailles. —
Monseigneur, songez-y bien.
Le jeune dauphin, sans répondre à Tanneguy, quitta son bras,
et marcha droit à l'homme d'armes qui veillait dans l'une des tou-
relles de la Bastille ; en un instant le ceinturon qui soutenait la
trousse de l'archer fut serré autour de la taille du dauphin , l'arc
de frêne du soldat passa entre les mains du prince, et la voix da
jeune homme avait pris un accent de fermeté que personne ne lui
connaissait, lorsque se tournant vers Duchatel étonné, il lui dit:
— Mon père , tu dormiras tranquille, je pense , quoique ce soit
la première veille d'armes de ton fds.
Duchatel allait lui répondre , lorsqu'un développement de la
scène qui se passait au pied de la Bastille vint changer la direc-
tion de ses idées.
SCÈNES HISTORIQUES. 3ig
Depuis quelques instans le bruit s'était rapproché , et une
grande lueur montait de la rue de la Cerisée ; cependant il était
impossible de découvrir ceux qui causaient ce bruit, ni de deviner
la véritable cause de cette lueur , la position transversale de la
rue et la hauteur des maisons empêchant les regards de pénétrer
jusqu'au rassemblement qui les occasionnait. Tout à coup des
cris plus distincts se firent entendre , et un homme à moitié
nu s'élança de la rue de la Cerisée dans la grande rue Saint-
Antoine , fuyant et appelant du secours. Il était poursuivi, à
une faible distance , par quelques hommes , qui, de leur côté,
criaient: « A mort! à mort l'Armagnac! tue l'Armagnac. » A la
tête de ceux qui poursuivaient ce malheureux, on reconnaissait
maître Cappeluche à son grand sabre à deux mains qu'il portait
nu et sanglant sur son épaule , à sa huque sang de bœuf et ses
jambes nues. Cependant le fugitif, à la course duquel la peur
donnait une rapidité surhumaine , allait échapper à ses assassins
en gagnant l'angle de la rue Saint-Antoine, et en se jetant der-
rière le mur des Tournelles , lorque ses jambes s'embarrassèrent
dans la chaîne que l'on tendait chaque soir à l'extrémité de la
rue. Il fit cjuelques pas en trébuchant , et vint tomber à une portée
de trait des murs de la Bastille ; ceux qui le poursuivaient, préve-
nus par sa chute même , sautèrent par-dessus la chaîne , ou
passèrent par-dessous, de sorte que, lorsque ce malheureux voulut
se relever, il vit briller au-dessus de sa tète l'épée de Cappeluche.
Il comprit que tout était fini pour lui , et retomba sur ses deux
genoux en criant : merci , non pas aux hommes , mais à Dieu.
Dès le premier moment où la scène que nous venons de ra-
conter , avait eu pour théâtre la grande rue Saint-Antoine , aucun
de ces détails n'avait pu échapper ni à Tanneguy ni au dauphin.
Celui-ci surtout, moins habitué à de semblables spectacles, y
prenait un intérêt que trahissaient ses inouvemens convulsifs et
les sons inarticulés de sa voix , de sorte que lorsque l'Armagnac
tomba , Cappeluche n'avait pas été plus prompt à se précipiter
sur sa victime , que le jeune homme à tirer une flèche de sa
trousse , et à l'assujétir sur la corde de l'arc avec les deux doigts
tic la main droite. L'arc ])lia conime un roseau fragile , s'a-
320 REVUE DES DEUX MOJVDES.
baissant dans la main gauche , tandis que la droite ramenait
la corde jusqu'à l'épaule du jeune homme , et il eût été bien dif-
ficile de juger, quelle que fût la différence de la distance, laquelle
arriverait le plus vite à son but de la flèche du dauphin ou de
l'épée de Cappeluche , lorsque Tanneguy, étendant vivement son
bras , saisit la flèche par le milieu , et la brisa entre les deux mains
de l'archer royal.
— Que fais-tu , Tamieguy? que fais-tu? lui dit le dauphin en
frappant du pied ; ne vois-tu pas que cet homme va tuer un des
nôtres , qu'un Bourguignon va assassiner un Armagnac ?
— Meurent tous les Armagnacs , monseigneur, avant que votre
altesse souille le fer d'une de ses flèches dans le sang d'un pareil
homme.
— Mais, Tanneguy! Tanneguy! ah! regarde!....
Au cri du dauphin , Tanneguy jeta de nouveau les yeux
sur la rue Saint - Antoine ; la tète de l'Armagnac était à dix
pas de son corps, et maître Cappeluche faisait tranquillement
égoutter sa longue épée , en sifflant l'air de la chanson si
connue :
0 Duc de Bourgogne ,
« Dieu te tienne en joie. »
— Regarde , Tanneguy , regarde , disait le dauphin en pleu-
rant de rage; sans toi, sans toi!... mais regarde donc
— Oui, oui, je vois bien, dit Tanneguy... mais, je vous le
répète , cet homme ne pouvait pas mourir de votre main.
— Mais sang Dieu , quel est donc cet homme ?
— Cet homme, monseigneur, c'est maître Cappeluche, le bour-
reau de la ville de Paris.
Le dauphin laissa tomber ses deux bras, et pencha sa tête sur
sa poitrine. .
— O mon cousin de Bourgogne, dit-il d'une voix sourde, je
ne voudrais pas, pour conserver les quatre plus beaux royaumes
de la chrétienté , employer les hommes et les moyens dont vous
vous servez pour m'enlever ce qui me reste du mien.
Pendant ce temps , un des hommes de la suite de Cappeluche
SCÈNES HISTORIQUES. 321
ramassait d'une main par les cheveux la tète du mort , et l'ap-
prochait d'une torche qu'il tenait de l'autre ; la lumière porta sur
le visage de cette tète , et les traits n'en étaient pas tellement dé-
figurés par l'agonie , que Tanneguy du haut de la Bastille ne pût
reconnaître ceux de Robert-le-Masson , son ami d'enfance , et
l'un des plus chauds et des plus dévoués Armagnacs , le même
qui lui avait donné son cheval au moment où il enlevait le dau-
phin de l'hôtel Saint-Paul : un profond soupir sortit de sa large
poitrine.
— Pardieu, maître Cappeluche, dit l'homme du peuple, en por-
tant cette tête au bourreau , vous êtes un rude compère de dé-
coller la tête du premier chancelier de France aussi proprement
et sans plus d'hésitation que si c'était celle du dernier truand.
Le bourreau sourit avec complaisance ; il avait aussi ses flat-
teurs ' .
' Si l'on nous accusait de nous complaire à de pareils détails , nous répon-
drions que ce n'est ni notre goût ni notre faute , mais seulement la faute
de l'histoire. Une citation prise dans les Ducs de Bourgogne de M. de Barante
prouvera peut-être que nous n'avons choisi ni les teintes les plus lugubres ,
ni les tableaux les plus hideux de cette malheureuse époque. Quand les rois
et les princes arment les peuples pour des guerres civiles, quand ils pren-
nent des instrumens humains pour trancher leurs différens et démêler leurs
intérêts , ce n'est plus la faute de l'instrument qui frappe , et le sang versé
retombe sur la tête qui commande et sur le bras qui conduit.
Revenons à notre citation ; la voici :
« On avait du sang jusqu'à la cheville dans la cour des prisons; on tua
« aussi dans la ville et dans les rues. Les malheureux arbalétriers génois
« étaient chassés des maisons où ils étaient logés, et livrés à la populace fu-
o rieuse. Des femmes et des cnfans furent mis en pièces , une malheureuse
« femme grosse fut jetée morte sur le pave, et comme on voyait son enfant
« palpiter dans ses flancs , tiens , disait-on , le petit chien remue encore.
« Mille horreurs se commettaient sur les cadavres, on leur faisait une écharpe
« sanglante comme au connétable ; on les traînait dans les rues , les corps du
« comte d'Armagnac , du chancelier Piobert-le-Masson , de Raimond de la
« Guerre , furint ainsi promenés sur une claie dans toute la ville , puis
<i laissés durant trois jours sur les degrés du palais. »
M. de Barante avait dû puiser lui-même ces détails dans Juvénal des
Ursins, auteur contemporain avec lequel nos lecteurs ont fait connaissance
dans notre dernière scène historique.
322 REVUE DES DEUX MONDES.
La même nuit, deux lieuies avant que le joux- ne parût, une
troupe peu nombreuse , mais bien montée et bien armée , sortit
avec précaution par la porte extérieure de la Bastille , prit en
silence le chemin du pont de Charenton , et après l'avoir tra-
versé , suivit , pendant huit heures à peu près , la rive droite de
la Seine , sans qu'aucune parole fût échangée , sans qu'aucune
visière se levât. Enfin , vers les onze heures du matin , elle vint
en vue d'une ville de guerre.
Maintenant, monseigneur, dit Tanneguy au cavalier qui se
trouvait le plus près de lui , vous pouvez lever votre visière , et
crier saint Charles et France , car voici l'écharpe blanche des
Armagnacs , et vous allez entrer dans votre fidèle ville de
Melun.
C'est ainsi que le dauphin Charles , que l'histoire surnomma
deipuisle victorieux , passa sa première veille de nuit, et fit sa
première marche de guerre.
Alexandre Dumas.
FRAGMENT.
Canaris ! Canaris ! nous t'avons oublié !
Lorsque sur un héros le temps s'est replié ,
Quand le comédien a fait pleurer ou rire ,
Et qu'il a dit le mot que Dieu lui donne à dire ,
Quand , venus au hasard des révolutions ,
Les grands hommes ont fait leurs grandes actions,
Qu'ils ont jeté leur lustre, étincelant ou sombre,
Et qu'ils sont pas à pas redescendus dans l'ombre ,
Leur nom s'éteint aussi. Tout est vain ! tout est vain !
Et jusqu'à ce qu'un jour le poète divin
Qui peut créer un monde avec une parole ,
Les prenne , et leur rallume au front une auréole ,
Nul ne se souvient d'eux , et la foule aux cent voix,
Qui , rien qu'en les voyant, hurlait d'aise autrefois ,
Hélas ! si par hasard devant elle on les nomme ,
Interroge et s'étonne et dit : Quel est cet homme ?
' Nous sommes heureux de pouvoir donner à nos lecteurs ces beaux vers
que nous devons à une indiscrétion d'ami ; nous connaissons trop l'intérêt
que M. Victor Hugo porte à notre Revue, pour craindre qu'il nous sache
mauvais gré de les publier.
324 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous t'avons oublié. Ta gloire est dans la nuit.
Nous faisons bien encor toujours beaucoup de bruit ,
Mais plus de cris d'amour, plus de chants , plus de culte ,
Plus d'acclamations pour toi dans ce tumulte !
Le bourgeois nç sait plus épeler ton grand nom.
Soleil qui t'es couché , tu n'as plus de Memnon.
Nous avons un instant crié : — « La Grèce ! Athènes !
Sparte ! Léonidas ! Botzarjs ! Démosthènes !
Canaris , demi-dieu de gloire rayonnant ! . . . » —
Puis , l'entr'acte est venu , c'est bien , et maintenant
Dans notre esprit , si plein de ton apothéose ,
Nous avons tout rayé pour écrire autre chose!
Adieu les héros grecs I leurs lauriers sont fanés.
Vers d'autres orients nos regards sont tournés.
On n'entend plus sonner ta gloire sur l'enclume
De la presse , géant par qui tout feu s'allume ,
Prodigieux cyclope , à la tonnante voix ,
A qui plus d'un Ulysse a crevé l'œil parfois.
Oh ! la presse ! ouvrier qui chaque jour s'éveille,
Et qui défait souvent ce qu'il a fait la veille ;
Mais qui forge du moins , de son bras souverain ,
A toute chose juste une armure d'airain !
Nous t'avons oublié !
Mais à toi, que t'importe ?
Il te reste , ô marin, la vague qui t'emporte ,
Ton navire , un bon vent toujours prêt à souffler ,
Et l'étoile du soir c|ui te regarde aller.
Il te reste l'espoir, le hasard , l'aventure.
FRAGMENT. 32^
Le voyage à travers une belle nature ,
L'éternel chang'enient de choses et de lieux ,
La joyeuse arrivée et le départ joyeux ,
L'orgueil qu'un Iionime libre a de se sentir vivre
Dans un brick fin voilier et bien doublé de cuivre,
Soit qu'il ait à franchir un détroit sinueux,
Soit que, par un beau temps, l'océan monstrueux
Qui brise , cjuand il veut , les rocs et les murailles ,
1^ berce mollement sur ses larges écailles ,
Soit que l'orage noir , envolé dans les airs ,
Le batte à coups pressés de son aile d'éclairs !
Mais il te reste , ù Grec , ton ciel bleu , ta nier bleue ,
Tes grands aigles qui font d'un coup d'aile une lieue ,
Ton soleil toujours pur dans toutes les saisons ,
La sereine beauté des tièdes horisons ,
Ta langue harmonieuse, ineffable , amollie ,
Que le temps a mêlée aux langues d'Italie ,
Comme aux flots de Baia la vague de Samos ;
Langue d'Homère où Dante a jeté quelques mots!
Il te reste , trésor du grand homme candide ,
Ton long fusil sculpté , ton yatagan splendide ,
Tes lai'ges caleçons de toile , tes caftans
De velours rouge et d'or , aux coudes éclatans !
Quand ton navire fuit sur les eaux écumeuses ,
Fier de ne côtoyer que des rives fameuses ,
Il te reste , ô mon Grec , la douceur d'entrevoir
Tantôt un fronton blanc dans les brumes du soir ,
Tantôt, sur le sentier qui près des mers chemine,
Une femme de Thèbe ou bien de Salamine ,
TOME VIII. 22
326 REVUE DES DEUX MONDES.
Paysanne à l'œil fier , qui va vendre ses blés ,
Et pique gravement deux grands bœufs accouplés ,
Assise sur un char d'iiomérique origine
Comme l'antique Isis des bas-reliefs d'Egine !
YicTOR Hugo.
LE MARIAGE DU MAJOR.
11 y a quelques années , la note suivante fut insérée dans un
journal de Batli :
« Lady Janet M'Cleure est arrivée et descendue hier soir
à l'hôtel d'York. Cette noble et honorable dame est la fdle unique
et la seule héritière du comte de Dingleford , décédé il y a envi-
ron six mois. L'illustre et ancien titre de Dingleford s'est éteint
avec lui; mais la totalité de ses immenses pi'opriétés, tant mobi-
lières qu'immobilières , a passé à lady Janet. »
Cette note fut lue avec un certain degré d'intérêt par tous les
hommes non mariés qui se trouvaient alors à Kath. On compulsa
avec soin les archives de la pairie écossaise, et l'on sut, grâce à ces
recherches , que lady Janet venait d'entrer dans sa cinquante-
deuxième année. Quelques-uns la trouvèrent trop vieille ; beau-
coup d'autres la trouvèrent trop jeune.
Quoi qu'il en soit , un nombre prodigieux d'individus s'em-
pressa de se faire présenter à elle dès la première semaine de son
ai'rivée.
Lady Janet était douée de la plus complète originalité qui se
puisse rencontrer. Bizarre dans sa personne , bizarre dans sa toi-
lette , bizarre dans ses habitudes , et bizarre par-dessus tout dans
ses manières, c'était d'ailleurs, au fond, une bien fine et bien
malicieuse créature.
Rien n'était moins aisé que de gagner le cœur d'une telle dame.
Beaucoup de galans tentèrent néanmoins sa conquête, et lady
Janet eut tant d'amans à éconduire, que cette besogne l'eut bien-
tôt singulièrement lassée. Elle aurait mènxe probablement perdu
328 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord patience , n'eût été le charitable plaisir qu'elle prenait
chaque soir en racontant à sa vénérable femme de chambre
toutes les gentillesses que lui avaient débitées , durant le jour ,
ses adorateurs, et les aimables réponses qu'elle leur avait faites.
Au bout d'un mois, elle en eut cependant assez , même de ce
divertissement , et un soir , en se couchant, elle signifia, avec un
long bâillement , à mistress Margery qu'elle était fatiguée outre
mesure de Bath et de tous les impertinens qui s'y trouvaient,
et que comme elle jugeait son rhumatisme suffisamment guéri,
elle allait retourner immédiatement en Ecosse , laissant toutefois
à ses amans pleine licence de se pendre de désespoir, si tel
était leur bon plaisir.
Lorsque ces dispositions de départ lui furent annoncées ,
mistress Margery prit un air grave et triste , bien qu'elle n'eût
auparavant jamais manqué d'accueillir par des éclats de rire im-
modérés les joyeux récits que lui faisait sa maîtresse des mal-
heureuses passions qu'on lui avait déclai'ées.
— Mais que signifie cette grimace , Margery? dit lady Janet
— Oh ! ma foi , madame, répondit la suivante, je ne puis vous
le cacher, mais c'est vi'aiment pitié de voir qu'après avoir pu choi-
sir parmi tant d'adorateurs, vous vouliez absolument mourir
vieille fille.
— Hum ! fit lady Janet , et elle n'ajouta rien auti'e chose.
Mistress Margery se repentit bien vite d'avoir parlé comme elle
avait fait , car sa maîtresse lui tourna brusquement le dos , se
jetant soudain du côté de la ruelle de son lit, en levant les épaules,
puis s'enfonça le nez dans son oreiller. Ce fut en vain que la
pauvre fille alla et vint près de l'alcôve , toussa doucement , ar-
rangea maintes fois les draps, les couvertures et les rideaux ; elle
n'obtint pas un mot de plus , de sorte qu'elle sortit de la chambre
à coucher , pleine d'inquiétude et d'effroi sur les suites de sa
hardiesse.
Le letidemain matin, en entrant chez sa maîtresse à l'appel de
la sonnette , Margery s'attendait à la trouver d'une détestable
humeur ; mais elle fut bientôt rassurée, car la dame se montra au
contraire d'une gaîté folle.
LE MARIAGE DU MAJOR. 02C)
Durant toute la seuiaiiio qui suivit , il ne fut plus nullement
question de quitter Bath. Les moqueries sur le compte des ado-
rateurs de lady Janet avaient aussi complètement cessé , et son
principal divertissement consista dès-lors à faire chaque jour une
lonpjUe promenade en voiture dans la campagne. Puis enfin un
beau matin elle déclara brusquement à mistress Margery , qu'elle
allait se marier.
Notre fille de chambre préparait à ce moment, pour sa maî-
tresse, un confortable posset au vin de Madère. A cette décla-
ration inattendue , la pauvre Margery , frappée coiume d'un
coup de foudre , voulut poser d'abord la tasse sur une table qui
était près d'elle ; mais pour exécuter le geste involontaire qu'elle
ne manquait jamais de faire , depuis soixante ans , chaque fois
qu'elle était assaiUie par un profond étonnement , trop empressée
sans doute d'aller rejoindre sa main gauche , sa main droite qui
tenait la tasse l'abandonna avant d'avoir atteint la table.
La porcelaine se brisa , le posset fut renversé sur le tapis , et
en même temps mistress Margery poussa un long cri de détresse.
Mais lady Janet , ne témoignant nulle impatience , se mit au
contraire à rire de grand cœur.
— N'aie donc pas l'air si effrayé , Madge , dit-elle ; peut-être
ne me marierai-je point après tout: et puis cette tasse ne valait
rien ; essuie donc le tapis , apporte-moi un verre de vin et viens
m'écouter.
Margery obéit à ces divers ordres , et la dame ayant vidé son
verre , en buvant à petits coups , continua ainsi :
— J'ai pris décidément mon parti, Madge, et mon choix
s'est enfin fixé sur un homme que j'aime; je veux donc, — mais
va voir , Margery, si la porte est bien fermée , et si nulle oreille
curieuse n'épie nos paroles : — maintenant viens t'asseoir, et ne
me regarde pas ainsi avec tes gros yeux stupéfaits , vieille folle ;
assieds-toi, je vais te confier un secret.
Margery s'étant assise près de sa maîtresse , les deux vieilles
femmes rapprochèrent tellement l'une de l'autre leurs deux
vieilles têtes , que quand bien même il se fût trouvé là une dou-
zaine d'écouteurs , pas lui d'eux n'eût pu entendre un mot.
33o REVtE DES DEUX MONDES.
Cette mystérieuse conférence dura dix minutes , après quoi la
fidèle fille de chambre se leva de sa chaise , mit un doigt sur sa
bouche , comme les sorcières de Macbeth , secoua la tête comme
lord Burleigh et sortit. Lady Janet sembla , de son côté , fort
satisfaite , et pendant un instant sa physionomie fut éclairée par
un sourire qui , je dois le dire puisque je suis en veine de com-
paraisons , aurait pu lutter sans désavantage conti'e celui que
l'on place d'ordinaire sur les lèvres de Méphistophélès.
Ce fut trois jours après cette conversation , qu'une voiture de
louage vint prendre , de grand matin , lady Janet et mistress
Margery dans une petite boutique du bas quartier de la ville ,
et les conduisit à un village distant de quelques milles.
Le lecteur n'exigera point que nous lui révélions le secret de
l'entretien que nos dames avaient eu entr 'elles. Nous l'ignorons
absolument, et personne ne l'a jamais connu. Tout ce que l'on
sait , tout ce que l'on peut dire, c'est qu'en revenant, le cocher
de la voiture qui les mena , déclara au valet d'écurie que les deux
vieilles femmes étaientbien les créatures les plus joyeuses qu'il eût
jamais vues , car depuis le moment où il les avait prises jusqu'à
celui où il les avait laissées à leur destination , elles n'avaient
pas un instant cessé de rire aux éclats.
Elles descendirent , au surplus , de voiture à la porte d'une
petite maison d'assez médiocre apparence , et dont il est inutile
d'ailleurs de donner une description bien exacte , attendu que s'il
prenait fantaisie à quelque curieux lecteur d'en chercher une
pareille dans un rayon de douze milles aux environs de Bath , il
ne la découvrirait point. C'est que cette habitation a totalement
changé d'aspect. D'obscure et misérable qu'elle était alors , elle
est devenue maintenant fort élégante et des plus confortables.
Quoi qu'il en soit, un respectable gentleman d'une quarantaine
d'années avait reçu nos dames à la porte de cette maison , et les
avait fait entrer dans son cabinet. Là se trouva , sans qu'elles en
témoignassent la moindre surprise, un autre gentleman, haut de
six pieds , et pourvu de magnifiques moustaches rousses.
Le premier gentleman , c]ui paraissait être une manière de vi-
caire, proposa bientôt une promenade. Lady Janet n'ayant opposé
LE MARIAGE DU MAJOR. 33 1
nulle objection , le gentleman aux moustaches rousses lui ofTi it
galamment son bras qu'elle accepta, et mistress Margery les
suivit.
Ils firent quelques tours dans le jardin du niinistre , ils allèrent
voir ses foins , ils montèrent sur une petite butte pour regarder
le paysage , puis ils se rendirent à l'église. Si ce fut un mariage
qui s'y célébra , tout s'arrangea si bien pour ménager, sans doute,
la pudeur et la délicatesse de la mariée , que pas un être vivant
ne se douta de la chose. De l'église ils retournèrent chez le vi-
caire , puis de là , lady Janet et sa suivante repartirent pour Bath,
se séparant du gentleman aux moustaches rousses.
Le soir même de son retour à Bath , lady Janet paya ses gens
et les congédia tous à l'exception de mistress Margery , puis le
lendemain matin sa voiture de voyage vint la prendre , et elle
partit en poste pour Paris , n'emmenant avec elle que sa femme
de chambre.
A Douvre, nos dames trouvèrent le major Rattle O'Donageugh,
— le gentleman désigné ci-dessus comme doué du double avan-
tage d'une taille de six pieds, et d'une énorme paire de mous-
taches rousses, — attendant sa femme avec toute l'impatience
d'un nouveau marié.
Les deux époux passèrent immédiatement à Calais , où l'actif
et intelligent major s'occupa, sans délai, de faire toutes les
dépenses convenables au rang de sa femme. Ils se dirigèrent en-
suite vers Paris à petites journées, et au bout d'une semaine ils
s'y trouvaient établis déjà dans un splendide hôtel garni.
Le major était aimable , et sa femme généreuse. Tout se passa
donc à merveille pendant un mois. Mais l'inconstance de la lune
exerce incontestablement une grande influence sur la destinée
des mortels. A peine cet astre changeant avait-il une fois par-
couru ses diverses phases depuis l'arrivée à Paris de nos époux,
lorsque les affaires commencèrent à changer d'aspect dans l'hôtel
O'Donageugh. D'abord il arriva que le major resta dehors toute
une nuit. Lady Janet ne s'était point couchée et avait veillé en
l'attendant avec mistress Margery.
A cinq heures du matin, le gentleman rentra pourtant, mais
332 REVUE DES DEUX MONDES.
il se fit ouvrir par son valet une chambre qui n'était point celle
de sa femme. Mistress Margery, que sa maîtresse avait renvoyée
aussitôt que l'on avait entendu la voix du major, revint vite conter
à lady Janet ce qui se passait dans l'hôtel.
— Hum I fit la dame.
Cette fois cependant elle n'enfonça point son nez dans son
oreiller, mais elle exécuta devant sa suivante une grimace des plus
significatives ; puis se tournant du côté de la ruelle de son lit, elle
s'endormit.
Nous n'avons pas le loisir de suivre cet aimable couple à tra-
vers les nombreuses scènes conjugales du même genre dont cet
événement fut l'origine.
La libéralité de lady Janet était grande , mais l'avidité du ma-
jor était excessive. Ce qui devenait plus grave , c'est qu'il ne dai-
gnait point prendre la peine de cacher que le jeu n'était pas la
seule tentation qui l'attirât et le retînt la plupart des nuits hors
de la maison.
Cependant, voyez combien ces femmes étaient étranges! clia-
que fois que quelque nouveau méfait du major venait à leur
être révélé , elles tombaient dans d'incroyables accès de gaîté.
Enfin le prodigue gentleman ayant épuisé les derniers mille
francs que lady Janet avait mis à sa disposition, crut un matin de-
voir honorer sa femme de sa présence à déjeuner, afin de réquérir
d'elle une nouvelle allocation de fonds. Lady Janet le laissa fort
tranquillement exposer sa demande , puis elle sonna et fit appe-
ler sa femme de chambre. Margery étant accourue, sa maîtresse
lui ordonna , avec un grand sang-froid , de préparer ses malles ,
attendu qu'elle allait immédiatement repartir pour l'Ecosse.
— Vous pourrez cependant laisser tout le linge de table et
celui de la maison, ajouta la dame avec un gracieux sourire;
c'est un petit cadeau que je fais au major, et qu'il voudra bien
conserver , je l'espère , en mémoire de notre amour.
Le gentleman demeura d'abord stupéfait. Recouvrant bientôt
pourtant toute sa dignité d'homme, il usa amplement, durant
quelques minutes, de cette liberté de paroles que la loi n'inleidit
point aux maris.
LE MARIAGE DV MAJOR. 333
Lady Janet répondit par un nouveau sourire, plein d'une dou-
ceur qui eût été viaiment exeuïplaire, si quelque malice ne s'y
était mêlée quand elle ajouta :
— C'est bien, major Rattle O'Donageugh, vous parlez con-
venablement et en véritable époux. Il est bon pourtant de vous
le dire : vous n'êtes pas plus mon mari que celui de Madge que
voici. Si vous êtes assez habile pour produire l'acte de notre ma-
riage, olil je vous donne alors volontiers tous mes bieiïs à man-
ger, car vous savez si je suis généreuse , et je n'ignore point que
vous avez grand appétit. En attendant, au revoir, major Rattle
O'Donageugli ; au revoir.
Et les deux bonnes vieilles se mirent à rire aux éclats et sans
pitié.
Il faudrait un volume entier pour raconter les fureurs et le
désespoir du gentleman, ainsi que les vains efforts tentés par
lui afin de prouver la réalité d'un mariage qui n'avait jamais
existé. Nous ajouterons seulement que lady Janet voulut faire
la paix avec sa conscience en passant le reste de ses jours dans son
château d'Ecosse , et en appelant tous les pauvres du pays au
partage de ses immenses revenus.
M'-s Trollope.
REVUE SCIENTIFIQUE
DO
TROISIEME TRIMESTRE.
Séance du n. juillet. M. de Humboldt adresse un traité de météo
rologie de M. Kamtz , professeur à l'université frédérique de Hall.
Cet ouvrage est écrit en allemand.
L'Académie reçoit la sixième livi-aison de la Flore de la Séne'gambie,
comprenant une partie des légumineuses et une partie des mimosées.
Les auteurs, MM. Richard, Guillemin et Perrotet , sont entrés dans de
grands détails toutes les fois qu'ils ont eu à parler des espèces dont les
produits servent à la médecine ou aux arts industriels. C'est ainsi que
la sixième livraison présente la description très-complète du P/e/o carpus
erinnceus, qui fournit la gomme Kino , celle de V Herminiera Elaphro-
xylon, dont le bois qui a la légèreté et presque l'élasticité du liège
peut être substitué en bien des cas à cette utile écorce ; celle du Dal~
bergia flJelanoxjlon, dontlebois porte dans le commerce le nom d'ébène
du Sénégal, etc. Plusieurs des espèces décrites dans cette livraison sont
entièrement nouvelles; d'autres qui n'étaient qu'imparfaitement connues
sont mieux caractérisées , et ces additions comme ces changemens ont
forcé les auteurs à établir quelques genres nouveaux,
REVUE SCIENTIFIQUE.. 335
M. Warden présente à l'Académie le tableau de la population des
États-Unis, d'après le cinquième dénombrement, revu et certifié parle
secrétaire d'état.
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M. Guerry , avocat , adresse à l'Académie un Essai sur la Statistique
morale de la France , qui présente, d'après des documens officiels, pour
chacun des départemens, la distribution des crimes contre les personnes
et contre les propriétés , les motifs connus des crimes capitaux, l'état de
336
RKVUE DES DEUX MONDES.
l'instruclion, la désertion, les legs et donations au clergé, aux pauvres
et aux écoles, les naissances illégitimes, le produit de la loterie et les
suicides.
Lorsque l'on sait s'arrêter aux faits bien constatés, et les grouper de
manière à les dégager de ce qu'ils offrent d'accidentel, on fait de la sta-
tistique criminelle une science aussi positive , aussi certaine que les au-
tres sciences d'observations. Les résultats généraux se présentent alors
avec une si grande régularité, qu'il n'est pas possible de les attribuer au
hasard; chaque année voit se reproduire le même nombre de crimes dans
le même ordre, dans les mêmes régions; chaque classe de crimes a sa
distribution particulière et invariable, par sexe, par âge, par saison;
tous sont accompagnés, dans des proportions pareilles, de faits accessoi-
res , indiffércns en apparence, et dont rien encore n'explique le retour.
Pour montrer jusqu'où va celte fixité , cette constance dans la repro-
duction de faits que l'on serait porté à considérer comme n'étant as-
sujétis à aucune loi, nous reproduirons ici quelques-uns des tableaux
contenus dans le mémoire de M. Guerry..
DISTRIBUTION DES CRIMES SELON LES REGIONS.
Pour comparer à plusieurs époques la distribution des crimes dans les
diverses parties du royaume, l'auteur embrasse à la fois un certain nom-
bre de départemens , de manière à affaiblir l'inlluence des causes acci-
dentelles. Il divise donc la France en cinq régions naturelles, du nord,
du sud, de l'est, de l'ouest et du centre, formées chacune par la réunion
de 17 départemens limitrophes.
Si l'on représente par 100 le nombre des crimes commis en France
chaque année , les cinq régions offrent les proportions suivantes :
CRIMES CONTRE LES PERSONNES.
Année i825 182G 1827 1828 i8uj i83o
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REVUE SCIENTIFIQUE.
337
CRIMES CONTRE LES PROPRIETES.
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Moyenne.
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On voit que , pour les crimes contre les personnes, la plus grande dif-
férence observée dans chaque région n'excède jamais de plus de quatre
centièmes la moyenne des six années, et que, pour les crimes contre les
propriétés, elle n'est pas de plus de deux centièmes au-dessus ou au-
dessous de celte moyenne.
Sur 100 individus accusés de vol, dans tout le royaume, le nombre
des hommes et des femmes a été successivement dans les proportions
ci-après :
SEXE DES ACCUSÉS.
A
nnée
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1827
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2 1
1828
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77
23
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Hommes.
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78
22
78
22
78
Femmes.
.
• • •
22
Le rapport du sexe est donc connu pour ce crime , à deux centièriies
près.
AGE DES ACCUSES.
Sur 100 individus accusés de vol , il y en a eu chaque année :
Année 1826 1827 1828 182U i83o
Agés de 16 à 25 ans. . . 37 3)
26 à 6~i ans. . . 3i 3i
Jo
37
3i
32
Moyenne.
3r
La plus grande variation n'a pas excédé uti centième au-dessus ou
au-dessous de la moyenne.
Non-seulement les crimes sont commis dans une proportion connue,
en un lieu déterminé , par des individus dont le sexe et l'âge sont prévus,
mais une saison est encore affectée à chacun d'eux. Ainsi les attentats à
la pudeur sont plus fréquens pendant l'été , on le soupçonnerait aisé-
ment; mais ce qu'il est plus difficile d'imaginer, c'est qu'ils y reparaissent
338 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la même proportion chaque année. Les crimes de coups et blessures
n'offrent pas moins de régularité dans leur distribution.
INFLUENCE DES SAISONS.
Année 1827 1828 1829 i83o Moyenne.
Sur TOC attentats à la pudeur,
il en a été commis successive-
ment pendant le trimestre d'été. 36 3C 35 38
Sur 100 crimes de coups et
blessures , il en a été commis
pendant la même saison 28 27 27 97
La plus grande différence n'a été que de deux centièmes au-dessus
de la moyenne.
Si nous considérons maintenant le nombre infini de circonstances qui
peuvent faire commettre un crime, et les influences extérieures ou pu-
rement personnelles qui en déterminent le caractère , nous ne saurons
comment concevoir qu'en dernier résultat, leur concours amène des
effets si conslans , que les actes d'une volonté libre viennent ainsi se
développer dans un ordre fixe , se resserrer dans des limites si étroites.
Nous serons forcés de reconnaître que les faits de l'ordre moral sont
soumis, comme ceux de l'ordre physique, à des lois invariables , et qu'à
plusieurs égards, la statistique judiciaire présente une certitude presque
complète.
Voici quelques-uns des résultats les plus singuliers auxquels M. Guerry
a été conduit dans les recherches qui font l'objet de son mémoire.
Sur 100 crimes contre les personnes commis par des femmes , on
compte six empoisonnemens ; il ne s'en trouve qu'un sur un pareil nombre
d'attentats commis par des hommes.
Plus des trois cinquièmes des empoisonnemens entre époux sont com-
mis par la femme seule ou aidée de complices.
Sur 100 attentats à la vie de l'un des époux par l'autre, on en compte
environ 60 par le mari et 40 par la femme ; mais pour la femme les
quatre cinquièmes de ces attentats sont prémédités, tandis qu'il n'y en a
que les trois cinquièmes de prémédités par le mari.
Sur 100 crimes d'empoisonnement, de meurtre et d'assassinat, com-
mis par suite d'adultère , on en compte 9G contre les époux outragés, et
4 seulement contre les époux coupables; encore cette proportion est-elle
uniquement relative à la femme infidèle. Il est à remarquer que sur trois
attentats de ce genre, deux seulement sont commis par l'époux, lautre
l'est par le complice.
REVUE SCIENTIFIQUE. 339
Les attentats à la vie du mari outragé se présentent dans cet ordre ; ils
sont commis d'abord par le complice seul , par le complice et la femme ,
par la femme seule, puis par la femme et un tiers.
Plus des trois cinquièmes des attentats à la vie des femmes outragées
sont commis directement par le mari adultère ; un cinquième est com-
mis par la complice du mari , un autre cinquième environ par le mari et
sa complice.
Si la vie des époux adultères n'est presque jamais menacée , il n'en est
pas de même de celle de leurs complices , qui d'ailleurs est trois fois moins
exposée que celle des époux outragés.
Après les époux et les complices , les enfans sont les premières vic-
times, d'abord ceux qui sont le fruit d'un commerce adultère, ensuite
ceux qui sont nés d'une union légitime ; les premiers sont tués par la
mère qui veut faire disparaître la trace de sa faute , ou par le mari , pour
venger son injure. Les autres, objet d'aversion ou de jalousie, et dont
l'héritage est convoité pour des enfans préférés, sont frappés par l'époux
adultère et sa complice.
La débauche , la séduction , le concubinage , font commettre à peu près
autant de crimes que l'adultère, mais la proportion du nombre des
hommes avec celui des femmes est différente. Dans le premier cas , plus
des trois quarts des attentats sont dirigés contre la femme , tandis que
dans l'adultère , le nombre des attentats à la vie des hommes est le plus
grand.
Un sixième des crimes d'empoisonnement, de meurtre et d'assassinat ,
par suite de séduction, de débauche et de concubinage, est commis
pour se venger de concubines infidèles ou qui veulent rompre leurs habi-
tudes; précisément un autre sixième, pour se débarrasser de filles sé-
duites ou d'amantes délaissées , qui deviennent un obstacle au mariage
des accusés.
Dans le mariage , l'infidélité de la femme ne fait commettre qu'envi-
ron un trente-troisième des attentats contre ses jours , elle en détermine
un sixième dans les unions illicites.
En jetant les yeux sur les cartes où les divers ordres de faits sont
représentés par des teintes plus ou moins obscures, on reconnaît que
jusqu'ici l'on s'était formé une idée assez inexacte des rapports qui exis-
tent entre la distribution géographique des crimes et celle de l'instruction.
On croyait généralement que les départemens le moins éclairés étaient
ceux où se commettait le plus de crimes contre les personnes, c'é-
tait, disait-on, la meilleure preuve de l'heureuse influence de l'instruc-
tion. Or , les départemens de l'ouest et du centre sont ceux où il y a le
34» REVUE DES DEUX MONDES.
moins d'instruction, et où l'on commet en même temps le moins de
crimes contre les personnes. C'est dans les départemens du sud que les
crimes de cette nature sont proportionnellement les plus nombreux ;
quant aux crimes contre les propriétés, en général ils se rencontrent
surtout dans les départemens éclairés. Du reste, ces faits, maintenant
bien constatés , prouvent, non pas l'inutilité de l'instruction, mais la né-
cessité de la joindre à l'éducation morale.
Les dispositions en faveur des étaldisscmens religieux catholiques et
protestans forment presque la moitié du nombre total des donations et
des legs. Les hommes donnent plus que les femmes aux établissemens de
bienfaisance. Ils donnent aussi plus aux établissemens religieux, bien
qu'on ait souvent dit le contraire. On a prétendu aussi que les libéralités
au clergé se faisaient surtout par testament , qu'elles étaient dues à l'in-
fluence exercée sur l'esprit des mourans, et qu'il fallait par conséquent
restreindre davantage la faculté de disposer de celte manière. Or, ce n'est
point par testament que l'on donne le plus auclei'gé, mais par donations
entre vifs. Ce serait donc sur ces donations que devrait de préférence se
porter l'attention du législateur, s'il voulait rendre plus difficiles et moins
fréquentes les dispositions en faveur du clergé.
Les donations aux établissemens de bienfaisance se trouvent surtout
dans le Languedoc, le ÏDauphiné, la Provence et les départemens du sud-
est; les donations aux prêtres, dans la Bretagne, la INormaudie et une
partie des départemens du nord ; les donations aux écoles , et les fonda-
tions de prix, danslaFi-anche-Comté, l'Alsace, la Lorraine, la Champagne,
la Bourgogne, et précisément dans les départemens où l'instruction est le
plus répandue.
Les donateurs anonymes sont cinq fois moins nombreux parmi ceux qui
donnent au clergé, que parmi ceux qui donnent aux écoles.
C est dans les départemens du centre où il y a le moins de crimes contre
les personnes , el surtout contre les ascendans, que se trouvent en géné-
ral le plus grand nombre de désertions et le moins de naissances illé-
gitimes et de suicides.
Le nombre des suicides constatés, qui est cependant bien inférieur à
celui des suicides commis, s'élève en France chaque année à près de 2 ,000 ;
il est trois fois aussi considérable que celui des meurtres et des assassinats.
Le département de la Seine, qui entre pour un sixième dans la produc-
tion des enfans illégitimes , voit commettre également le sixième du
nombre total des suicides. On y en compte autant que dans trente-deux
départemens du sud et du centre.
M. Bureau de La Malle fait connaître les résultats de ses recherches
RKVDE SCIENTIFIQUE. 34 1
sur le papyrus et les divers usages auxquels celte plante servait chez les
anciens. Ces recherches ont été d'abord entreprises dans le but d'arriver
à bien déterminer le sens des sept chapitres du huitième livre de Pline,
qui se rapportent à ce sujet ; chapitres qui ont jusqu'à présent servi de
texte iinx plus étranges bévues de la part des traducteurs et des com-
mentateurs.
Le papyrus ne croît pas seulement en Egypte, on le trouve en Italie ,
et il a été vu près du lac ïrasimène par M. Bureau lui-même, et près
d'Ostie par M. Petit-Radel. En Sicile, les environs de la fontaine d'Aré-
thuse le présentent en abondance , et c'est de là que provient celui qu'on
cultive aujourd'hui au Jardin-des-Plantes. Le papyrus existe en Abissynic
et en Nubie, et l'assertion d'Eschyle sur ce point est confirmée par le
témoignage de Bruce. Selon Strabon, on en trouve dans les Indes, el
selon Pline dans la Chaldce. Cependant il ne paraît pas que dans tous
les pays que nous venons de nommer, on ait tiré du papyrus un bien grand
parti. En Egypte au contraire , on lui trouvait une foule d'emplois, on se
servait des racines comme de bois de chauffage , on en construisait même
de petits meubles à peu près comme on fait encore aujourd'hui dans plu-
sieurs pays de l'Orient, avec les petites espèces de bambous. Les tiges
dans leur entier servaient à construire des nacelles dans lesquelles on
naviguait sur le Nil. Leur partie succulente fournissait un aliment au-
quel les paysans égyptiens ont encore quelquefois recours maintenant.
Enfin, avec la moelle filandreuse dont ces tiges sont pleines, on faisait
le papier. >
La fabrication du papier constituait une branche d'industrie très-éten-
due, et dont les procédés nous ont été transmis par les auteurs anciens, en
termes assez clairs, pour qu'il ne soit pas possible de s'y méprendre, du
moment où l'on a vu la plante. Malheureusement c'est de quoi les com-
mentateurs ne se sont pas mis en peine. De ce qu'on trouvait dans le pa-
pyrus les matériaux propres à la construction d'une barque, à la fabri-
cation d'un meuble , ils se sont figuré une plante ligneuse et dont le liber
constituait le papier égyptien , tandis que la partie la plus grossière
de l'écorce était employée à faire des cordages. Rien n'est plus éloigné
de la vérité , le papyrus est une plante herbacée , et ce qu'on employait
à la fabrication du papier, c'était la moelle filandreuse contenue dans
ses tiges, lesquelles s'élèvent comme de grands joncs à trois côtes.
Voici quelle était la suite des opérations par lesquelles il y avait à
passer. D'abord, à l'aide d'un instrument bien tranchant, on divisait
les tiges en lames minces ; on rapprochait ces lames de manière à ce
que leurs bords se touchassent et contractassent une adhérence en rai-
son des sucs gommeuï dont la plante fraîche était imprégnée. Pour fa-
TOME VIII. 23
3/i2 REVUE BES DEUX MONDES.
cililer celle union , on imbibait quelquefois d'eau du Nil les lames qui
avaient subi un commencement de dessication; mais cette eau ne pos-
sédait ceitainemeut pas la vertu agglutinalive que Pline lui attribue.
On donnait le nom de scheda à la feuille qui résultait du rapproche-
ment d'un certain nombre de lames. Cette première feuille rognée aux
deux extrémités, mise sous presse, puis séchée au soleil, était ap-
pliquée sur une autre feuille semblable , mais de manière à ce que la
direction des fibres de la première croisât à angle droit celle des fibres
delà seconde. La feuille formée ainsi de deux rangs de lames prenait le
nom de plagida. Elle était de nouveau soumise à la presse, puis battue,
ensuite satinée ; on l'encollait avec une colle faite de mie de pain et d'eau
h laquelle on ajoutait un peu de vinaigre ; on battait de nouveau , on grat-
tait, on lissait avec de l'ivoire, et enfin on unissait les feuilles qui devaient
servir à un même écrit.
Ce genre de fabrication paraît s'être conservé en Egypte jusqu'à une
époque assez rapprochée de nous, puisqu'on a des passeports musul-
mans du second siècle de l'hégyre, écrits sur un papier h fibres croi-
sées qui ne diffère en rien de celui qu'on trouve dans les anciens tom-
beaux.
M. Dureaude La Malle, en achevant la communication dont nous ve-
nons de donner l'extrait, présente un fragment de papyrus sur lequel il
est aisé d'apercevoir les résultats du procédé décrit. Ce papyrus, qui pro-
vient de la collection de Turin, porie , dit M. Bureau , une date certaine,
cl a élé écrit l'an 1822 avant l'ère chrétienne. On ne peut douter par
conséquent, ajoute-t-il , que l'usage de l'écriture ne fut très-commun
en Egypte, lorsque les Grecs commencèrent à avoir des relations avec ce
pays. Or, il serait étrange que nul homme parmi eux n'eût songé à faire
connaître à ses compatriotes une invention aussi précieuse. Tout porte
à croire, au contraire, que l'art de l'écriture fut introduit en Grèce dès
le x"^ siècle avant Jésus-Christ , et employé à conserver la mémoire des
événemens importans. Si ce fait était bien constaté , il en résulterait
que les historiens que nous considérons comme les plus anciens, auraient
été précédés par des chroniqueurs plus grossiers, et auraient pu puiser
dans leurs écrits des renscignemens plus digues de foi que s'ils avaient
suivi seulement, comme on a coutume de le dire, des traditions orales
qui se défigurent toujours en passant d'une génération à l'autre.
M. Duvernoy lit des considérations sur divers points de l'organisation
des serpens. En traitant de la rate , il fait voir que c'est «î toit que Meckel
a nié l'existence de cet organe dans le genre coluber. La rate, chez un
certain nombre de serpens , est assez étroitement unie au pancréas , près-
BKVUE SCIENTIFIQUE 3z|3
que de la même couleur et de la même consistance, et c'est à cela sans
doute qu'il faut allrilmcr l'erreur de Meckel et de quelques autres ana-
tomisles d'ailleurs bons observateurs.
Le pancréas forme une masse globuleuse divisde en lobes distincts, les
canaux excréteurs qui sortent de cbaque lobule marchent quelque temps
À découvert avant de se rendre à l'intestin , et donnent ainsi l'idée d'un
passage aux cœcians pancrcntiques des poissons.
Le foie chez les serpcns à langue enfermée dans un fourreau et chez
quelques autres espèces offre cette particularité , qu'il est complètement
séparé de la vésicule biliaire. Celle-ci est située au commencement de l'in-
testin grêle, en arrière de l'estomac par conséquent, tandis que le foie
reste en avant de ce sac membraneux.
L'estomac et l'œsophage, considérés à l'extérieur, n'offrent aucune trace
de séparation distincte; mais intérieurement ils présentent une diflercnce
sensible dans l'aspect de la membrane muqueuse qui les revêt, et surtout
dans l'arrangement de ses plis.
L'estomac et l'œsophage, pris ensemble, occupent quelquefois les deux
tiers de l'espace compris entre la bouche et l'anus ; cette grande extension
était nécessaire chez des animaux qui avalent, sans la diviser, une proie
souvent très-volumineuse.
L'estomac .chez les ophidiens présente toujours deux parties bien dis-
tinctes : le sac proprement dit poche dilatable , susceptible de se prêter
à la forme de la proie qui s'y loge et qui y séjourne jusqu'à ce qu'elle soit
dissoute; puis la partie pylorique, boyau étroit qui ne donne passage qu'aux
parties digérées.
La limite entre cette portion de l'estomac et l'intestin est marquée par
un bourelet saillant, ou par un pli en manchette de la muqueuse. Les
descriptions de plusieurs anatomistes qui ont traité de ces organes offrent
touvent une confusion provenant de ce qu'ils ont confondu le pylore
proprement dit avec îa partie pylorique de l'estomac.
Le canal intestinal est court chez les ophidiens comme chez tous les
êtres qui vivent de proie animale , et l'est même plus , toute proportion
gardée , que chez la plupart des autres carnassiers.
La longueur du canal, comparée à celle de tout le corps chez les
serpens , offre de grandes variations suivant les genres et même suivant
les espèces ; ces variations sont beaucoup moindres quand on ne com-
prend pas la queue dans la mesure de l'animal, et que l'on considère
seulement la distance de la bouche à l'anus. Du reste, les espèces qui
ont un canal intestinal relativement très-court , rachètent ce désavan-
tage, tantôt par une plus grande largeur du canal, de sorte que, quoi-
3/|4 REVDE DES DEUX MONDES.
que les proportions soient différentes , l'aire de la surface absorbante
est équivalente pour deux serpens de même poids , et tantôt par la pré-
sence de nombreuses valvules conniventes , qui étant formées par des
replis de la muqueuse , augmentent l'étendue de la surface absorbante ,
et retardant la marche du bol alimentaire , laissent à l'absorption le
temps de s'opérer d'une manière plus complète.
M. Duvernoy termine son mémoire en faisant voir comment la forme
générale , chez les ophidiens , a nécessité les différences qu'on remarque
dans la disposition des organes, lesquels, en raison de l'extrême allonge-
ment du tronc, n'ont pu se placer qu'en série , au lieu d'être en groupe
comme dans les classes oîi les cavités splanchniques offrent peu de diffé-
rences dans leurs dimensions en longueur et en largeur. Quelques dévia-
tions du plan général en ce qui tient à la disposition des parties paraissent
aussi en rapport avec le mode de progression propre à cette classe.
Séance du (j juillet. — Le ministre de la marine envoie pour la bi-
bliothèque de l'Institut les cartes et plans publiés par le département
de la marine.
M. Vallot combat l'opinion émise par M. Cagniard-Latour à l'occa-
sion d'une pierre que ce physicien a trouvée dans sa maison , et qu'il
considère comme un aérolithe. Suivant M. Yallot , il ne saurait tomber
des pierres de l'atmosphère ; et si on a cru quelquefois en voir tomber,
un examen plus attentif eût fait reconnaître qu'elles avaient été lancées
de quelque lieu voisin.
M. Arago fait remarquer qu'il serait difficile d'expliquer , d'après les
idées de M. Vallot, d'où avaient été lancés les aérolithes qui sont tom-
bés sur des bâtimens en pleine mer.
M. Despretz annonce que des expériences qu'il a entreprises tou ■
chant la densité et le point de congélation de l'eau de la mer et des.
dissolutions salines l'ont conduit à reconnaître :
1° Qu'il existe pour l'eau salée comme pour l'eau pure un maximum
de densité qui seulement a lieu à une température plus basse ;
2° Que le point de congélation de l'eau de mer ou d'une dissolution
saline est variable , et qu'il en est de même pour l'eau pure et peut_
être pour tous les corps fondus , du moins cela est constaté pour le
soufre, le phosphore et l'étain. Ces recherches sur le maximum de
densité et le point de congélation de l'eau salée se rattachent à u ne
grande question de géographie physique , celle de l'état où se trouvent
les eaux de la mer à de grandes profondeurs dans les régions polaires.
On procède à l'élection d'un secrétaire perpétuel en remplacement
de M. Cuvier. M. Dulong réunit la majorité des suffrages.
REVUE SCIENXU-iyiJE. 345
On procède ensuite à l'élection d'un candidat pour la chaire d'ana-
loinie coinparce,au Jardin-dcs-Plantos. Le nombre des votans est de 45.
M. Duvernoy obtient 20 suffrages, M. de Blainville en obtient 22 et
est déclaré élu.
Séance du \6 juillet. — M. Thénard l'ait un rapport verbal très-
favorable sur lin mémoire de M. Dumas , relatif à la composition chi-
mique du minium.
31. Duniéril fait, en son nom et celui de M. Geoffroy, un rapport sur
un ouvrage de M. le docteur Breschet , ayant pour titre : Etudes ana-
(omiques et pathologiques de l'œuf dans l'espèce humaine, et dans quel-
ques-unes des principales familles des vertébrés.
Dans la partie de ce travail soumise au jugement des commissaires ,
l'auteur n'a considéré que les membranes de l'œuf, et les principaux
résultats de ses recherches peuvent être résumés dans les propositions
suivantes :
1° A partir du moment de la fécondation , il commence à se former
dans l'utérus une fausse membrane analogue à celle qui est sécrétée
dans un grand nombre d'inflammations. C'est la caduque primitive des
auteurs, le périone primitif de M. Breschet.
2° Cette membrane forme une poche complètement close , et qui
renferme dans sou intérieur un liquide que M. Breschet désigne sous le
nom d'hydropérione.
3° Quand l'ovule arrive dans l'utérus, il s'adosse à cette poche qu'il
repousse en lui faisant perdre sa forme sphérique pour prendre celle
d'une double calotte dont les deux lames sont séparées par l'hydro-
périone.
4° Cette double calotte s'étend sur la surface de l'œuf, se réfléchit
autour de lui , et finit par l'envelopper complètement.
5° A cette époque , les deux membranes caduques sont apppliquées
presque immédiatement l'une sur l'autre , le liquide qui les séparait
n'existe plus , et le placenta a déjà commencé à se montrer.
6° Le périone a servi à la nutrition du fétus jusqu'au moment oii la
communication entre lui et sa mère a été établie par l'intermédiaire
du placenta. Ce mode de nutrition de l'embryon pendant les premières
phases de la vie semble devoir être rapporté aux phénomènes d'endos-
mose et d' exosmose , signalés par M. Dutrochet.
7° Les membranes caduques se forment partout oii se développe l'œuf
lorsque la grossesse est extra-utérine.
Toutes les dispositions que nous venons de signaler s'appliquent à
l'œuf de tous les mammifères comme à celui de l'homme.
346 RE\DE DES DEUX MONDES.
L'Académie , sur la proposition de ses commissaires , décide que le
mémoire de M. Breschet sera inséré dans le recueil des savans étrangers.
M. Flourens lit des recherches sur la symétrie des organes vitaux con-
sidérés dans la série animale.
Bichat , qui ne s'était guère occupé que de l'anatomie de l'homme et
des animaux dont l'organisation se rapproche le plus de la nôtre , avait
avancé qu'un des caractères distiuctifs des appareils de la vie organi7
que était le défaut de symétrie contrastant avec la parfaite régularité
des appareils de la vie animale.
Cette proposition, énoncée d'une manière absolue, ne pouvait se soute-
nir sans quelques sublerliiges , même quand on n'en faisait l'application
qu'aux espèces que Bichat avait considérées; ainsi, il était un peu
étrange de prétendre que les poumons de l'homme n'étaient pas symé-
triques à cause d'une fissure qui se trouve de plus à un des côtés qu'à
l'autre , tandis qu'on passait sous silence l'irrégularité si frappante des
yeux chez les pléronecles , celle des organes de la voix chez plusieurs oi-
seaux, etc. On avait depuis long-temps remarqué combien Bichat s'était
éloigné delà vérité, en donnant comme loi générale uneVemarque déduite
d'un assez petit nombre de faits, mais on s'était contenté de signaler
quelques-unes des exceptions les plus apparentes; aussi M. Flourens ne
s'est-il pas proposé seulement de mettre plus en évidence cette erreur
d'un anatomiste d'ailleurs si justement estimé, mais de prouver qu'il
faut croire en quelque sorte le contraire de ce qu'il a avancé , c'est-à-
dire qu'en considérant l'ensemble des animaux , on trouverait plutôt
comme condition générale des appareils de la vie de nutrition, la symé-
trie que l'irrégularité. Pour cela , il considère successivement les orga-
nes dans tous les degrés de l'échelle animale , et de cet examen , il dé-
duit les propositions suivantes :
1" La symétrie se montre , comme tendance générale, dans les organes
de la vie animale , aussi bien que dans ceux de la vie organique ; seu-
lement, dans le premier cas, les exceptions sont plus nombreuses.
2° La symétrie dans ces deux cas emporte, pour les organes doubles ,
la nécessité de la position latérale, et pour les organes simples, celle
de la situation sur la ligne médiane. ^
5" Ainsi, non-seulement la vie de l'animal se compose de deux vies
(vie de nutrition et vie de relation], mais encore chacune agit au moyen
d'appareils égaux et symétriques; chacune a son côté droit et son côté
gauche.
4» Cette dualité de la vie et cette dualité des appareils s'étendent jus-
qu'au système le plus important de l'économie , puisque , dans tous tes
UEVUE SCIENTIFIQUE. 347
animaux vertébrés, il y a deux systèmes nerveux (le cérébro-spinal pour
la vie de relation , le grand sympathique pour la vie de nutrition, et
que le système de la vie de nutrition dans tous ces animaux est double,
comme le système nerveux de la vie de relation.
Les irrégularités que présentent les organes des deux vies tiennent
toujours à des circonstances accidentelles.
Scance du ili juillet. — L'Académie reçoit l'annonce de la mort d'un
de ses membres , le docteur Portai.
Le secrétaire de l'institution royale de la Grande-Bretagne adresse au
nom de cette institution , à l'Académie des sciences, une lettre de con-
doléance sur la mort de M. Cuvier.
M. A. St-Hilaire fait, en sou nom et celui de M. Labillardière, un rap-
port très -favorable sur un mémoire de M. A. Moquin ayant pour titre :
Considérations sur les irrégularités de la corolle dans les dicotilé-
dones.
L'auteur commence par rappeler les divers genres de déviations ad-
mis jusqu'à ce jour pour les fleurs irrégulières, et dont les deux princi-
paux sont les formes labiées et papilionacées. Il s'occupe ensuite des
pliénomèncs qui altèrent la régularité du type primitif de la coroilc.
Enfin, il t'ait voir que même dans les corolles qui semblent s'éloigner le
plus de ce type régulier, il s'en conserve toujours des traces manifestes.
Ainsi, dans une corolle pentapétale, l'irrégularité ne portera jamais sur
les cinq pétales à la fois, mais suivant qu'il en affectera quatre, trois,
deux ou une seule, on aura quatre genres de déviations d'un même
type tous différens les uns des autres.
M. Becquerel lit un mémoire sur le carbonate de chaux et ses com-
posés.
Le carbonate de chaux est une des substances les plus répandues dans
la nature; on le rencontre dans les terrains de tous les âges depuis les
plus anciens jusqu'à ceux qui se forment maintenant à la surface du
globe : il entre aussi, comme on sait, dans la composition d'un grand
nombre de corps organisés. Les formes sous lesquelles il peut se présen-
ter , sont très-nombreuses , mais elles constituent deux groupes bien
distincts : le premier, comprenant toutes les formes ramenables au rhom-
boèdre, appartient au calcaire proprement dit; le second appartient à
l'arragonite ; sa forme primitive est le prisme droit rhomboïdal. On
ignore encore les circonstances qui déterminent la cristallisation dans le
système rhomboïdal, ou dans le système prismatique. Tout ce que l'on
sait à cet égard, c'est que l'arragonite se trouve ordinairement dans des
gîtes particuliers, dans dos lorrains volcaniques ou métallifères.
348 REVUE DES «EUX MONDES.
Lorsque le carbonate de cliaux est en cristaux, on peut toujours aisé-
ment distinguer l'arragonite du calcaire proprement dit à l'aide du cli-
vage et de la mesure des angles, mais jusqu'à présent on n'avait aucun
moyen de faire cette distinction lorsque le clivage n'était pas praticable.
M. Becquerel a trouvé un procédé par lequel on peut reconnaître à la-
quelle des deux variétés appartient une concrétion confuse , ou même
une masse pulvérulente. Il a trouvé également un moyen pour faire
cristalliser l'arragonite en mettant en jeu de petites forces électriques. La
l'orme qu'il a obtenue est celle d'un prisme quadrangulaire terminé par
deux sommets dièdres. Le même appareil lui a servi pour obtenir, crista-
lisés, le double carbonate de chaux et de magnésie (dolomie), le pro-
toxide de cuivre et les carbonates bleus et verts de cuivre.
M. Pelletier lit un mémoire sur l'analyse de l'opium , et fait connaître
un procédé à l'aide duquel, agissant sur une seule et même quantité d'o-
pium , il en isole tous les principes immédiats. Il en reconnaît douze
dans cette substance, savoir : morphine, narcotine, méconine, narcéine,
acide méconique, acide brun, matière grasse acide , résine, caoutchouc,
gomme, bassorine et ligneux.
La narcéine , principe immédiat qui n'avait encore été signalé par
personne , offre les propriétés suivantes : elle cristallise en aiguilles qui
sont des prismes à quatre pans très-déliés; elle aune saveur amère et
styptique, elle est insoluble dans l'éther , insoluble dans l'eau, mais
elle se dissout dans l'alcool. Elle se fond à une chaleur de 92° cent., et
ne se volatilise point. Son caractère principal est de prendre, en se com-
binant avec les acides un peu concentrés, une belle couleur bleue, et
de pouvoir ensuite être retirée sans altération de cette combinaison.
La narcéine distillée à feu nu donne, entre autres produits, un acide
cristallisé en aiguille qui semble être de l'acide gallique.
Séance du 3o juillet. — • Le président annonce la mort de M. Chaptal.
M. Latreille présente des fragmens d'os qui semblent appartenir à un
plesio-saurus, etqui ont été trouvés dans une carrière de la commune de
Sainte-Vertu, canton de Noyers, département de l'Yonne.
M. Quoy adresse l'ensemble des observations qu'il a faites sur les mol-
lusques pendant la durée du voyage scientifique de V Astrolabe.
MM. Audouin et Milne-Edwards présentent à l'Académie le premier
volume de leurs recherchespourservir à l'histoire naturelle du littoral de
la France. Ce premier volume se compose de trois parties distinctes :
la première est l'historique du voyage des deux auteurs , avec la des-
cription topographique et géologique de plusieurs des localités qu'ils
ont visitées, et des détails sur certaines branches d'industrie propres à ces
cantons.
REVDK SCIENTIFIQUE. 349
La seconde partie contient deux mémoires de M. Milue-Edwards sur
l'élat actuel de la pêche maritime en France. L'auteur, dans ce travail,
n'a pas eu en vue seulement des recherches d'histoire naturelle, mais
encore des recherches statistiques. Il établit, d'après les documensles
plus dignes de foi , le nombre des bâtiraens employés dans les différens
genres de pêche , celui des hommes qui y trouvent leur moyen habituel
de subsistance, et leur rapport numérique avec la masse totale des ma-
rins, etc.
La troisième partie contient des recherches statistiques sur les naufrages
qui ont eu lieu le long de nos côtes; l'auteur, M. Audouin, s'attache à bien
apprécier l'influence des saisons sur la fréquence de ces événemens. L'u-
tilité de ce travail, qui n'avait encore été fait par personne, sera sentie
par tous ceux qui peuvent avoir intérêt dans les assurances maritimes.
Séance du 6 août.— M. Larrey fait rapport très-favorable sur un nou-
veau procédé à l'aide duquel M. Velpeau a guéri une fistule laryngienne
qui offrait une grande perte de substance.
M. de Blainville fait, en son nom et celui de M. Latreille, un rapport
sur les travaux de malacologie présentés par M. Quoy dans la précé-
dente séance. Ces travaux , qui sont la rédaction définitive des recher-
ches que M. Quoy a faites sur les mollusques pendant les trois années
qu'a duré la navigation de l'Astrolabe, ne sont cependant annoncés ,
dit le rapporteur , que comme des matériaux propres à éclairer l'his-
toire des animaux appartenant à ce type. Aussi, quoique l'auteur en ait
donné une classification , il faut seulement regarder comme provisoire
cette partie de son travail. Toutefois, comme il a été obligé , pour cette
distribution , de porter une grande attention sur les animaux aussi bien
que sur leurs coquilles et leurs opercules , il en résultera nécessairement
de grands avantages pour l'établissement ultérieur d'une bonne mé-
thode malacologique.
Passant à l'analyse des différens travaux de M. Quoy , le rapporteur
indique les différentes additions que ce laborieux naturaliste a faites à
la somme des espèces connues. 4ii espèces nouvelles sont le fruit de
son voyage. 5o5 espèces ont été étudiées vivantes, souvent sur un grand
nombre d'individus mis dans les circonstances les plus convenables pour
l'observation. Plus de mille figures ont été dessinées et coloriées d'après
la nature vivante par M. Quoy lui-même.
Dans l'impossibilité oii nous sommes , disent en terminant les rap-
porteurs , de demander , pour un recueil aussi considérable , l'impres-
sion dans le recueil des savans étrangers , nous nous bornerons à propo-
ser que l'Académie témoigne aux naturalistes de V Astrolabe, et à M. Quoy
S'ÏO REVUE DES DEUX MONDES.
en particulier, toute sa satisfaction pour avoir si bien accompli dans
le travail définitif tout ce que M. Cuvier avait pressenti de sa valeur
réelle dans le rapport général qu'il a fait sur la zoologie de l'Astrolabe.
Ces conclusions sont adoptées.
L'Académie procède à la nomination d'un nouveau membre, pour
remplir dans la section de chimie la place vacante par le décès de
M. Serullas. M. Dumas, sur 44 suffrages, enréunitoG et est déclaré élu.
Séance du \Z août. — M. de Humboldt adresse de Berlin le pre-
mier volume d'une géographie comparée de l'Asie et une grammaire
sanscrite. Le premier ouvrage , écrit en allemand, est de M. Ritter, le
second est de M. F. Bopp et écrit en latin.
M. Payen communique un nouveau moyen , qu'il a imaginé, pour pré-
server de la rouille les ouvrages en fer et en acier ; ce procédé consiste
à plonger les objets qu'on veut préserver dans un liquide obtenu en
étendant de trois fois son poids d'eau une solution concentrée de soude
impure , solution désignée dans les manufactures par le nom de lessive
caustique.
M. Duméril est élu membre de la commission chargée d'examiner les
pièces envoyées au concours pour le prix de physiologie Montyon , en
remplacement de M. Cuvier.
M. Becquei'el lit une note sur la cristallisation de quelques oxides mé-
talliques.
M. Guibourt lit un mémoire sur les caractères distinctifs des casto-
réums de Sibérie et du Canada. Le dernier, qui est presque le seul que
l'on trouve dans le commerce, en France, en Espagne, en Italie, en
Angleterre et dans une partie de l'Allemagne , est en poches allongées
pyriformes applaties par la dessication , jointes le plus souvent deux à
deux : il est dur, cassant, non friable , roux , d'une odeur fétide et d'une
saveur amère et nauséabonde ; le castoréum de Sibérie , employé plus
particulièrement dans l'est de l'Europe, est en poches doubles arron-
dies et tellement accolées l'une à l'autre , que la trace de la séparation
n'est le plus souvent pas visible ; il est friable , jaunâtre, graveleux sous
la dent, peu aromatique, d'une saveur qui d'abord très-faible devient
ensuite Irès-amère. M. Guibourt le croit toujours mêlé de quelque sub-
stance étrangère. Son prix, rendu dans nos pays, est de lo à 12 fois plus
élevé que celui du castoréum du Canada.
M. Gauthier de Glaubry lit un mémoire sur les calcaires uitriliables
du bassin de Paris.
Lorsqu'on suit la Seine à partir de Vertheuil , où l'on exploite le cal-
caire grossier comme pierre à bâtir, et qu'on descend jusqu'à Tripleval ,
REVUE SCIENTIFIQUE. 35 I
on rencontre des bancs de craie uniformes dans leur épaisseur et dans
leur slralilication alternative avec des couches de silex.
Ces couches de craie d'une épaisseur de 70 à 80 centimètres sont sé-
parées par des lits de silex , dont les dimensions sont aussi très-cons-
tantes. Depuis un grand nombre d'années, les habitans du voisinage en
extraient du salpêtre, soit en recueillant les efïlorescences salines qui
se forment sur leurs flancs escarpés , soit en enlevant avec de petites
hachettes quelques millimètres d'épaisseur delà craie, et traitant ensuite
ce qu'ils en ont ainsi enlevé d'après les procédés ordinaires.
Après un temps plus ou moins long, une nouvelle récolte peut être
effectuée, et l'on en obtient au moins deux dans l'année.
Les efflorescences qui apparaissent à la surface des couches , sont de
deux espèces aisées à distinguer, même au goût. Les unes, très-franche-
ment salées, contiennent beaucoup de muriate de soude, les autres ont
une saveur nitreuse bien prononcée et ne contiennent guère , en effet,,
que des nitrates.
Dans quelques points , on rencontre des couches de craie qui ne se
nitrifient point : dans ces points, à la partie supérieure des couches, on
voit toujours quelques traces du calcaire grossier. Au-delà de Tripleval,
la craie s'enfonce sous le calcaire grossier, et la nitrilication disparaît.
Lorsque l'on chauffe jusqu'au rouge les craies nitrifiables , il s'en dé-
gage un peu d'ammoniaque, et c'est à la présence de cette substance
qu'on a voulu attribuer la formation du nitre. Mais elle y est en trop
faible proportion pour qu'on puisse admettre cette explication du phé-
nomène. Qu'on songe , en effet , que des trois salpétrières exploitées
de la Roche-Guyon àTripleval, on obtient par année 5,6oo kilogrammes.
Or, l'acide nitrique qui entre dans la composition de cette quantité de
sel exigerait, pour la formation , plus de i ,900 kilogrammes d'une sub-
stance animale sèche, contenant vingt pour cent d'azote. L'auteur se croit
autorisé à conclure d'expériences qu'il a publiées, il y a trois ans, que le
carbonate de chaux pur humecté agit sur l'air de manière à produire
de l'acide nitrique , et que c'est ce qui a lieu dans le cas dont nous par-
lons. Il pense aussi que l'influence du soleil dans cette opération est
très-grande , et en effet, la nitrification n'a guère lieu que dans les
couches qui sont exposées au midi; elle est très-peu sensible dans celles,
qui regardent le nord.
M. Breschet présente plusieurs mémoires d'anatomie comparée rela-
tifs à l'audition chez les vertébrés et plus spécialement chez les poissons.
Dans le premier, après avoir bien nettement établi la distinction entre
le labyrinthe osseux et le labyrinthe membraneux, rappelé qu'outre la
hjmphc de cotugno , située en dehors des canaux membraneux et des
352 REVUE DES DEUX MONDES.
poches du vestibule , il y a dans l'intérieur de ces mêmes cavités mem-
braneuses un isulre liquide désigné par M. de Blainville , sous le nom
de vitrine auditive , il fait voir que celte vitrine auditive renferme chez
tous les reptiles , chez les oiseaux , les mammifères et chez l'homme
lui-même, de petites masses pulvérulentes qui y sont suspendues et qui
sont analogues aux ])ierres auditives des poissons osseux. Chez les pois-
sons cartilagineux, la substance pierreuse n'est plus agglomérée en masse
solide , et sur ce point ces animaux se rapprochent de l'organisation des
êtres supérieurs.
M. Brcschet fait voir que le labyrinthe osseux n'est point en contact
avec les parois osseuses, d'où il résulte que c'est par l'intermédiaire
d'un liquide, la lymphe de cotugno {perilymphe de l'auteur), que les
ondes sonores sont transmises au labyrinthe membraneux, à la vitrine au-
ditive et aux concrétions qui y sont contenues.il fait remarquer que c'est
toujours dans des points correspondans au siège de ces concrétions que
viennent se terminer les filets des nerfs acoustiques ; d'où il conclut que
leur usage est d'arrêter les vibrations de la vitrine auditive , afin d'évi-
ter la prolongation des sons et leur confusion dans l'oreille. Suivant
lui, le liquide de cotugno agit aussi à la manière de l'étouffoir d'un
piano , en arrêtant les vibrations des parois membraneuses du vestibule
et des canaux semi-circulaires.
Dans trois autres mémoires, l'auteur traite encore de l'organe de l'au-
dition , mais en la considérant seulement chez les poissons , êtres qui ne
présentent pas dans cette partie de leur organisation des formes aussi
constantes que les mammifères et les oiseaux. On peut, suivant M. Brcs-
chet, rapporter à cinq types les modifications principales de l'organe
de l'ouïe chez les poissons.
Le premier type est propre aux cyclostômes , et M. Breschet l'a dé-
crit précédemment pour la lamproie. C'est une simple poche contenant
un liquide et une concrétion pierreuse. Nul vestige d'ailleurs de canaux
semi-circulaires membraneux ou osseux.
Le second type se rapporte à l'oreille des raies, des chimères, etc.
Ici on trouve une poche contenant des concrétions lithoïdes et des ou-
vertures qui sont, les unes fermées par une simple cloison membra-
neuse , les autres constamment béantes et communiquant avec l'ex-
térieur.
Le troisième type comprend l'oreille des squales, des lamies , des
mormyres, etc. , chez qui l'on trouve des fenêtres vestibulaires fermées
par des expansions membraneuses, et, chez quelques sturioniens, des rudi-
mens de chaîne osseuse, enfin deux poches lapidifères et des tubes semi-
circulaires membraneux. Il n'y a plus, comme dans le type précédent.
REVUE SCIENTIFIQUE. 353
conimunicalion libre entre l'itilcricur du labyrinthe et l'extérieur; une
membrane ferme l'ouverture.
Le quatrième type, le plus simple et le plus commun, appartient
presqu'exclusivementnux poissons osseux. Il offre deux poches vestibu-
laires et trois tubes semi-circulaires. Mais jusqu'à présent il a été impos-
sible d'y découvrir l'existence d'aucun pertuis , soit fermé , soit ouvert,
en rapport avec l'extérieur.
Dans le cinquième type enfin se rangent tous les poissons dont le la-
byrinthe membraneux communique plus ou moins directement avec la
vessie aérienne : les chipes , les cyprins , les spares , les cobites , les si-
lures , etc.
Séance du 10 août. —M. le général Rognlat fait un rapport verbal
sur un ouvrage écrit en allemand et en français, et ayant pour titre
Atlas des plut mémorables batailles des temps anciens et modernes.
Les cartes destinées à faciliter l'intelligence du texte sont lithograpUiées
et exécutées avec une habileté très-grande; du reste, cette exécution
est la seule chose qu'il y ait à louer dans tout l'ouvrage.
M. Dey eux fait, en son nom et celui de M. Chevreuil, un rapport fa-
vorable sur le mémoire dans lequel M. Guibourt a exposé les caractères
distinctifs des deux espèces de castoréum.
M. Mathieu fait, en son nom et celui de MM. Puissant et Prony, un
rapport très-favorable sur un mémoire ayant pour titre : Exposé des
Observations astronomiques et geodesiques , exécutées eu 18-26, 1827,
1828 et 182g , par le colonel Brousseaud, sur l'arc du parallèle moyen
qui traverse la France.
M. Couerbe lit un mémoire ayant pour titre : Histoire chimique de
la me'conine.
Cette substance, reconnue pour la première fois dans l'opium par
l'auteur du mémoire , est blanche, inodore, peu sapide au premier ins-
tant , puis sensiblement acre ; elle est soluble dans l'eau , l'alcool et
l'éther, et se cristallise également bien dans ces trois liquides. Les cris-
taux sont des prismes à six pans dont les deux faces parallèles sont les
plus larges , et dont le sommet est formé par un angle dièdre.
La méconine fond à (,0° '^''"t. ^ mais une fois fondue, elle conserve sa li-
quidité jusqu'à ce que la température soit descendue à yS" par une cha-
leur de 155" "^"'- ; elle se volatilise comme un liquide aqueux et reparaît
dans le récipient sous forme liquide transparente. Elle se prend en re-
froidissant en une masse blanche, semblable à de la graisse très-pure.
La méconine est dissoute par la plupart des alcalis. L'ammoniaque
ne la dissout ni à chaud, ni à froid; le carbonate ammoniacal U précipite
de ses dissolutions dans les alcalis caustiques.
354 r-^.VDE DIS DEUX MONDES.
Des acides, lesi'ns la dissolvent sans l'allérer, quel que soit leurdegré
de concentration; d'autres l'altèrent au contraire et avec des circon-
stances très-remarquables. Ainsi l'acide sulfurique étendu du quart ou de
la moitié de son poids d'eau dissout à froid la méconine. La solution
limpide et incolore étant exposée à une douce chaleur, on voit s'y for-
mer des stries verdâtrcs qui se multiplient à mesure que la concentration
augmente, et enfin tout le liquide prend un beau vert foncé ; la méco-
nine dans cet état est complètement décomposée et ne peut plus se re-
constituer. Maintenant , si dans celte liqueur verle on verse de l'alcool ,
le mélange prend une couleur rose clair ; chassc-t-on l'alcool par la va-
peur, le beau vert foncé reparaît de nouveau. Si, au lieu de l'alcool, c'est
de l'eau qu'on verse dans le sulfate de méconine, il s'y produit un
précipité brun floconneux qui ne se dissout pas dans la mélange porté
jusqu'au point de l'ébullitiou. Lorsqu'eu filtrant on a enlevé ces dépôts,
la liqueur se montre d'un rose peu ioocé, mais bien franc ; la concentra-
lion par une douce chaleur y fait paraître la couleur verte , et ce
double changement se reproduit autant de fois que l'on veut, tant que
la matière organique de la solution n'est pas épuisée.
Api'ès avoir exposé les principales propriétés de la méconine, l'au-
teur fait connaître sa composition, qui, selon lui, est représentée par
9 atomes de carbone, 9 d'hydrogène et 4 d'oxigène.
Le mémoire est terminé par la description du procédé à l'aide duquel
on obtient la méconine. Comme celte substance n'entre guère pourplus
de un deux millièmes dans la composition de l'opium, on sent qu'il faut,
lorsqu'on veut s'en procui'er, agir sur de grandes quantités. Mais le pro-
cédé indiqué par M. Couerbe a cela d'avantageux, que se combinant très-
bien avec les opérations à l'aide desquelles on se procure la morphine ,
on peut, quand on procède à celle fabrication, obtenir à Irès-peu de
peine et de frais la méconine.
Séance du 27 août. — M. Quoy adresse l'ensemble des observations
qu'il a faites sur les zoophytes pendant le voyage de Z'^,y//o/«Z»e. Ce tra-
vail est renvoyé à l'examen de MM. de Blainvillc et Duméril.
M. Thcnard fait un rapport favorable sur le procédé proposé par
M. Payen pour garantir de la rouille le fer et l'acier, et indique plu-
sieurs applications qu'il serait bon de tenter. Ainsi, pour la conserva-
tion dos armes, on pourrait, après s'être servi d'un fusil, et sans le dé-
monter, se contenter de passer sur le canon une éponge imbibée d'une
dissolution alcaline. Si le fer n'était pas h l'abri de la pluie, on pour-
rait , après avoir applique la solution alcaline gommeuse , passer par-
dessus, après dessication, une couche de vernis. Les fils de fer dont on
se sert pour les ponts suspendus pourraient être préservés de l'oxida-
RUVDE SCIENTIFIQUE. 355
lion par un moyen analogue, et il en serait de même probablement
pour les pièces de fer qui entrent dans des constructions d'une autre
nature.
M. Gauthier de Claubry adressé des observations sur les cbange-
mens que les cornalines éprouvent au feu ; il conclut de ses expé-
riences que la matière colorante de ces silex est de nature organique.
Ce fait , dit l'auteur de la lettre , paraît très-important pour la géologie,
et jusqu'à présent on n'en avait pas observé d'analogue.
MM. Thénard et Gay-Lussac feront à l'Académie un rapport sur ce
travail.
Séance du 5 septembre. — M. Victor Audouin fait hommage à l'Aca-
démie d'une brochure ayant pour titre : Matériaux pour servir à l'his-
toire des insectes.
Le ministre des travaux publics et du commerce demande qu'il soit
fait un rapport sur un mémoire de M. L'Homme, qui a pour objet de
proposer un moyen facile, sur, prompt et peu coûteux pour la purifica-
tion des matelas et de toutes les substances filamenteuses qui peuvent
être reçues dans les lazarets. MM. Deyeux , Thénard et Chevreul sont
chargés de prendre connaissance du procédé.
M. Hachette communique verbalement la description d'un appareil
imaginé et exécuté par M. Pixii fils. Au moyen de cet appareil, on peut
faire tourner un aimant en fer à cheval , autour d'un axe qui le divise-
rait en deux parties symétriques. Un morceau de fer doux , aussi recourbe
en fer à cheval , est placé symétriquement au-dessus du premier, et ses
branches sont entourées d'un fil de cuivre revêtu de soie dont une des
extrémités plonge dans un bain de mercure , l'autre extrémité étant un
peu au-dessus de la surface de ce liquide. Lorsqu'on imprime à l'aimant
un mouvement de rotation , on voit une série d'étincelles entre la sur-
face du mercure et l'extrémité libre du fil de cuivre.
Le président annonce la mort de M. de Zach , un des correspondans
de l'Académie.
M. Thénard fait, en son nom et celui de M. Chevreul, un rapport
favorable sur un mémoire présenté daris la séance précédente par
M. Gauthier de Claubry , et tendant à prouver qu'il existe dans les cor-
nalines une quantité très -appréciable de matière colorante à laquelle
ces quartz devraient leur couleur.
M. Gauthier de Claubry ayant calciné dans une petite cornue de por-
celaine des fragmcns de cornaline avec du bi-oxide de cuivre, a retiré
pour 100 grammes de la première substance, environ 2g centimètres
cubes de gaze carbonique. L'opération terminée , les fragmens de corna-
line avaient perdu leur couleur. Cette expérience , dit l'honorable aca-
356 IIEVUE DUS DECX MfJNDKS.
démicien , n'ayiiiil pas paru suffisante à vos commissaires, ils ont cru
devoir engager l'auteur du travail à opérer la calcination sur la corna-
line pulvérisée et sans addition de bi-oxide. L'expérience a été faite.
Cent grains de cornaline réduite en poudre ont éprouvé une perte de
I gramme 169 milligrammes , et ont fourni uneliqueur acide rougissant
fortement le tournesol , du gaz inflammable et du gaz acide carbonique.
La liqueur traitée par la cliaux n'a laissé dégager aucune trace d'ammo-
niaque. Le résidu de la calcination était d'un blanc grisâlre.
Cette expérience confirme pleinement l'assertion émise par M. Gau-
thier (leClaubry; mais quoiqu'il soit prouvé que la couleur delà cornaline
est duc k la présence d'une matière végétaie, il reste à déterminer la
nature de cette substance , et de plus il sera nécessaire de constater si
une partie de la perle qu'éprouve la cornaline par la clialeur n'est pas
due en partie à l'évoparation de l'eau contenue dans la pierre.
L'Académie , conformément aux conclusions des commissaires , ac-
corde son approbation au mémoire de M. Gauthier de Claubry.
M. Dupuytren fait un rapport très-favorable sur un ouvrage de M. Des-
genetles , candidat pour la place d'académicien libre , vacante par la
mort de M. Henry de Cassini. L'ouvrage est la relation médicale de
l'armée d'Orient.
M. Dupuytren ayant , dans son rapport, fait allusion au trait si sou-
vent cité comme un des litres de la gloire de M. Desgenettes , l'inocu-
lation de la peste que cet habile médecin aurait pratiquée sur lui-même
dans le but de rassurer les malades, M. Costaz, académicien libre, qui
faisait aussi partie de l'expédition d'Egypte , commence à détailler les
circonstances de cet événement, et désigne M. Larrey comme en ayant
été témoin avec lui. M. Larrey, sans nier positivement le fait, déclare
qu'au moins il ne s'est